Leto – Pessac 2/4

29e Festival international du film d’histoire de Pessac

L’été incandescent du rock soviétique avant la Glasnost

Parmi les films entrant dans la sélection de la compétition fiction, cette semaine à Pessac, celui de Kirill Serebrennikov (également réalisateur du Disciple), intitulé Leto (été, en russe).

Présenté à Cannes au printemps dernier, Leto fut récompensé du prix de la meilleure musique. On attendait donc sa sortie en salle avec impatience. Ce sera chose faite début décembre et dès cette semaine à Pessac.

Back in USSR

Le meilleur des 60’s/70’s anglo-saxonne défile sur la bande son survitaminée du film: Iggy Pop, Lou Reed, The Talking Heads… Mais que l’on ne s’y trompe pas, on est bien en URSS, au tournant des années 80 et ce sont des Russes de la rue qui, dans le bus ou les trains de banlieue, font vibrer les murs en empruntant à Debbie Reynolds sa plus fameuse supplication: Call me, call me…

Un Jules et Jim éclairé au néon

L’histoire se passe à Leningrad (pas encore redevenue Saint-Petersbourg) pendant l’ère Brejnev. Elle rayonne autour d’un groupe de musiciens underground dominé par deux personnages centraux et leur égérie, Natascha. A eux trois, ils forment une équipe à la Jules et Jim, pleine de tendresse  jalouse et de jalouse tendresse, mais en version estampillée Pravda, bourrée de contradictions. On oscille sans cesse entre jubilation et mélancolie, violence sociale et douceur des relations amoureuses et amicales.

Concerts sous surveillance

Tandis que les deux garçons ferraillent pour se faire un chemin vers la gloire, en tapant sur des casseroles, scènes hilarantes de concerts placés sous surveillance par les comités de censure, chargés de contenir un public adolescent trépignant prié de rester bien scotché à sa chaise.

Hommage à Viktor Tsoï (1962-1990)

Kirill Serebrennikov rend ici hommage à deux comètes incandescentes de la scène rock soviétique des années 1980: Mike Naumenko (du groupe Zoopark) et surtout Viktor Tsoï (Kino) qui disparaîtront l’un et l’autre à l’aube de la décennie suivante, c’est-à-dire juste avant la chute du Mur. A cause de cela, la nostalgie n’est donc jamais loin, tiraillée entre un pouvoir de plus en plus à la peine et une jeunesse qui rêve de liberté et ne sait pas encore que la Glasnost viendra pour bientôt.

L’ombre de l’Afghanistan

Pour l’instant, la seule musique qui compte est celle qui vient d’Occident et circule sous le manteau. Et aussi celle qui reste à composer, des images plein la tête inspirées des pochettes de vinyl que l’on accroche à même les murs comme des tableaux de maître. Des images qui envahissent la pellicule noir et blanc, rayée d’incrustations argentées, mélange d’énergie pure et de mélancolie quand, subrepticement, se glisse une séquence où de jeunes garçons  doivent se soumettre à la visite médicale précédant leur départ pour l’Afghanistan.


La mort n’est jamais loin…

Kirill Serebrennikov nous remet alors en mémoire, sans pathos mais d’une manière déchirante et infiniment triste à la vue de ces jeunes garçons fragiles et nus, déjà malmenés par des infirmières alourdies par l’indifférence, que ces années-là sont aussi celle d’une guerre (1979-1989) qui fit environ 50.000 morts côté russe et au moins dix fois plus parmi la population civile afghane. C’est aussi l’une des forces de ce film un peu fou de nous rappeler, avec la virulence de la scène punk dans ses meilleurs moments, que la mort n’est jamais loin.

Assignation à résidence

Leto a été chaleureusement accueilli par le public cannois au printemps dernier, mais son réalisateur n’a pu faire le déplacement jusqu’à Cannes. Kirill Serebrennikov est sous le coup d’une assignation à résidence en Russie depuis plus d’un an.

Leto, de Kirill Serebrennikov. Sortie en salles le 5 décembre 2018 — Projeté à Pessac le mardi 20 novembre à 21h15 et le jeudi 22 novembre à 19h10. Extrait:

 

 

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Danielle Darrieux

une jeune fille toute simple

J’ai appris ce matin la disparition de Danielle Darrieux. Elle avait fêté son centième anniversaire au mois de mai et pouvait ce vanter, ce jour-là, de posséder encore plus de films à son palmarès que de bougies sur son gâteau.

