L’Histoire et l’Intime – Pessac 4/4

29e Festival international du film d’histoire

Palmarès 2018

Le festival international du film d’histoire de Pessac vient de décerner ses récompenses aux meilleurs films sélectionnés cette année.

Dans la catégorie Fiction, le prix du jury professionnel revient aux Témoins de Lendsdorf d’Amichai Greenberg (Israël-Autriche, 2017), tandis que le jury étudiant a donné sa préférence à Leto de Kirill Serebrennikov (Russie-France, 2018) auquel ce blog a déjà consacré un article enthousiaste.

Dans la catégorie Documentaires Inédits, c’est L’Homme que nous aimions le plus de Danielle Jaeggi qui est récompensée par le jury professionnel. Pour plus de détails sur ce palmarès, vous pouvez dès à présent consulter le site du Festival.

La mémoire et l’oubli

Concernant ces trois films lauréats, on notera que chacun d’eux se penche à sa façon sur le rapport noué entre la mémoire et l’oubli. Si Leto fait revivre, non sans humour, la scène rock soviétique des années 1980 et de la décennie précédant la chute du Mur, le film rend hommage à deux figures tôt disparues : celles de Viktor Tsoï et Mike Naumenko dont le premier, quasiment inconnu en Occident, fut une idole dans son pays et participa à sa manière aux bouleversements de l’histoire. Le jury étudiant a aimé ce film « qui aime tous ses personnages, et qui porte dans ses tripes l’idée qu’on se libère de l’oppression par la création acharnée».

Notre relation intime à l’Histoire

Les Témoins de Lendsdorf d’Amichai Greenberg retrace l’enquête d’un historien juif orthodoxe obsédé, envers et contre tous, par un massacre perpétré en Autriche à la fin de la Seconde Guerre mondiale. « C’est un film qui hante et interroge », précise le jury professionnel qui l’a choisi. Un film « qui parle de notre relation intime à l’histoire ».

L’Homme que nous aimions le plus, le film de Danielle Jaeggi, interroge également l’histoire au regard de l’intime. Pour la réalisatrice, il s’agit d’explorer ses souvenirs d’enfance, ceux d’une petite fille suisse élevée dans les années 1950-60 par des parents communistes entraînés dans les pièges troubles de la Guerre froide.

La peur de trahir un secret

Ce très beau documentaire vaut tout particulièrement par sa charge émotionnelle. Danielle Jaeggi rencontrée cette semaine à Pessac raconte comment, à soixante-huit ans passés et beaucoup d’autres documentaires à son actif, elle ressentit le besoin d’aller explorer les archives et interroger les amis de ses parents pour comprendre enfin ce qu’on lui a si longtemps caché :

« Aujourd’hui encore, il me reste de cette enfance silencieuse la peur de dire quelque chose de dangereux, la peur de trahir un secret. Il fallait être fort, ne jamais douter. Et savoir être seule.»

Grâce à Danielle Jaeggi, on a rarement aussi bien compris comment et pourquoi ceux qui s’engagèrent pour le meilleur et pour le pire restèrent fidèles jusqu’au bout, même quand il fallut payer le prix de cette fidélité par la trahison des idéaux qui en avaient été le moteur.

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Leto – Pessac 2/4

29e Festival international du film d’histoire de Pessac

L’été incandescent du rock soviétique avant la Glasnost

Parmi les films entrant dans la sélection de la compétition fiction, cette semaine à Pessac, celui de Kirill Serebrennikov (également réalisateur du Disciple), intitulé Leto (été, en russe).

Présenté à Cannes au printemps dernier, Leto fut récompensé du prix de la meilleure musique. On attendait donc sa sortie en salle avec impatience. Ce sera chose faite début décembre et dès cette semaine à Pessac.

Back in USSR

Le meilleur des 60’s/70’s anglo-saxonne défile sur la bande son survitaminée du film: Iggy Pop, Lou Reed, The Talking Heads… Mais que l’on ne s’y trompe pas, on est bien en URSS, au tournant des années 80 et ce sont des Russes de la rue qui, dans le bus ou les trains de banlieue, font vibrer les murs en empruntant à Debbie Reynolds sa plus fameuse supplication: Call me, call me…

Un Jules et Jim éclairé au néon

L’histoire se passe à Leningrad (pas encore redevenue Saint-Petersbourg) pendant l’ère Brejnev. Elle rayonne autour d’un groupe de musiciens underground dominé par deux personnages centraux et leur égérie, Natascha. A eux trois, ils forment une équipe à la Jules et Jim, pleine de tendresse  jalouse et de jalouse tendresse, mais en version estampillée Pravda, bourrée de contradictions. On oscille sans cesse entre jubilation et mélancolie, violence sociale et douceur des relations amoureuses et amicales.

