Les Oubliés – Pessac 3/4

29e Festival international du film d’histoire de Pessac

La 29e édition du Festival du film d’histoire de Pessac, placée sous le signe de l’entre-deux guerres (1919-1939), se consacre cette année à trois décennies multiformes que les organisateurs ont  rassemblées sous une formule assez parlante, faisant référence à la Drôle de guerre qui précéda l’occupation par l’Allemagne des Pays-Bas  et de la Belgique : La Drôle de Paix.

L’Histoire peut-elle bégayer?

L’évocation de cette période prête peu à sourire et la sélection des films montrés au public depuis lundi se distingue, à quelques rares exceptions près, par son austérité. D’autant que le recours appuyé du président de la République aux références aux années 1930 pour évoquer l’actualité présente du pays jette sur les projections et les débats une sorte d’écho qui vient brouiller les esprits plus qu’il ne les éclaire. Le Figaro tentait récemment d’exprimer ce malaise général du moment : c’est « comme  si nous assistions dans l’impuissance au grand retour d’ennemis hier vaincus. » Cependant, L’Express s’interroge : « L’Histoire des années 1930 peut-elle bégayer? »

Un récit figé réglé comme une horloge

Les films que l’on a pu voir ces derniers jours posent, plus que jamais et chacun à sa manière, la question du récit historique. Lorsque j’étais enfant, à l’école, l’histoire de France (celle des autres pays intéressait peu l’Education nationale) nous était essentiellement enseignée de manière chronologique en se basant sur des dates (ce qui ne m’arrangeait pas du tout car j’ai une très mauvaise mémoire des chiffres). Cela donnait l’impression d’un récit coupé de l’humain, figé et immuable, d’une précision et d’une justesse horlogères.

Tout le monde a ses raisons

Il me semble que c’est en parlant avec les hommes et les femmes ou en lisant leurs témoignages sur l’histoire en train de se faire que l’on commence à comprendre que cette discipline est tout sauf une science exacte; et qu’à vouloir s’y contraindre, on se condamne à la trahir. Car elle est polymorphe, elle vieillit bien ou mal, comme le vin. Et tout dépend du point de vue de celui qui la raconte, comme l’a si bien résumé Jean Renoir évoquant sa Règle du Jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons. »

Sauf que certains auteurs, par goût de la simplicité ou excès de certitude, la racontent sans tenir compte de sa complexité. C’est ce que racontait si bien, jusqu’au vertige, La Passeuse des Aubrais de Michael Prazan (documentaire sélectionné l’année dernière). C’est aussi ce qui fixe les limites de La Tondue de Chartres de Patrick Cabouat projeté hier.

« En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre. »

Paul Eluard

Faire parler une photo de Capa

Le réalisateur s’était fixé pour objectif de décortiquer le sens caché d’une fameuse photo de Robert Capa, fixant sur la pellicule, à la Libération, une femme tondue  escortée par la foule haineuse qui la conspue. Mais il s’empêtre dans un récit qui irrite par ses « oublis »: aucune mention n’est faite, par exemple, de la nature de ceux et celles qui procédèrent à l’humiliation de ces femmes, coupables ou non-coupables des faits qui leur étaient reprochés, mises au pilori par des hommes qui furent le plus souvent des « résistants de la 25e heure », soucieux de se trouver un bouc émissaire pour tenter de se racheter une vertu à bon compte. Une telle omission met extrêmement mal à l’aise et le fameux poème de Paul Eluard* cité à la toute fin de ce documentaire ne suffit pas à rectifier le tir ; au contraire, il donne l’impression d’un tardif regret. D’autant plus que les photos utilisées pour servir de support au récit sont loin de se rapporter toutes aux personnages dont il est directement question ce qui accentue l’impression de condamnation en bloc et sans nuances des femmes que l’on voit à l’écran.

Les amnésies de l’Histoire

A l’opposé, Les Oubliés de la victoireL’Odyssée des soldats d’Orient de C. Gruat et D. Sapaut. Ce film, consacré au front de l’Est et à la très oubliée armée d’Orient, brille par son souci de donner la parole à chacun, qu’il s’agisse du général Franchet d’Esperey, commandant les troupes alliées parties de Salonique, de l’officier cultivé échangeant de magnifiques lettres avec son épouse, du simple bidasse impatient de retrouver sa province… L’ensemble donne à entendre de manière symphonique la multiplicité des regards et des parcours tout en réparant les oublis de l’Histoire et de sa grande Hache, comme l’écrivit Georges Perec. Car l’effort de ces soldats fut décisif pour la victoire. Il se poursuivit jusqu’aux portes de Constantinople et celles de la Russie (alors passée aux mains des Soviets) et se prolongea bien au-delà de l’armistice de 1918, de ses flonflons et de ses musettes.