Elle était née un 1er mai, en pleine guerre (la première), mais sous le signe du muguet. Quand je pense à elle, c’est d’abord la jeune espiègle qui me vient à l’esprit ; celle de ces comédies légères et sentimentales qui firent sa gloire, au tout début de sa carrière, et ma joie, un quart de siècle plus tard, vers la fin des années 1960, quand je la découvris un dimanche après-midi, devant la télévision, à l’occasion de la sacro-sainte séance de cinq heures avec ma mère, qui revoyait alors sur le petit écran de l’ORTF les films qu’elle avait découverts en salle, juste après la guerre (la seconde).

Danielle, ma mère et moi

Qu’en j’y repense, je considère cet extraordinaire rencontre hors du temps qui nous réunissait, ma mère et moi, dans ces moments qui furent peut-être les seuls vrais moments  de partage sincères entre nous. Tout cela grâce au cinéma…

Légère et naturelle

Mais revenons à Danielle Darrieux, par qui ce miracle put se produire,  quand je la découvris à l’écran (je réalise aujourd’hui que j’avais alors  le même âge que le sien quand elle avait découvrit les plateaux) : elle avait quatorze ans, était joyeuse, légère, piquante et charmante. «Le succès, c’est un mystère, j’ai réussi peut-être parce que mon personnage n’était pas courant sur les écrans : je veux dire par là que je n’étais simplement qu’une jeune fille, alors que les autres gamines de quatorze ans jouaient déjà à la vamp», confia-t-elle un jour à un journaliste. J’étais sous le charme, rêvant de me promener dans les rues d’une démarche aussi légère et insouciante que la «petite fiancée de Paris». L’identification était à son comble quand elle chantait: «Ah! qu’il doit être doux et charmant, le temps du premier rendez-vous»… Mais n’anticipons pas.

Quand j’y repense, je peux dire que nous ne nous sommes jamais quittées, elle et moi ; je l’ai vue grandir, à l’écran; ou plutôt nous avons grandi ensemble, avec quarante ans d’écart. Après, cela se complique car je la retrouve en mère idéale des Demoiselles de Rochefort. Vous savez bien: celle qui refusait d’épouser Michel Piccoli (monsieur Dame dans le film) parce qu’elle ne pouvait accepter l’idée de s’appeler un jour madame Dame ; celle qui « voulait de ses filles faire des érudites, et pour cela vendit toute sa vie des frites ». Maman certes de deux jumelles plus âgées que moi, mais elle-même plus jeune alors dans ce film de Jacques Demy que je l’avais trouvée, toujours à la télé, dans les rôles sombres rôdant autour de la guerre (la seconde, bien sûr) découverts grâce ciné-club de Claude-Jean Philippe : Mayerling, Madame de, La Vérité sur Bébé Donge…

Pour la fin de cette année, la revue Le Festin préparait cet automne un numéro spécial Célébrités à sortir fin novembre, pour lequel un article m’avait été commandé. J’avais prévu d’y raconter l’extraordinaire destin de celle qui fut DD avant même que Vadim ne créa BB. Je ne savais pas encore qu’il me faudrait ajouter le mot FIN à ma dernière phrase. Au revoir, chère Danielle Darrieux. Vous allez tellement me manquer…

Voir aussi cet extrait du film Mademoiselle ma mère, réalisé par Henri Decoin (1937). Avec Danielle Darrieux, André Alerme, Robert Arnoux et Pierre Brasseur:

La mort de Louis XIV

Temps fort du Festival international du film indépendant de Bordeaux, samedi après-midi, à Bordeaux, l’avant-première à l’Utopia de La Mort de Louis XIV, du réalisateur catalan Albert Serra.

200974-la-mort-de-louis-xiv-avec-jean-pierre-leaud-2Une demi-heure avant le début de la projection, on piétinait déjà dans le hall quand la direction de l’établissement annonça que la salle affichait complet. Mouvement de reflux vers la rue… Finalement, la projection démarrerait avec trente minutes de retard, devant une salle plus que comble : spectateurs installés jusque sur les marches, dans les allées. Enfin, Serra fit son entrée, accompagnée d’un petit homme dont la longue mèche balayait nerveusement un visage rappelant vaguement celui d’un autre acteur, Robert le Vigan, et aussi d’Antonin Artaud. C’était Jean-Pierre Léaud qui fut accueilli par une mitraille d’applaudissements et de hourras.