Concerts sous surveillance

Tandis que les deux garçons ferraillent pour se faire un chemin vers la gloire, en tapant sur des casseroles, scènes hilarantes de concerts placés sous surveillance par les comités de censure, chargés de contenir un public adolescent trépignant prié de rester bien scotché à sa chaise.

Hommage à Viktor Tsoï (1962-1990)

Kirill Serebrennikov rend ici hommage à deux comètes incandescentes de la scène rock soviétique des années 1980: Mike Naumenko (du groupe Zoopark) et surtout Viktor Tsoï (Kino) qui disparaîtront l’un et l’autre à l’aube de la décennie suivante, c’est-à-dire juste avant la chute du Mur. A cause de cela, la nostalgie n’est donc jamais loin, tiraillée entre un pouvoir de plus en plus à la peine et une jeunesse qui rêve de liberté et ne sait pas encore que la Glasnost viendra pour bientôt.

L’ombre de l’Afghanistan

Pour l’instant, la seule musique qui compte est celle qui vient d’Occident et circule sous le manteau. Et aussi celle qui reste à composer, des images plein la tête inspirées des pochettes de vinyl que l’on accroche à même les murs comme des tableaux de maître. Des images qui envahissent la pellicule noir et blanc, rayée d’incrustations argentées, mélange d’énergie pure et de mélancolie quand, subrepticement, se glisse une séquence où de jeunes garçons  doivent se soumettre à la visite médicale précédant leur départ pour l’Afghanistan.


La mort n’est jamais loin…

Kirill Serebrennikov nous remet alors en mémoire, sans pathos mais d’une manière déchirante et infiniment triste à la vue de ces jeunes garçons fragiles et nus, déjà malmenés par des infirmières alourdies par l’indifférence, que ces années-là sont aussi celle d’une guerre (1979-1989) qui fit environ 50.000 morts côté russe et au moins dix fois plus parmi la population civile afghane. C’est aussi l’une des forces de ce film un peu fou de nous rappeler, avec la virulence de la scène punk dans ses meilleurs moments, que la mort n’est jamais loin.

Assignation à résidence

Leto a été chaleureusement accueilli par le public cannois au printemps dernier, mais son réalisateur n’a pu faire le déplacement jusqu’à Cannes. Kirill Serebrennikov est sous le coup d’une assignation à résidence en Russie depuis plus d’un an.

Leto, de Kirill Serebrennikov. Sortie en salles le 5 décembre 2018 — Projeté à Pessac le mardi 20 novembre à 21h15 et le jeudi 22 novembre à 19h10. Extrait:

 

 

Les Détenues de B. Rheims

A plusieurs reprises, dit-elle, Robert Badinter le lui avait glissé à l’oreille: il faudrait photographier des femmes détenues dans les prisons de France. Ecouter ce que leurs corps ont à nous dire de leur claustration et du silence de leur douleur. Longtemps, elle a renâclé sur l’obstacle. Et puis finalement, elle l’a fait.

Elle, c’est Bettina Rheims

Elle a passé sa vie à ça : enfermer des femmes souvent dénudées, parfois célèbres, dans le vide d’un studio, pour les prendre en photos. De son travail, elle parle comme d’une « lutte entre le photographe et son modèle pour essayer d’attraper quelque chose que le modèle n’est pas disposé à donner de lui-même ».

Lui, c’est l’ancien avocat puis ministre de la Justice de François Mitterrand, porteur de la loi d’abolition de la peine de mort. Il voulait que la photographe tente de « restituer à chacune sa personnalité que l’incarcération tend à effacer », qu’elle mette de la lumière sur cette « vie mise en veilleuse » qu’est la vie en prison.

Je voulais leur ouvrir une petite fenêtre

Finalement, elle s’est lancée : pendant trois mois en 2014, avec le soutien de l’administration pénitentiaire, elle s’est rendue dans les centres de détention de Rennes, Poitiers, Vivonne et Roanne et dans la maison d’arrêt de Lyon-Corbas. Elle est partie à la rencontre de ces femmes qui n’avaient « pas fait le choix de vivre entre quatre murs ».

