Que vaut le temps de l’écrivain ?
A quelques jours de l’ouverture de Livre Paris (ex salon du Livre de Paris), une polémique a éclaté autour de la rémunération des auteurs sollicités pour participer aux diverses animations proposées : tables rondes, débats, rencontres…
Tout a commencé par un texte publié sur Facebook autour d’un collectif d’auteurs et d’illustrateurs Jeunesse, La Charte, annonçant sa décision « de dire non au travail gratuit» sous la forme d’un hashtag #PayeTonAuteur lancé sur Twitter.
D’amour et d’eau fraîche
Dans le milieu de l’édition, il est souvent considéré que, comme les amoureux, il siérait aux auteurs de vivre d’amour et d’eau fraîche. C’est pourtant oublier un peu vite que les auteurs, ces purs esprits, font vivre ce qu’il faut bien appeler une industrie, celle du livre dont ils sont la source. Faut-il le rappeler : sans auteur du livre, pas de livre ; et sans livre, de nombreux emplois en moins : chez les papetiers, les imprimeurs, les éditeurs, les libraires, les attachés de presse, les organisateurs de rencontres culturelles… c’est-à-dire tous ceux qui touchent un salaire prenant sa source dans la publication d’un livre. Et qu’est-ce qu’un livre si ce n’est un texte (avec ou sans images) écrit souvent dans une sorte de temps hors du temps, hors des normes, hors de toute rétribution hormis celle de l’espoir de faire sens et d’être lu?
Les feuilles volantes de Cavafis
Alors pourquoi donc faudrait-il refuser que les auteurs, qui sont situés au point de départ de l’industrie du livre soient exclus de son économie, comme de grands enfants immatures même pas capables de gérer leur argent de poche? Rappelons au passage la légende qui entoure le poète grec Constantin Cavafis (parfois orthographié à l’anglaise Cavafy): on raconte qu’il écrivait ses vers sur papier libre et les laissait s’envoler au vent, pour ceux qui les ramasseraient et les liraient… En vérité, il les offrait à ses amis. Celui qui serait plus tard reconnu comme l’une des figures les plus importantes de la littérature grecque du siècle dernier vécut à l’écart de la renommée et gagna sa vie comme fonctionnaire, journaliste et courtier à la bourse d’Alexandrie, ainsi que nous sommes toujours si nombreux à le faire, l’édition étant bien connue pour préférer les écrivains morts à ceux que la vie oblige encore à se nourrir pour exister…
Ce que je veux dire, c’est que l’on peut écrire sans être publier; mais on ne peut publier ce qui n’a pas été écrit. Bientôt, on inventera peut-être des machines pour cela, comme on le fait déjà avec la traduction, mais le plus tard sera le mieux…

Jusqu’à ces derniers jours, Livre Paris s’était contenté d’expliquer (Source Twitter – 5 mars 2018) que certaines prestations seraient payées aux auteurs invités au Salon, mais pas toutes, puisque « les débats / conférences / tables rondes permettent à l’auteur d’être visible et c’est donc de la promotion, comme le serait une interview par un média». C’était à prendre ou à laisser: si les auteurs invités refusaient de faire le job gratuitement, ils étaient libres de décliner l’invitation…
Combien vaut un écrivain qui ne vend pas?
En d’autres termes : la politique du couteau sous la gorge, les auteurs n’ayant d’autre choix que de se soumettre (ne pas être payés) ou de se démettre (se résoudre à l’absence, c’est-à-dire à l’effacement). Car c’est cela, le pire : la grande solitude et la précarité des auteurs de l’écrit, que les enquêtes menées notamment par la Société des Gens De Lettres (SGDL) ne cessent de mettre en lumière.