Le corps du roi Léo

Léaud, notre roi Soleil du cinéma de la deuxième moitié du vingtième siècle, celui qui fut une sorte de grand frère, qui nous a vu grandir, était donc là devant nous, en chair et en os. Il prit d’ailleurs la parole pour parler de cela ; de ce corps du roi Soleil qu’il incarne dans le film de Serra : c’est mon corps que vous allez voir, précisera-t-il d’ailleurs, ce corps royal qui va mourir. On ne put alors s’empêcher de penser à l’enfant qu’il fut et qui, comme tous a vieilli ; revoir son visage il y a cinquante ans, dans Les 400 coups de Truffaut ; sa gouaille et son sourire canaille…

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Le film d’Albert Serra est une splendeur. On y assiste à la terrible agonie de Louis XVI dont Saint Simon nous a laissé le récit qui a servi de point de départ au réalisateur, sous la forme d’une méditation sur le pouvoir et ce que l’historien Ernst Hartwig Kantorowicz définit comme « les deux corps du roi » pour distinguer l’humain et le sacré réunis dans la personne du monarque. Sage méditation en cette époque troublée où ceux qui détiennent le pouvoir se galvaude et se vautre.

Le roi est mort, vive le Roi !

Dans la chambre drapée de velours cramoisi, les courtisans s’éloignent déjà en se pinçant le nez tandis que le corps du roi s’enfonce chaque jour un peu plus dans le pli des étoffes, des fourrures et des perruques poudrées qui lui donnent  l’allure d’un de ces vieux lions sublimes et mités que l’on vit parfois dans les zoos où sur les gravures de Gustave Doré. Noyé dans les coussins qui vont bientôt l’engloutir, le roi souffre et gémit comme une bête prise au piège puis, vaincu, s’immobilise. Regard traqué de Léaud fixant la caméra. Long plan immobile. Chuchotements des médecins, appel plaintif et vain du petit oiseau prisonnier de la cage d’or…

lamortde_lxiv8Jonathan Ricquebourg, le directeur de la photo, tente de définir le cinéma selon Albert Serra* : « Une forme de lenteur, une poésie, une sobriété de l’image (…) pas de surface brillante, pas de flammes de bougie rouges ou un peu cramées, pas de couleurs trop expressives, pas d’angles de caméra trop expressifs, pas de lumières à contre, pas d’ambiances trop chaudes ni trop froides. Une ou deux prises par scène… ». Dans une interview au journal Sud-Ouest (édition du 18 octobre), le réalisateur, précise ses intentions : « Au fond, la mort est quelque chose de très banal. Habituellement, au cinéma ou dans la littérature, on la représente avec beaucoup d’effets dramatiques ; dans les faits c’est juste comme une bougie qui s’éteint».

*http://www.afcinema.com/Jonathan-Ricquebourg-nous-parle-de-son-travail-sur-La-mort-de-Louis-XIV-d-Albert-Serra.html

 

Promenade au parc Gezi

Si vous lisez ce blog depuis sa création, vous aurez sans doute remarqué que la Turquie s’y fait de plus en plus discrète. Certains d’entre vous le regrettent. Et moi-même, parfois… Sauf qu’il ne me semblerait pas honnête de continuer à faire comme si de rien n’était, de parler d’Istanbul comme si j’étais toujours là-bas, au  cœur de cette ville qui me fait parfois l’effet d’un bateau qui s’éloigne, comme les vapur que je voyais à ma fenêtre, traversant le Bosphore en direction d’Haydarpasa. Et puis, la radio a annoncé l’autre jour que des manifestations avaient lieu en plein centre d’Istanbul. Et les souvenirs ont refait surface…

Selon ses bonnes habitudes, la police anti-émeutes était en train de déloger à coup de gaz lacrymogènes pulvérisés à bout portant et de lances à eau dans la nuque ceux qui occupaient la très symbolique place Taksim. Il s’agissait pour ces intrépides de barrer la route aux pelleteuses chargées de faire table rase des grands arbres du parc Gezi pour les remplacer par un de ces projets immobiliers que la ville, en pleine expansion, a multiplié depuis une dizaine d’années. A tel point qu’en la quittant, je me suis dit que c’était peut-être mieux ainsi : ainsi je n’assisterais pas plus longtemps à la destruction de ce que j’avais tant aimé. J’avais déjà vu mon cher quartier de Beyoglu défiguré par  l’arrivée de Starbucks, des pâtisseries industrielles et du prêt-à-porter moche. Adieu le salon de thé Markiz, les librairies et le vieux bijoutier Diyamanstayn.…On avait sommé les commerçants de coordonner la décoration de leur devanture, qui furent repeintes d’une étrange couleur caca d’oie agrémentée de fausses dorures clinquantes. Les néons des années 50 ne survécurent pas à ce nettoyage au Karcher, même pas mon préféré, celui de ce cabaret nommé Chanzélizé (Champs-Elysées, a la turca) qui représentait une danseuse en mouvement. Par la magie du courant alternatif, la fille rose fluo en maillot vert anis levait la jambe en cadence. Plus tard, je l’ai ressuscitée, cette danseuse électrique: dans un roman. C’est le triste privilège des romanciers…