Au propre comme au figuré, elle a fixé un cadre à cette expérience commune, basée évidemment sur le volontariat : les photos seraient prises dans un même lieu, sans aucun élément de décor, sur un même fond blanc, éclairé d’une même source lumineuse. Chacune prendrait la pose sur un seul et même tabouret… Auparavant, elle aurait eu le temps de se préparer, de s’habiller, se maquiller…

Un mystérieux air de famille

Elles l’ont fait et le résultat est magnifique. Chaque photo offre l’image d’une singularité. L’ensemble exprime une unité et une diversité troublantes. On y voit la violence de la prison, les comprimés avalés par poignées et les poignets tailladés, la drogue, la dépression. On y entend aussi la polyphonie des voix mêlées, on y devine la multiplicité des parcours et des origines. Les regards sont caressants, roublards, agressifs, étonnés, meurtris et, au final, infiniment mélancoliques… On dirait qu’ils se répondent les uns aux autres. Ce que Robert Badinter définit si justement comme « un mystérieux air de famille » les réunit dans une sorte de conversation muette soulignée par de petits textes disséminés ça et là, comme ces bouts de papiers que les prisonniers se font passer sous le manteau.

Le château-prison

Il n’est pas anodin que cette exposition ait été d’abord présentée au château de Vincennes, près de Paris (2018). N’oublions pas que le donjon fut aménagé en prison d’Etat au XVIIe siècle et que Mata-Hari y fut fusillée pour espionnage en 1917.

De la même manière, le château de Cadillac, où cette exposition est présentée jusqu’au 4 novembre, fut longtemps une prison pour femmes réputée pour sa dureté et sa vétusté avant de devenir, jusqu’en 1952, un établissement d’éducation surveillé pour jeunes filles qui ressemblait à s’y méprendre à un bagne d’enfants.

Détenues, de Bettina Rheims – Château de Cadillac – Jusqu’au 4 novembre

Lire aussi le livre publié par Gallimard comprenant une soixantaine de photos de Bettina Rheims. Avec un avant-propos de Robert Badinter et un texte de l’historienne de l’art Nadeije Laneyrie-Dagen

Photos ©Bettina-Rheims – De haut en bas: Soizic, novembre 2014, Rennes — Niniovitch, novembre 2014, Roanne — Lu, novembre 2014, Rennes.

S. V. Aznavourian

Charles Aznavour est parti et je ne sais que dire pour ajouter mon petit caillou, ma note au concert international de louanges qui accompagne son départ vers un music-hall inconnu. Aussi loin que remonte ma mémoire, il me semble qu’il a toujours été là. Depuis l’enfance, il était là, sa voix sur le tourne-disque de Claire, la maman de ma première amie de jeunesse, Véronique, qui écoutait ses disques en boucle, pleurant sur je ne sais quelles amours envolées. Certains l’ont dit très laid, moi je le trouvais beau et je n’étais pas la seule…

Un sosie d’Istanbul

Quand je suis allée vivre à Istanbul, ce fut pour y partager la vie d’un homme né en 1950 du côté d’Erzincan, au nord-est de la Turquie. Cet homme lui ressemblait tant qu’un jour, dans un restaurant  à Paris, un client est venu lui demander un autographe, ce qu’il a accueilli avec une politesse froide en rectifiant l’erreur. Pourtant, j’ai toujours pensé que du sang d’Arménie coulait dans ses veines, mais ceci est une autre histoire…

A Istanbul, sur l’avenue Istiklâl, tout près de la petite rue Postacilar où j’habitais, il n’était pas rare d’entendre les marchands de musique faire jouer l’une ou l’autre des chansons de Charles Aznavour. Les hommes et les nations ne sont pas à une contradiction près…

Les passages d’Istiklâl Caddesi

C’est une avenue particulière qu’Istiklâl Caddesi. De chaque côté, les immeubles sont percés ici et là de porches donnant accès à des passages qui se faufilent entre les immeubles, abritant des petits commerces d’un autre âge, des bars, des restaurants, un peu comme les passages du 9e arrondissement de Paris, qui furent d’ailleurs construits à la même époque. L’été, ils offrent aux promeneurs un peu d’ombre et de fraîcheur; l’hiver un abri contre le vent glacé et la neige.

Il faudrait écrire un livre rien que pour parler de ces passages : certains s’appellent simplement Poisson ou Fleur, on y achète du poisson, des fleurs, mais on peut aussi y boire un verre ou deux. Chacun d’eux porte en lui un petit morceau de l’histoire compliquée d’Istanbul, à l’image de ce Passage des Fleurs dont je viens de parler qui fut ainsi baptisé en mémoire des petits bouquets que les Russes blanches ruinées par l’exil venaient y vendre.