C’est aussi cela, le mérite du festival de Pessac : faire remonter à la surface des consciences des images que l’on avait peut-être oubliées, des visages trop tôt effacés, des voix qui se sont tues dans l’indifférence générale des amnésies opportunes.

* Comprendra qui voudra, Paul Eluard, 1944
Illustrations (de haut en bas): Les Oubliés de l’Histoire, L’Odyssée des soldats d’Orient (en Serbie) – Robert Capa, La tondue de Chartres – Les Oubliés de l’Histoire, L’Odyssée des soldats d’Orient.
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Un Vénérable Tulipier

En ces derniers jours du mois d’août, j’aimerais vous dire quelques mots d’un court voyage réalisé cet été dans une terre de France qui m’était jusque-là inconnue : l’Ariège. L’endroit se trouve à une centaine de kilomètres au sud de Toulouse, entre Pamiers et Mirepoix. je n’en dirai pas plus… C’est une grande propriété dotée d’un parc tout aussi vaste. Sitôt arrivée, mon hôte m’a informée : « vous voyez cet arbre, juste en face, c’est notre tulipier. Il est très âgé… ».

Liriodendron tulipifera

Le temps et les années étant une mesure particulièrement élastique selon la façon dont on les passe, nous en sommes restés là. Pour un moment… Jusqu’à ce que ma mémoire me ramène à Bordeaux, vers le Jardin Public qui contient lui aussi quelques beaux spécimens exotiques.

Dès mon retour à la maison, j’ai engagé des recherches et appris que le tulipier de Virginie (Liriodendron tulipifera), comme le pacanier (noyer de Pécan) et le magnolia grandiflora, font partie des essences introduites en Europe dès le XVIIIe siècle à la faveur du développement des échanges internationaux. Le tulipier de Virginie fit son apparition en France très exactement en 1663. Les deux spécimens les plus célèbres furent offerts à la reine Marie Antoinette en 1771 et plantés à Versailles, où ils succombèrent malheureusement aux assauts de la tempête de 1999.

Un cadeau de l’Amérique à ses amis de France

Avant d’occuper les plus hautes fonctions, le troisième Président de la République des Etats-Unis, Thomas Jefferson, fut ambassadeur de son pays  en France de 1785 à 1789. A ce titre, il s’employa à faire découvrir aux Français ces essences jusque-là inconnues sous nos climats. Descendant  d’une famille de planteurs de Virginie, il était féru de botanique : six mois avant son arrivée à Paris, il expédia de sa propriété de Monticello, près de Charlottesville, des plants de pacanier.

Lors de sa visite à Bordeaux en 1787, il offrit l’un de ces plants au propriétaire du château Carbonnieux (Léognan). L’arbre mesure aujourd’hui plus de 30 mètres de hauteur, comme celui que l’on peut découvrir au détour des allées du Jardin Public de Bordeaux (classé arbre remarquable par l’association A.R.B.R.E.S. ( Arbres Remarquables: Bilan, Recherche, Études et Sauvegarde) . Il fut planté plus tard, en 1856.

Trois poignées de graine de tulipier

Le philosophe Malesherbes fut du nombre de ceux qui participèrent à l’acclimatation de ces arbres venues d’Amérique. En 1786, il écrit à Jefferson :

« Vous m’avez fait, Monsieur, un présent bien précieux dont je ne peux vous faire assez de remerciements. La noix pacane est un des arbres d’Amérique qu’il est le plus intéressant de naturaliser en Europe. »

Une trentaine d’années plus tard, le 17 août 1804, Adrienne-Catherine de Noailles, comtesse de Tessé, poursuit la correspondance des Français avec Jefferson en rendant compte de ses efforts horticoles et de son attachement à l’amitié franco-américaine:

« J’ai besoin, Monsieur, de vous persuader que mon cœur est pénétré de gratitude par vos constantes bontés et de vous rendre compte du produit de votre caisse.
Les plans de Magnolia sont arrivés hors d’état d’être ranimés. Ceux de Sassafras et de Cornus Florida quoique malades ont repris pour la pluspart assez de vigueur pour espérer de les conserver. Il en est de même des Rosiers ou Eglantiers. […] Nos Tulipiers portent maintenant en France assez de graine pour qu’on ne manqua pas de plants si elle rendait la millième partie de celle d’Amérique, mais il s’en faut bien. Je préférerai toujours trois poignées de graine de Tulipier prise sur un arbre d’Amérique à un boisseau récolté sur un Tulipier de France. »

Un calcul polytechnique

L’histoire ne s’arrête pas là. Ces informations, que je ne manquai pas de transmettre à mes amis, excitèrent leur désir d’en savoir plus sur l’arbre majestueux dont la présence a accompagné l’enfance de leurs ancêtres, la leur, celle de leurs enfants et de leurs petits- enfants.