En écoutant les nouvelles à la radio, une vague de fond est donc remontée à la surface de ma mémoire, bercée par la voix de  Serif  Gören (qui réalisa, avec Yilmaz Guney, alors en prison,  le film Yol, Palme d’or 1982 à Cannes). En 1987, il m’avait fait visiter son quartier de Cihangir en me montrant les emplacements des anciennes maisons de bois  mystérieusement détruites par l’incendie, une nuit, toujours la nuit, comme par accident, pour dégager le terrain nécessaire à la construction d’un de ces immeubles en béton qu’il exécrait.

Vous me direz peut-être  qu’il ne s’agissait que de vieilles maisons prêtes à tomber en ruines. Et que dans l’affaire qui nous occupe ces jours-ci,  il ne s’agit après tout que d’un parc… Peut-être, mais je me souviens aussi d’un chauffeur de taxi turc rencontré un jour à Paris. Apprenant que je vivais à Istanbul, il était devenu intarissable sur cette ville qui avait été la sienne et, tout en conduisant, il me parla de ce parc avec un pincement dans la voix : « si vous aviez vu la place Taksim du temps de mon enfance. Et le parc Gezi, planté d’arbres magnifiques. Je m’y rendais souvent, avec mon grand père… »

Si je vous parle de tout cela, c’est parce qu’au delà de l’aspect purement politique, qui risque d’ailleurs de prendre finalement le dessus, il me semble que la question de départ qui est posée, ces jours-ci, en Turquie, c’est celle, à la fois simple et compliquée, du style de vie. Ce sujet-là ne se limite pas à un raz-le-bol du parti AKP au pouvoir et dépasse largement le cadre de la seule Turquie. Il concerne notamment  la privatisation de l’espace public (le mot gezi se traduit par promenade, en français) au  bénéfice de l’espace privé réservé aux élites (à ce sujet, je vous conseille de lire  l’article consacré il y a quelques années par Etudes balkaniques à la notion d’espace public dans la ville ottomane).

Si l’on observe la révolte en cours sous cet angle-là, alors la  restriction de l’espace public urbain apparaît comme  une métaphore du rétrécissement du champ des libertés de chacun, si infimes soient-elles. Et malheureusement pour les Turcs, le problème ne date pas non plus de l’arrivée des islamistes au pouvoir. Pour cette raison, ceux qui affrontent ces jours-ci la police me semblent faits de la même pâte que ceux qui accompagnaient le cortège funéraire du journaliste  assassiné, Hrant Dink. Ce jour-là, bravant la police et un siècle de non-dits sur le génocide arménien, ils proclamèrent qu’ils étaient tous des Turcs arméniens.

Parfois, les petites interdictions pèsent sur la vie quotidienne comme un couvercle. Ici comme là-bas… Il peut s’agir d’un arbre; de la longueur d’un ourlet… Vous vous souvenez, il n’y a pas si longtemps, de nos trains? Ils roulaient moins vite qu’aujourd’hui, certes, mais ils étaient équipés de fenêtres, des vraies, celles que l’on peut ouvrir et fermer. La vitre portait une inscription: e periciloso sporgersi. Mais on se penchait quand même un peu, pour le plaisir du vent dans les cheveux. C’est aussi ce genre de libertés que l’on a perdues. Ici comme ailleurs… Des trucs simples mais essentiels, comme les arbres du parc Gezi.  Alors, il me semble que nos brillants éditorialistes parisiens seraient bien inspirés de modérer leur ardeur avant de se lancer, comme je l’ai entendu ce matin à la radio, dans de lyriques envolées anti-turques et de douteux amalgames avec le «printemps arabe» qui n’a d’ailleurs, selon moi, que bien peu de sens, même en Afrique du Nord, où ce terme collectif fait fi des spécificités de chacun des pays concernés.