L’énumération de leurs noms est déjà un voyage, ponctué de points sur les cartes d’Etat major (comme Suriye pasaji, Avrupa pasaji, Atlas pasaji) ou sur les vieux registres de l’Etat civil ottoman, tels que le Passage Hazzopoulo écorchant un peu le nom de son premier propriétaire, le banquier grec Hacopoulo…

Aznavur pasaji, n°108

Au numéro 108 de l’avenue, vous trouverez le Passage Aznavur, créé par l’architecte arménien Hovsep Aznavur. Un homonyme de notre Aznavour bien-aimé, baptisé sous le nom de Shahnourh Varinag Aznavourian. Fasse que le Dieu des Courants d’Air nous le ramène de temps en temps, les jours de pluie ou de cafard, se faufilant dans les passages, qu’ils soient d’Istanbul, de Paris ou d’ailleurs, parmi les marchands de vieux livres ou d’anciennes porcelaines du Japon, pour faire couler longtemps nos larmes sur sa mélancolie…

Photos: Tirez sur le pianiste de François Truffaut (1960) – Istiklâl Caddesi et son tramway – Copyright: Ara Güler – Le passage Europe (Avrupa pasaji), autrefois nommé passage des miroirs (Aynali pasaji) en raison des 22 miroirs qui tapissaient la galerie du rez-de-chaussée, détruits lors du grand incendie de 1870. Copyright: Ara Güler.

Never more

Est-ce la pesante actualité internationale qui nous ramène tous, plus ou moins consciemment, aux guerres du passé et plus précisément à celle qui, au mitan du siècle dernier, fit des massacres de populations civiles à grande échelle la règle d’un nouveau jeu plus que jamais sinistre qui consiste à laisser de côté les affrontements militaires d’autrefois pour se consacrer à la destruction pure et simple de l’humain? Le palmarès du Festival du film d’histoire de Pessac pourrait le donner à penser… Dans la catégorie Documentaire, La Passeuse des Aubrais a reçu un double prix: celui du jury professionnel et celui des étudiants de l’IJBA. Idem pour le prix Fiction, Les Oubliés, récompensé à la fois par les professionnels et le public.

La Passeuse des Aubrais de Mickaël Prazan raconte l’histoire de la femme qui, in extremis, a choisi de pas livrer la propre famille du réalisateur à la Gestapo. Quant aux Oubliés de Martin Zandvliet, il évoque le déminage des plages du Danemark, après la guerre, par de jeunes prisonniers allemands enbrigadés  dans ce terrible travail de «nettoyage» du passé.

Comme Martin Zandvliet l’explique dans une interview à Cineuropa au sujet de son film: «C’est une histoire de haine, de vengeance, de pardon et de réconciliation». Une question étant, sous-jacente: combien de temps pour pardonner? Avant de tout recommencer…

Powidoki

la mémoire fantôme d’Andrezsj Wajda

Le Festival du film d’histoire de Pessac s’est ouvert lundi soir avec la  première présentation publique en France du 40e long-métrage du réalisateur polonais Andrezsj Wajda, sorti en Pologne au mois de septembre, tout juste un mois avant la disparition de son auteur.

afterimage_filmAvec Afterimage (Powidoki), Wajda signe son testament artistique,  revenant sur les pas de ses précédents chef-d’œuvre pour dénoncer l’oppression de la liberté individuelle par le pouvoir politique. Dès les premières images, on se remémore sa filmographie, alliant le lyrisme romanesque et fiévreux de L’Homme de fer à la délicatesse tchékovienne des Demoiselles de Wilko

Wladyslaw Strzeminski  et l’école de Lodz

Wajda rend ici hommage à son peintre préféré, le plasticien Wladyslaw Strzeminski, qui fut l’une figure majeure de la peinture d’avant-garde de la première moitié du XXème siècle en Pologne.