Le projet prit donc forme de mesurer le tulipier afin de déterminer son âge exact. Ce qui me donna l’occasion de découvrir que l’école Polytechnique est assurément une institution très utile, puisqu’elle enseigne aussi à ses élèves l’art de réaliser ce genre de calcul, même dans les conditions spartiates  qui prévalurent au résultat.

Si j’ai bien compris, la méthode fut la suivante: à  l’aide de l’épuisette de la piscine, servant de jauge (J), en prenant repère sur la pupille de l’œil (O) de Grégoire, situé entre les pots d’Anduze des citronniers et l’orangerie, et grâce à quelques calculs annexes, Nicolas est parvenu à un résultat digne de l’X dont il est issu : le tulipier ariégeois mesure 34 mètres !

On sait donc maintenant que l’arbre est contemporain de son cousin du château Carbonnieux, qu’il fut sans doute planté à la toute fin de l’Ancien Régime (ou contemporain de la Révolution), et qu’il aurait sans doute beaucoup d’histoires à raconter si nous avions le don de comprendre la langue des arbres.

Illustrations (de haut en bas): planche botanique de la feuille et de la fleur du tulipier. Ellis Rowan, A Guide to the Trees (1900) d’Alice Lounsberry – Portrait de Thomas Jefferson par  John Trumbull (1756-1843). Thomas Jefferson Foundation, Inc., Monticello, Virginia – Portrait d’Adrienne-Catherine de Noailles, comtesse de Tessé – Calcul polytechnique de la hauteur du tulipier de l’Ariège (avec mes remerciements à celui qui bien voulu m’en envoyer le résultat).

La Douleur 2/2

L’adaptation d’un roman au cinéma est un exercice périlleux. Une alchimie difficile. Souvent, les couleurs y semblent factices, les voix fausses, la petite musique des mots perdue.

L’Amant de Jean-Jacques Annaud

Concernant Marguerite Duras, on se souvient de l’adaptation de L’Amant (1985) par Jean-Jacques Annaud (1992) : la gamine souriait sans mystère, le Mékong sentait l’eau de Cologne… encore une fois, la fusion n’avait pas fonctionné. La réaction de Duras fut brutale : ulcérée par cette  illustration si plate, elle reprit la plume pour se réapproprier son histoire en écrivant L’Amant de la Chine du Nord, publié en 1991, c’est-à-dire avant que le film soit en salle: «Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance: l’imaginaire», écrivit-elle alors, reprenant ainsi  la main sur son enfance vécue et fantasmée en Indochine…

La Douleur d’Emmanuel Finkiel

Pour toutes ces raisons, on pouvait craindre un nouveau fiasco avec La Douleur d’Emmanuel Finkiel. Sauf que le film, primé au dernier Festival du film d’histoire de Pessac, est une très belle réussite. Après la mise en scène théâtrale de Patrice Chéreau, portée par Dominique Blanc, Emmanuel Finkiel offre une proposition très soignée dans sa forme, jouant notamment sur l’ombre et la lumière, le net et le flou, donnant corps au travail de l’écrivain, que le réalisateur n’hésite pas à soumettre à des dédoublements oniriques portés par les mots de Duras qui scandent le récit à la manière d’une partition mentale.

Les cahiers oubliés

On se souvient de l’histoire de ce texte racontée par son auteur : deux cahiers bleus retrouvés presque par hasard au fond d’une armoire bleue, dans la maison de Neauphle-le-Château. Un journal dont elle précisera qu’elle n’a conservé «aucun souvenir de l’avoir écrit».

On sait aujourd’hui grâce à ses biographes qu’elle l’a probablement composé après la guerre en 1946-1947. Elle y raconte les heures sombres de sa vie en 1944, alors que son mari, l’écrivain et poète Robert Antelme, engagé comme elle dans la Résistance (ils faisaient partie du réseau Morland, nom de guerre de François Mitterrand) venait d’être arrêté sur dénonciation. Pour le faire libérer, elle était prête à tout, y compris à jouer avec le feu en se rapprochant d’un agent français travaillant pour la Gestapo.