En écoutant la radio, je fus donc bien heureuse d’entendre que les jeunes Turcs occupaient bravement la place Taksim. En dépit des efforts déployés par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan (démocratiquement élu, rappelons le quand même, et en très bonne position pour être réélu la prochaine fois)  pour freiner leurs ardeurs: interdiction pour les hôtesses de Turkish Airlines d’utiliser un rouge à lèvres de couleur vive, interdiction de s’embrasser sur la bouche sur les quais du métro, restriction de la vente et de la consommation d’alcool… Un de ces jours, si Dieu le veut, j’irai  boire un raki à Istanbul avec mes amis. Mais nous ne pourrons plus  jamais poursuivre la soirée en allant  voir un film au cinéma Emek puisque ce même gouvernement a également décidé de sa démolition. Et je ne me pencherai plus à la fenêtre des trains de mes vacances. C’est bien dommage…

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L’écrivain Orhan Pamuk, dans Istanbul, souvenirs d’une ville, l’ouvrage qu’il a consacré à sa ville chérie, évoque lui aussi les incendies planifiés et rend hommage à Antoine Ignace Melling  (1763-1831). Architecte, peintre, graveur… et infatigable voyageur, il séjourna à Constantinople pendant dix-huit ans et devint architecte impérial du sultan Selim III. Son œuvre picturale volumineuse, remarquable par son sens du détail, donne une image précise et délicate de la société ottomane de son époque.

Istanbul, souvenirs d’une ville, d’Orhan Pamuk, Gallimard, 2007

Lire aussi les nouvelles et romans de Nedim Gürsel parmi lesquels je ne citerais pour le moment qu’un titre évocateur: Sevgilim Istanbul (Istanbul, ma bien-aimée). Sur l’actualité de la place Taksim, Nedim Gürsel a publié une tribune dans le journal Le Monde.

Illustrations:  Fikret Mualla (1903-1967).

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Pour suivre au jour le jour l’évolution des événements en Turquie, consulter  deux excellents blogs:

Celui de l’historien et chercheur spécialiste du monde turc, Etienne Copeaux:

http://www.susam-sokak.fr

Celui de la journaliste franco-turque Defne Gürsoy sur Mediapart:

http://blogs.mediapart.fr/blog/defne-gursoy

Concordia

La fiction a toujours un temps d’avance sur la réalité. S’il fallait encore s’en convaincre, il suffirait de considérer le récent naufrage d’un paquebot dont l’échouage en Méditerranée,  à cent cinquante mètres de la terre ferme, vient de coûter la vie à onze personnes (chiffre provisoire).

Comment ne pas mesurer la dimension symbolique de ce tragique et grotesque accident, en songeant à ce mastodonte du tourisme de masse,  échoué comme une grosse baleine en plastique par la faute d’un capitaine qui, après avoir empalé son navire sur les rochers, a filé à l’anglaise en abandonnant ses passagers à la panique et au piétinement des plus faibles par les plus costauds ?

Comment ne pas y voir une parfaite parabole de notre pauvre Europe en perdition ? Comment ne pas se souvenir, en ces temps de crise et d’avenir incertain, que le dernier film de Jean-Luc Godard, intitulé Film socialisme (2010) fut tourné sur ce malheureux paquebot au nom qui pourrait faire sourire s’il ne faisait pas pleurer : Costa Concordia.

« Le thème central de Film Socialisme est l’Europe, ce continent dont il dit qu’il ne veut pas mourir sans l’avoir revu heureux », écrivait le critique Jean-Luc Douin au sujet des intentions du réalisateur. Courage Jean-Luc, mais c’est mal barré…

En 1983, dans E la nave va, Federico Fellini avait lui aussi choisi de filer la métaphore nautique en situant sur un paquebot le naufrage d’une Europe désormais disparue : celle des dernières heures de paix et de volupté précédant le carnage de 1914.  Dans ce film-là,  qui mettait au coude à coude un grand-duc autrichien,  des naufragés serbes et un rhinocéros, on finissait aussi par évacuer le navire, mais pas n’importe comment : les dames en voilettes embarquaient dans les chaloupes, sous la baguette du chef d’orchestre, et sur un air d’opéra. La semaine dernière, comme en attestent les enregistrements réalisés à bord du Costa Concordia par les caméras  de sécurité, on se noyait dans les cabines verrouillées automatiquement  tandis que défilait, en fond sonore, sur la bande musicale de Titanic

 

 