Refusant de se plier aux diktats du réalisme socialiste imposé par Staline, l’artiste fut renvoyé de l’école supérieure des arts plastiques de Lodz où il enseignait l’histoire de l’art, où Wajda lui-même sera  étudiant et plus tard encore Roman Polanski : c’est dire si cette école est placé au cœur du monde artistique polonais. Strzeminski fut donc expulsé de ce lieu mythique qu’il avait contribué à créer ; il se retrouve dépossédé de tout, sans bons d’alimentation pour se nourrir, sans papiers justifiant de son statut, sans argent pour payer ses couleurs et ses solvants…

Afterimage, l’image détruite

Pour raconter cette histoire tragique de la destruction physique d’un artiste par le pouvoir, Wajda s’appuie sur l’impressionnante stature de l’acteur  Boguslaw Linda: l’homme qui refuse de plier. On jour, on lui demande : « De quel côté es-tu ? » Il répond simplement : «Du mien». Il en mourra et ses tableaux seront détruits. C’est là qu’il faut aller chercher le sens du mot «afterimage» qui fait référence à la persistance rétinienne, cette  image fantôme, persistant à apparaître après que l’image réelle ait cessé d’être perceptible à l’œil.

z8737830qwladyslaw-strzeminski-siedzi-na-krzesle-wsrod-stWladyslaw Strzeminski et ses élèves à l’école de Lodz

Seul dans Berlin

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Refuser de plier, c’est aussi le sujet du film de Vincent Perez, Seul dans Berlin, présenté mardi soir (sa sortie dans les salles est prévue le 23 novembre). Adapté d’un roman d’Hans Fallada réputé pour être l’un des tous premiers ouvrages antinazi, sorti en 1947 et récemment traduit en anglais, Seul dans Berlin raconte l’histoire du basculement d’un couple allemand docilement soumis aux lois du nazisme, que  la perte d’un fils mort au front fait basculer dans la résistance. Las, pour d’étranges raisons, sans doute plus liées aux contigences de la coproduction internationale que par la nécessité artistique, les deux acteurs principaux sont incarnés par Brendan Gleeson et Emma Thomson et vraiment, en dépit de la qualité de ces acteurs, la pilule ne passe pas. Retrouver l’actrice fétiche de James Ivory dans la peau d’une prolétaire germanique paraît totalement absurde, de la même manière que les éructations  sans nuances des SS  débitant leur texte en anglais. Pourtant, l’histoire aurait pu être belle, mais cela ne suffit pas à sauver le film d’une confondante platitude.

Ci-dessus: Couverture pour un livre de Julian Przybos © Wladyslaw Strzeminski

Les Esprits libres

Le 27e festival international du film d’histoire s’est ouvert ce lundi à Pessac. Pendant huit jours, 150 films et une quarantaine de débats et rencontres, ainsi que plusieurs avant-premières telles que La Fille de Brest, d’Emmanuelle Bercot, Seul dans Berlin de Vincent Perez et La Communauté, de Thomas Vinterberg qui ne seront diffusés en salles  qu’à la fin de cette année, voire le début de 2017.

affiche-40_60_fifh27_lcell-2-jpg_375x250Culture et liberté

Thème choisi pour cette 27e édition: Culture et liberté. Sujet d’actualité, qui m’invite à rappeler que la romancière turque Asli Erdogan est emprisonnée depuis plusieurs semaines dans son pays du seul fait de ses écrits. Sous le même chez d’inculpation, des dizaines de journalistes  et d’écrivains sont également privés de liberté, en Turquie et ailleurs… Comme le rappelle Pierre-Henri Deleau, délégué général du festival: « On n’est jamais innocent quand on est un esprit libre ».

Qu’est-ce d’ailleurs que la liberté quand les télescopages de l’histoire viennent piétiner les valeurs que l’on croyaient pourtant intangibles?  La sincérité est-elle suffisante contre ce rouleau compresseur qui peut broyer les personnalités les mieux forgées? C’est une des question que soulève le film documentaire de François Caillat  projeté ce matin: Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux: d’une guerre à l’autre.

vid3_anonyme_001fLes intellectuels engagés

Ce film met en parallèle les choix opérés par trois intellectuels emblématiques de l’entre-deux guerres, quand il fallut faire le bon choix face à l’occupant nazi, moins de vingt ans après le carnage nationaliste de la première guerre mondiale qui posa les bases du pacifisme des années 1930.

Avoir raison ou tort contre l’histoire?

Les chemins qu’ils choisirent furent diamétralement opposés: Malraux, le pilleur des temples khmers et futur ministre du Général de Gaulle opta pour le soutien aux Républicains espagnols puis publia L’Espoir sans rendre véritablement part aux combats; Aragon trouva dans les rangs communistes la famille qui lui manquait et écrivit ses plus beaux poèmes dans la clandestinité ; quant à Drieu, son ancien ami de coeur, il fit le plus mauvais choix pour des raisons pas tellement plus mauvaises que les autres: il bascula du côté des franquistes  par détestation des planqués de 14 qui avait autorisé le casse-pipe des tranchées et finit par se suicider par dégoût de lui-même, non sans avoir fait paraître quelques romans comme Gilles et Le Feu follet dont s’inspirerait Louis Malle pour son film éponyme avec Maurice Ronet.