«Que vaut le temps de l’écrivain?» s’interrogeait déjà sa présidente, Marie Sellier, en novembre dernier. « Arrêtons d’évoquer un “temps de promotion de l’auteur” pour ses livres qui serait gratuit, alors même que cette “promotion gratuite de l’auteur” bénéficie immédiatement à tous les autres acteurs de la chaîne, toujours rémunérés, souligne-t-elle aujourd’hui encore. En attirant le public par sa présence, l’auteur fait aussi la promotion du salon auquel il participe. »
Est-il légitime de payer un écrivain ?
Le 7 mars, sur France Inter, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen (fille de l’éditeur Hubert Nyssen fondateur des éditions Actes Sud, dont elle assurait à son tour la direction avant sa prise de fonction au gouvernement Macron) déclarait trouver «légitime que [les écrivains] soient rémunérés». Résultat immédiat : Quelques heures plus tard, Livre Paris rectifiait le tir dans un communiqué annonçant la décision de «rémunérer tous les auteurs quelle que soit leur intervention sur une scène du salon». En précisant toutefois que cette décision «ne s’applique en revanche pas aux auteurs en dédicace ».

Qui vient-on trouver au Salon sinon les livres et leurs auteurs?
On peut considérer qu’un tel revirement est un progrès. Au sujet des dédicaces, on peut aussi se demander, dans une logique marchande si chère à notre époque, si les visiteurs du Salon seraient aussi nombreux à se bousculer dans les allées si Amélie Nothomb (pour ne prendre que la plus emblématique en la matière) faisait l’économie d’un tel déplacement. Que deviendrait le Salon sans les dédicaces? Et combien coûte un billet d’entrée Porte de Versailles? Combien ça rapporte?
Merci Frédéric!
Vous me direz peut-être que la sémillante Amélie n’a pas besoin d’un pourboire du Salon pour boucler ses fins de mois et qu’elle prend un sincère plaisir à rencontrer ses lecteurs. Elle peut donc assurer sa prestation sans se soucier de ses émoluments, pour le seul plaisir. Peut-être, mais les autres ? Ceux qui peinent à boucler leurs fins de mois… Et faut-il que ce soit Frédéric Beigbeder qui prenne pour nous tous la parole, comme il le fit récemment dans sa chronique (toujours sur Inter), pour que notre existence et ses difficiles contingences soit rappelées à ceux que nous faisons vivre ?
Il serait temps, pour nous les écrivains qui ne nous appelons ni Frédéric, ni Amélie, mais qui participons cependant, par notre singularité, de la diversité de la création littéraire en France ; il serait temps de sortir de cet isolement qui fait tellement le jeu de ceux qui trop souvent oublient que nous existons dès que le texte est passé entre leurs mains.
Ecrivains et petits paysans, même combat
En ces temps de prise de conscience des profondes disparités salariales dont les femmes continuent de faire les frais, du mépris et de l’injustice que subissent les petits paysans qui aiment leurs vaches, leurs donnent des petits noms et nous nourrissent, mais qui ploient l’échine sous les contraintes, il faudrait que nous aussi nous décidions à briser de mur de silence de notre solitude pour faire entendre notre voix.

Toutes les illustrations de cet article sont des photos extraites de films mettant en scène des écrivains, réels ou fictifs. A la lumière de cet article, on pourra s’interroger sur le rapport à l’argent problématique de leurs héros.
De haut en bas: le premier film est signé Philippe de Broca (Le Magnifique, 1973). On y retrouve Jean-Paul Belmondo incarnant un certain Bob Saint-Clar, qui crache la copie pour écrire des romans d’aventure commandés par un éditeur peu scrupuleux.
La seconde est la romancière Françoise Sagan (Sylvie Testut) transposée sur grand écran dans un biopic de Diane Kurys (Sagan, 2008).
Le troisième est Truman Capote (superbe et bluffant Seymour Hoffman) de Bennett Miller (Capote, 2005).
Le quatrième est Tony Leung dans 2046 de Wong Kar Waï (2004). L’histoire d’un journaliste, encore mal payé, qui se lance dans l’écriture d’un roman et finira par se perdre dans les méandres de sa mémoire et de ses fantasmes.
L’image finale correspond également à la dernière séquence de film de Roman Polanski, The Ghost Writer (2010) adapté du roman de Robert Harris, L’Homme de l’ombre. Erwan McGregor joue le nègre de Pierce Brosnan, dernière lequel on reconnaît sans peine un clone de l’ancien Prime Minister of Great Britain, Tony Blair. Gros problème en vue pour le premier. On lui avait pourtant promis un gros chèque…