Nanni Moretti

danse le mambo avec Silvana Mangano

Le nouveau film de Nanni Moretti, Habemus Papam, sera en salle mercredi prochain. A cette occasion, le réalisateur italien était ce matin l’invité de l’excellente Rebecca Manzoni sur France-Inter, qui n’a pas manqué de saluer la pertinence du sujet abordé puisque, si j’ai bien compris, il y est question d’un cardinal (incarné par Michel Piccoli) qui, au moment d’être promu au siège suprême, est saisi par le doute et l’angoisse de ne pas être à la hauteur. En cette époque sans pudeur obsédée par le désir de conquête, le propos est pour le moins à contre-courant. Et le choix de Michel Piccoli pour incarner le fameux pape dépressif paraît d’autant plus judicieux que cet acteur, dont le palmarès est sans doute l’un des plus impressionnants du cinéma français, est aussi l’un des plus modestes. On dirait même que, les années passant, et tandis que bien d’autres s’alourdissent dans la vieillesse, Michel Piccoli, qui fut autrefois la sévère figure d’un Don Juan plutôt glaçant, tout en gardant intact son pouvoir d’autorité, a su trouver une légèreté qui n’appartient qu’à lui et le rapproche de l’enfance.

 

Face à Michel Piccoli, Nanni Moretti incarne un psychanalyste, engagé par la curie romaine pour sortir le pape de sa dépression sans contrevenir aux règles de la bienséance vaticane. Délicate mission… Pour le reste, il  faudra aller voir Habemus Papam. En se souvenant des précédents films de Nanni Moretti qui a déjà traité de la question du pouvoir et de la corruption, notamment dans Le Caïman.  On lui doit aussi l’une des plus belles séquences de l’histoire du cinéma quand, dans Caro Diario, le ragazzo sillonne les rues désertes de Rome, en été, à bord de son scooter virevoltant.

« L’été, à Rome, tous les cinémas sont fermés », précise-t-il, comme pour interroger son amour de la vie sur pellicule et celui de la vie tout court. Un peu comme le faisait François Truffaut qui préférait le cinéma parce que, disait-il, dans un film, il n’y a pas de temps morts.

Et vous, que préférez-vous? semblait demander Moretti. Une salle de cinéma avec un bon film ? Ou une escapade romaine  en Vespa ?  En se gardant bien de donner la réponse… Ensuite, dans le même Caro Diario, il s’embarquait malencontreusement pour de calamiteuses vacances aux îles Eoliennes, où son unique bouffée d’oxygène avant la crise de nerfs viendrait — c’est un comble! — d’un écran de télévision  diffusant un film d’Alberto Lattuada, avec la superbe Silvana Mangano. Petite leçon de mambo pour se consoler d’un été pourri…

Vidéo : extrait de Caro Diario de Nanni Moretti, visionnant le film d’Alberto Lattuada, Anna, tourné en 1951 avec Silvana Mangano. La chanson, chantée en espagnol, est intitulée El Negro Zumbon.

A l’occasion de la sortie de Habemus Papam, l’Institut culturel italien de Paris  propose un Concerto Moretti le samedi 10 septembre : un parcours en musique et en images à travers l’œuvre du cinéaste.

La Cinémathèque française rend également hommage à Nanni Moretti avec une rétrospective: du 6 au 25 septembre.

 

Lettre à Mélina

Chère Mélina Mercouri,

Nous pensons bien à vous, ici, à Paris. Si vous étiez encore là, nous vous aurions sans doute  déjà entendue vous énerver contre tous ceux qui versent des larmes de crocodiles en continuant tranquillement à compter leurs sous.

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Ici, en ces temps de crise où, comme le remarque Jean-Luc Godard dans son entretien avec Dany Cohn-Bendit  publié par Télérama, «maintenant, on ne parle que de la dette de la Grèce», il s’agit de trouver un bouc émissaire.

Oui, renchérit Cohn-Bendit, «on ne parle que de la dette grecque alors qu’on a une dette envers la Grèce». (N’est-ce pas, Takis ?).

«Tu as raison, poursuit Jean-Luc: c’est bien normal que les Grecs n’aient rien foutu depuis trente ans puisque les touristes allemands, qui ont tout saccagé, leur apportaient de l’argent.

— Il y avait aussi pas mal de Suisses», renchérit Cohn-Bendit…

Pour lire la suite, il faudra se reporter à Télérama 02773. Ou écouter un extrait de cet entretien.

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C’est la crise! Les cartes se brouillent, les esprits s’embrouillent. Et les porte-monnaies s’aplatissent…

En Grèce, tandis que la solidarité européenne laisse à désirer, de surprenants rapprochements se dessinent. Ainsi, le premier ministre turc R.T. Erdogan a quitté aujourd’hui Athènes où il était en visite officielle en qualifiant  son séjour d’«historique».