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Demain, Afterimage d’Andrzej Wajda

Demain, nous consacrerons un article au dernier opus d’Andrzej Wajda, Afterimage, qui sera présenté ce soir en première projection publique française. L’histoire d’un peintre polonais, enseignant à l’Ecole supérieure des arts plastiques de Lodz qui, au sortir de la guerre, refuse de se soumettre au canons du réalisme socialisme imposé aux artistes  du bloc de l’Est. On n’est jamais innocent quand on est un esprit libre et on le paie parfois très cher…

Promenade au parc Gezi

Si vous lisez ce blog depuis sa création, vous aurez sans doute remarqué que la Turquie s’y fait de plus en plus discrète. Certains d’entre vous le regrettent. Et moi-même, parfois… Sauf qu’il ne me semblerait pas honnête de continuer à faire comme si de rien n’était, de parler d’Istanbul comme si j’étais toujours là-bas, au  cœur de cette ville qui me fait parfois l’effet d’un bateau qui s’éloigne, comme les vapur que je voyais à ma fenêtre, traversant le Bosphore en direction d’Haydarpasa. Et puis, la radio a annoncé l’autre jour que des manifestations avaient lieu en plein centre d’Istanbul. Et les souvenirs ont refait surface…

Selon ses bonnes habitudes, la police anti-émeutes était en train de déloger à coup de gaz lacrymogènes pulvérisés à bout portant et de lances à eau dans la nuque ceux qui occupaient la très symbolique place Taksim. Il s’agissait pour ces intrépides de barrer la route aux pelleteuses chargées de faire table rase des grands arbres du parc Gezi pour les remplacer par un de ces projets immobiliers que la ville, en pleine expansion, a multiplié depuis une dizaine d’années. A tel point qu’en la quittant, je me suis dit que c’était peut-être mieux ainsi : ainsi je n’assisterais pas plus longtemps à la destruction de ce que j’avais tant aimé. J’avais déjà vu mon cher quartier de Beyoglu défiguré par  l’arrivée de Starbucks, des pâtisseries industrielles et du prêt-à-porter moche. Adieu le salon de thé Markiz, les librairies et le vieux bijoutier Diyamanstayn.…On avait sommé les commerçants de coordonner la décoration de leur devanture, qui furent repeintes d’une étrange couleur caca d’oie agrémentée de fausses dorures clinquantes. Les néons des années 50 ne survécurent pas à ce nettoyage au Karcher, même pas mon préféré, celui de ce cabaret nommé Chanzélizé (Champs-Elysées, a la turca) qui représentait une danseuse en mouvement. Par la magie du courant alternatif, la fille rose fluo en maillot vert anis levait la jambe en cadence. Plus tard, je l’ai ressuscitée, cette danseuse électrique: dans un roman. C’est le triste privilège des romanciers…

En écoutant les nouvelles à la radio, une vague de fond est donc remontée à la surface de ma mémoire, bercée par la voix de  Serif  Gören (qui réalisa, avec Yilmaz Guney, alors en prison,  le film Yol, Palme d’or 1982 à Cannes). En 1987, il m’avait fait visiter son quartier de Cihangir en me montrant les emplacements des anciennes maisons de bois  mystérieusement détruites par l’incendie, une nuit, toujours la nuit, comme par accident, pour dégager le terrain nécessaire à la construction d’un de ces immeubles en béton qu’il exécrait.

Vous me direz peut-être  qu’il ne s’agissait que de vieilles maisons prêtes à tomber en ruines. Et que dans l’affaire qui nous occupe ces jours-ci,  il ne s’agit après tout que d’un parc… Peut-être, mais je me souviens aussi d’un chauffeur de taxi turc rencontré un jour à Paris. Apprenant que je vivais à Istanbul, il était devenu intarissable sur cette ville qui avait été la sienne et, tout en conduisant, il me parla de ce parc avec un pincement dans la voix : « si vous aviez vu la place Taksim du temps de mon enfance. Et le parc Gezi, planté d’arbres magnifiques. Je m’y rendais souvent, avec mon grand père… »

Si je vous parle de tout cela, c’est parce qu’au delà de l’aspect purement politique, qui risque d’ailleurs de prendre finalement le dessus, il me semble que la question de départ qui est posée, ces jours-ci, en Turquie, c’est celle, à la fois simple et compliquée, du style de vie. Ce sujet-là ne se limite pas à un raz-le-bol du parti AKP au pouvoir et dépasse largement le cadre de la seule Turquie. Il concerne notamment  la privatisation de l’espace public (le mot gezi se traduit par promenade, en français) au  bénéfice de l’espace privé réservé aux élites (à ce sujet, je vous conseille de lire  l’article consacré il y a quelques années par Etudes balkaniques à la notion d’espace public dans la ville ottomane).

Si l’on observe la révolte en cours sous cet angle-là, alors la  restriction de l’espace public urbain apparaît comme  une métaphore du rétrécissement du champ des libertés de chacun, si infimes soient-elles. Et malheureusement pour les Turcs, le problème ne date pas non plus de l’arrivée des islamistes au pouvoir. Pour cette raison, ceux qui affrontent ces jours-ci la police me semblent faits de la même pâte que ceux qui accompagnaient le cortège funéraire du journaliste  assassiné, Hrant Dink. Ce jour-là, bravant la police et un siècle de non-dits sur le génocide arménien, ils proclamèrent qu’ils étaient tous des Turcs arméniens.

Parfois, les petites interdictions pèsent sur la vie quotidienne comme un couvercle. Ici comme là-bas… Il peut s’agir d’un arbre; de la longueur d’un ourlet… Vous vous souvenez, il n’y a pas si longtemps, de nos trains? Ils roulaient moins vite qu’aujourd’hui, certes, mais ils étaient équipés de fenêtres, des vraies, celles que l’on peut ouvrir et fermer. La vitre portait une inscription: e periciloso sporgersi. Mais on se penchait quand même un peu, pour le plaisir du vent dans les cheveux. C’est aussi ce genre de libertés que l’on a perdues. Ici comme ailleurs… Des trucs simples mais essentiels, comme les arbres du parc Gezi.  Alors, il me semble que nos brillants éditorialistes parisiens seraient bien inspirés de modérer leur ardeur avant de se lancer, comme je l’ai entendu ce matin à la radio, dans de lyriques envolées anti-turques et de douteux amalgames avec le «printemps arabe» qui n’a d’ailleurs, selon moi, que bien peu de sens, même en Afrique du Nord, où ce terme collectif fait fi des spécificités de chacun des pays concernés.

En écoutant la radio, je fus donc bien heureuse d’entendre que les jeunes Turcs occupaient bravement la place Taksim. En dépit des efforts déployés par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan (démocratiquement élu, rappelons le quand même, et en très bonne position pour être réélu la prochaine fois)  pour freiner leurs ardeurs: interdiction pour les hôtesses de Turkish Airlines d’utiliser un rouge à lèvres de couleur vive, interdiction de s’embrasser sur la bouche sur les quais du métro, restriction de la vente et de la consommation d’alcool… Un de ces jours, si Dieu le veut, j’irai  boire un raki à Istanbul avec mes amis. Mais nous ne pourrons plus  jamais poursuivre la soirée en allant  voir un film au cinéma Emek puisque ce même gouvernement a également décidé de sa démolition. Et je ne me pencherai plus à la fenêtre des trains de mes vacances. C’est bien dommage…

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L’écrivain Orhan Pamuk, dans Istanbul, souvenirs d’une ville, l’ouvrage qu’il a consacré à sa ville chérie, évoque lui aussi les incendies planifiés et rend hommage à Antoine Ignace Melling  (1763-1831). Architecte, peintre, graveur… et infatigable voyageur, il séjourna à Constantinople pendant dix-huit ans et devint architecte impérial du sultan Selim III. Son œuvre picturale volumineuse, remarquable par son sens du détail, donne une image précise et délicate de la société ottomane de son époque.

Istanbul, souvenirs d’une ville, d’Orhan Pamuk, Gallimard, 2007

Lire aussi les nouvelles et romans de Nedim Gürsel parmi lesquels je ne citerais pour le moment qu’un titre évocateur: Sevgilim Istanbul (Istanbul, ma bien-aimée). Sur l’actualité de la place Taksim, Nedim Gürsel a publié une tribune dans le journal Le Monde.

Illustrations:  Fikret Mualla (1903-1967).