Chère Mélina, vous savez aussi que le Festival de Cannes s’est ouvert la semaine dernière à Cannes. Il y a tout juste cinquante ans, vous étiez sur la Croisette, n’est-ce pas? Cette année-là, vous avez reçu le prix d’interprétation féminine (ex-aequo avec Jeanne Moreau) pour Jamais le dimanche ( Pote tin Kyriaki) réalisé par Jules Dassin : un film qui vous allait comme un gant (un gant de satin noir, évidemment). Ce film est un hymne à la vie et à l’amour (l’Amour avec un grand A et aussi le vôtre avec Dassin), qui racontait la rencontre d’une prostituée farouchement libre et indépendante et d’un Américain. On y apprenait très vite que la fille ne recevait «jamais le dimanche» car «ce jour-là est réservé aux amis».

J’aurais bien voulu revoir avec vous la petite leçon d’économie domestique que vous  infligiez à l’un de vos visiteurs, mais les vidéos Youtube sont récalcitrantes ces jours-ci. (ou bien c’est ma machine qui, elle aussi, est en train de faire sa crise)…

A un moment, le matelot insiste pour monter et il essaie de mégoter sur les prix. Vous l’envoyez  promener. Il s’étonne: Pourquoi? Vous répondez: parce que je n’ai pas de prix et que je ne vous aime pas!

Ceux vous aiment iront revoir la scène sans moi…

 

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Photos: © Life, 1962

Le dernier opus de Jean-Luc Godard Film socialisme  est en salle le 19 mai.

Lire aussi la note sur Le Mépris.

 

Nuit blanche

Dernière minute: ce samedi 3 octobre, à 17 heures:

Dolunay (Pleine Lune) de Sahin Kaygun

La Maison européenne de la photographie présente ce soir ce film tourné en 1988. Sélectionné l’année de sa sortie pour la vingt-septième Semaine internationale de la critique française, il fut  présenté dans le catalogue de cette plus ancienne section parallèle du Festival du film de Cannes par ce texte de Mehmet Basutçu qu’il nous fait l’amitié de nous transmettre : 

Sous la lumière crue de la lampe, la blancheur de la toile vide est encore plus obsédante. Assise sur une chaise, elle restera là, devant, tout une nuit sans que l’envie de reprendre le pinceau se manifeste. Plus aucun élan, plus aucun frémissement pour briser la solitude qui étouffe le cœur de cette jeune femme repliée sur elle-même dans un isolement volontaire.

En l’absence de tout désir et de toute passion, rien ne peut plus la réconcilier, ni avec la vie, ni avec l’art, la peinture qu’elle a déjà abandonnée… Jusqu’au jour où un inconnu, ancien camarade de son mari, débarque sur l’île. De sa mémoire brouillée surgiront alors des images fortes : celles de ses relations de petite fille avec son oncle, peintre maudit, être solitaire incompris et rejeté par tous les siens, qui lui transmit son art, la peinture, juste avant de sombrer dans un doux délire créateur…

Une sourde et folle passion la poussera dans les bras de cet inconnu, devenu la réincarnation de l’oncle qui naguère l’avait fascinée…

Quand il sera difficile de réinventer la formule d’un bonheur à deux, elle figera l’amour par la mort, faute de n’avoir pu l’inclure  dans la vie. Quelques formules chimiques et quelques chiffres clés d’un savant dosage suffiront à  cela.   

Dans ce second film, Şahin Kaygun développe avec brio un langage cinématographique, somme toute très classique, qu’il met au service d’une mise en scène sobre et soignée : point de hâte, pas de délectation non plus. Une exigence de beauté visuelle soutenue par une discipline perfectionniste guide la caméra qui n’est nullement statique malgré l’utilisation fréquente de plans fixes. De temps à autres, elle tournera d’un mouvement lent et tendre  autour des personnages, s’approchant d’eux avant de s’en éloigner, ayant ainsi caressé, au passage, leurs solitudes pour mieux percer leurs mystères.

Le réalisateur de ‘Dolunay’ ne renie pas les influences occidentales qui mûrirent sa vision d’artiste (on pourra deviner facilement celle d’un Antonioni par exemple). Qu’il soit placé derrière l’objectif d’un appareil photographique ou celui de sa caméra, son regard transforme et remodèle la réalité observée. Ne nous y méprenons pas : point de maniérisme ici, cette recherche formelle est celle d’un esthète qui se garde de tout excès. ‘Dolunay’ nous fait découvrir un aspect inhabituel du jeune cinéma turc.