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Pour suivre au jour le jour l’évolution des événements en Turquie, consulter  deux excellents blogs:

Celui de l’historien et chercheur spécialiste du monde turc, Etienne Copeaux:

http://www.susam-sokak.fr

Celui de la journaliste franco-turque Defne Gürsoy sur Mediapart:

http://blogs.mediapart.fr/blog/defne-gursoy

Willis from Tunis

La dessinatrice Nadia Khiari — Prix Daumier

La deuxième Rencontre internationale des dessinateurs de presse organisée par le Mémorial de Caen vient de récompenser le travail de Nadia Khiari, alias Willis From Tunis en lui remettant le prix Daumier – du nom du célèbre et féroce caricaturiste de la Monarchie de Juillet, qui éreinta les travers de la vie politique et sociale en France au XIXe siècle.
Dans la même veine, Nadia Khiari  se distingue par les pointes acérées d’un humour ravageur.  Son chat, Willis from Tunis,  est né le jeudi 13 janvier 2011, jour du dernier  discours de Ben Ali qui précéda son départ.  Le petit animal, venu avec un printemps précoce, est aussi griffu que le crayon de sa maîtresse, qui publie sur les réseaux sociaux de piquantes chroniques consacrées à  l’actualité tunisienne depuis la révolution.

Cartoon’s diplomacy

C’est comme dans la chanson du vicomte qui rencontre un autre vicomte: quand un dessinateur de presse rencontre un autre dessinateur de presse, que se racontent-ils? Sans doute des histoires de dessinateurs, faites d’un méli-mélo de papier blanc, d’encre de Chine,  de scènes plus ou moins cocasses croquées en deux ou trois coups de crayon. Et parfois aussi, de rencontres avec  l’Histoire, celle qui s’écrit avec un grand H. Aux risques et périls de celui qui a su la saisir au vol. Comme ce jour de novembre 1991, quand le dessinateur Jean Plantu rencontre Yasser Arafat à Tunis et que, pris d’une soudaine inspiration, il demande au chef palestinien de réagir à chaud à ses dessins.  Arafat  relève le défi : sur le drapeau israélien esquissé par Plantu, il tracera lui-même l’étoile de David.

Un an plus tard,  Plantu rencontre Shimon Peres à Jérusalem. A son tour, il lui tend à un crayon et obtient le scoop de sa vie : pour la première fois, sur un même document, un an avant les accords d’Oslo de 1993, figurent les signatures du numéro un de l’OLP et du leader de la diplomatie israélienne.

De son propre aveu, Plantu n’avait jamais pensé décrocher un tel scoop. Et c’est à partir de cet incroyable événement graphique qu’est née, dans son esprit, l’idée de Cartooning for peace, qui vit le jour en 2006, à New-York, au siège des Nations-Unies. Plus tard, je l’ai interrogé à ce sujet. Voici ce qu’il m’a dit:

«Quand Yasser Arafat a souhaité me rencontrer en 1991 à Tunis,  je ne savais pas qu’il utiliserait le dessin pour reconnaître l’Etat israélien et cela a été une surprise pour le dessinateur que  je suis. J’ai compris que le dessin pouvait servir d’intermédiaire pour essayer de faire avancer les choses au Proche-Orient. Cette expérience a été fondatrice pour Cartooning For Peace. L’agence Reuters a appelé cette rencontre la “Cartoon’s diplomacy” ».

Depuis, la “Cartoon’s diplomacy” a fait son chemin. Et le moins que l’on puisse dire est que l’actualité internationale lui a donné de nombreuses occasions d’exercer ses talents. Pour la deuxième année, le Mémorial de Caen accueille jusqu’à dimanche soir (14 et 15 avril) Cartooning for Peace. Et vingt-cinq dessinateurs venus du monde entier, parmi lesquels Piyâle Madra (Turquie) qui nous fait l’amitié de collaborer régulièrement à ce blog. Et aussi, entre autres, Boligan (Mexique), Glez (Burkina-Faso), Kichka (Israël)… Et le Syrien Ferzat dont le travail n’a pas eu le bonheur de plaire à la censure de son pays. L’été dernier, des hommes masqués et armés l’ont roué de coups et  lui ont brisé les deux mains. Pour éviter ce genre de désagrément, Z (Tunisie) juge l’anonymat plus prudent. Sous ce pseudonyme, il publie ses dessins sur son blog. Quant à Dilem (Algérie), il comptabilise à ce jour plus d’une cinquantaine de procès.

Illustrations: dessin de Plantu avec la collaboration de Yasser Arafat et Shimon Peres. Dessin d’Ali Ferzat.