 

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Ce n’est plus la peinture quelque peu exotique des réalités d’un pays riche en contradictions, mais un exercice de style fort bien réussi sur une problématique existentielle, l’exemple d’un cinéma d’auteur qui évite intelligemment la facile description d’une tranche de vie aux couleurs locales. Şahin Kaygun retourne aux sources : créer une atmosphère et la rendre captivante au-delà de  la crédibilité. Tant pis si ce n’est plus dans l’air du temps…

Mehmet Basutçu, mai 1988

Sahin Kaygun est également photographe. Une sélection de ses photos est  exposée à la bibliothèque de la Maison européenne de la photographie. Jusqu’au 9 octobre.

Photo: ©Sahin Kaygun

 

Le Mépris

Le cinéma… ou comment faire circuler l’imagination entre l’image, les mots, et les sons. Vu ce soir, sur France 5, le film d’Antoine de Gaudemar consacré à  mon film préféré de Jean-Luc Godard : Le Mépris (1963) d’après Alberto Moravia. Avec cet entretien F. Lang-J.-L. Godard sur l’art de composer sur le tournage entre les intentions et les aléas; les figures imposées et la marge de manœuvre créative (même si, comme on peut l’entendre de la bouche du second, il existe quand même un gouffre fondamental entre le talent de l’artisan qui fabriqua le chevalet de Van Gogh et Van Gogh lui-même).

Ce que l’on oublie toujours de dire, selon moi, à propos du Mépris, c’est le plus évident: d’accord, c’est une métaphore de l’histoire cinématographique et de la disparition des mythiques dinosaures. Mais c’est aussi l’une des analyses les plus fines qui existe, sur grand écran, à propos de la trahison. Et de l”irréductible dialogue de sourds  entre hommes et femmes: pourquoi Bardot est-elle montée dans la voiture de Palance (le producteur américain) ? Puisqu’elle n’en avait pas envie… Et surtout: pourquoi Piccoli (son mari, le scénariste français) l’a t-il presque obligée à monter dans cette voiture alors qu’elle disait ne pas en avoir envie?

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Ce film, offrant sans doute le plus beau portrait de Bardot, la donne à voir sans jamais l’exhiber: «Tu les vois, mes jambes, dans le miroir?  Est-ce que tu les aimes, mes chevilles? ». Tout ça parce que les producteurs américains avaient demandé un retour immédiat sur investissement en exigeant une scène avec Bardot nue, dans le film qu’ils acceptaient de soutenir financièrement.

Ah! Jack Palance, tel un lanceur de disque antico-rock’n roll,  balançant des boîtes de films en pleine crise de nerfs en salle de visionnage. Qu’est-ce qu’il balancerait maintenant que les grosses bobines de films ont disparu? Des CD? Ça serait ridicule, n’est-ce pas? Ça ne ferait même pas de bruit : ziiiippp!  sur la moquette…

La mythologie cinématographique du Mépris puise dans la mythologie tout court. Celle des dieux qui ne meurent jamais. Sauf dans les films de JLG. Parce que, de toutes façons, Dieu est mort. Et Zeus… n’en parlons pas. Même si, comme on a pu le lire l’autre jour, à Cannes, tatoué sur l’épaule d’Isabelle Huppert: «Dieu devrait remercier Bach car Bach est la preuve de l’existence de Dieu».

 

 

 

Les Yeux de Türkan

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Pour fêter le festival de Cannes 2009: hommage au cinéma turc des années 1950 et 1960, dont le visage eut souvent les traits de son actrice fétiche: Türkan Soray.

Plus qu’une actrice. Une icône. Même si aujourd’hui le mot est tellement galvaudé. Toujours adulée, Türkan Soray fut la madone des salles obscures: fantasme absolu des hommes (quand ils ne lui préféraient pas Hülia Koçyigit) et des femmes (quand elles ne préféraient pas s’identifier à Hülia Koçyigit), elle a offert sa beauté orientale dans plus de 200 films avant de devenir réalisatrice.

Critiquée parfois pour son jeu un peu outrancier, usant et abusant de l’œilllade fatale, elle n’est jamais meilleure que dans le plan fixe. Ses silences et son air buté deviennent alors un vrai concentré du mystère féminin a la turca.

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Dans Vesikali Yarim (Ma Bien-Aimée publique), tourné en 1968 par Lütfi O.Akad, elle interprète une entraîneuse de bar amoureuse d’un marchand de quatre-saisons. Peu de mots, beaucoup d’incompréhension… et le désespoir sans fond dans les yeux de la belle Türkan, que tant de garçons turcs ont rêvé, un jour ou l’autre, de consoler…

Illustrations:  Vesikali Yarim (1968) — Réalisateur:  Lütfi O.Akad. Avec Türkan Soray et Izzet Günay.

D’après une nouvelle de Sait Faik.