J’ai détesté Duras

Dans une interview au journal Le Monde, Emmanuel Finkiel n’a pas caché l’ambivalence de ses sentiments à l’égard du texte de Duras et de son jeu de cache-cache entre fiction et réalité: « J’ai détesté Duras en travaillant à mon film. Puis j’ai été reconquis. Ses ficelles sont si grosses. Elle nous montre qu’elle ment. Elle expose sa faiblesse pour mieux dire la vérité.»

« La dernière fois que j’ai vu Rabier…»

Dans le texte le gestapiste qui l’invite souvent à déjeuner s’appelle Rabier ; dans la vrai vie, son nom est Charles Delval: il sera exécuté dans la cour de la prison de Fresnes à la Libération:

« La dernière fois que j’ai vu Rabier, il m’a demandé d’aller prendre un verre avec lui “dans un studio d’un ami absent de Paris”. J’ai dit: “Une autre fois.” Je me suis sauvée. Mais cette fois-là, je savais que c’était la dernière fois.»

Dans le film, Rabier/Delval est incarné par Benoît Magimel dont la palette de jeu s’affine et se raffine au fil des années, pour donner ici un personnage dangereux et fragile. Mélanie Thierry, dont on pouvait craindre que les  postures de l’univers durassien lui soit une cuirasse trop lourde porte son rôle sans aucun maniérisme et beaucoup d’intensité. Quant aux seconds rôles (notamment Benjamin Biolay, l’éditeur et amant Dionys Mascolo) et Grégoire Leprince-Ringuet (Morland/Mitterrand) ils nous rappellent que les petits rôles ne sont jamais  petits que par les mots.

Illustrations – de bas en haut: Marguerite Donnadieu en Indochine – Le film d’Emmanuel Finkiel – M. pendant la guerre – Carte de membre du foyer des étudiantes 1934-1935 –  La Douleur (édition Folio) – L’écrivain à sa table d’écriture.

La Douleur 1/2

Le jury professionnel réuni dans le cadre du Festival du film d’histoire de Pessac a décerné son prix au film du réalisateur Emmanuel Finkiel La Douleur, inspiré du texte éponyme de Marguerite Duras.

Encore un film adapté d’un roman, direz-vous peut-être? Ça se discute… On se souvient du Mépris de Jean-Luc Godard, très librement adapté de Moravia et sans doute son chef-d’œuvre. Il n’empêche que la tendance lourde à l’adaptation romanesque au détriment d’un scénario original est cette saison une évidence, comme le remarquait récemment le Huffington Post. Vrai manque d’imagination? Grosse paresse? Obsession de la rentabilité basée sur cette idée pas bien fiable qu’un best-seller assurerait un double carton?

Quoi qu’il en soit, la collection automne-hiver de la cinématographie française se tricote chez les éditeurs : un Goncourt 2013 de Pierre Lemaître revu par Albert Dupontel en octobre avec Au revoir là-haut et un Delphine de Vigan cru 2015 version Polanski sous un titre de circonstance : D’après une histoire vraie. En attendant La Promesse de l’aube en décembre et Plonger de Christophe Ono-dit-Biot par Mélanie Laurent qui sort aujourd’hui même…

L‘imaginaire et les mots

On reviendra, lors de la sortie en salles, le 24 janvier prochain, sur la récompense amplement méritée décernée au film d’Emmanuel Finkiel. De telles réussites sont d’autant plus précieuses qu’elles sont rares, soulignant s’il le fallait la difficulté de ce genre de projets. La même Marguerite Duras, qui n’est malheureusement plus là pour se prononcer sur la qualité du travail d’Emmanuel Finkiel, fut tellement ulcérée par la plate adaptation de son Amant par Jean-Jacques Annaud, qu’elle lui donna une suite, L’Amant de la Chine du Nord; et ne cessera par la suite de pester contre le galvaudage à l’écran de son travail d’écrivain: « Rien ne m’attache au film, c’est un fantasme d’un nommé Annaud». Seules, peut-être, les royalties attachées aux droits d’adaptation lui mirent un peu de baume au coeur…

La Douleur d’Emmanuel Finkiel sera en salles le 24 janvier prochain.

La Douleur de Marguerite Duras (1985) est éditée chez P.O.L.

Voir aussi le palmarès complet de Pessac (cliquer ici), avec notamment un prix du livre d’histoire du cinéma décerné à Luc Béraud pour son ouvrage sur le réalisateur Jean Eustache dont il fut l’assistant : Au travail avec Eustache. Editions : Institut Lumière/Actes Sud. On y reviendra également…

Thème choisi pour l’édition 2018 du Festival du film d’histoire de Pessac : l’entre-deux-guerres.

La Promesse de l’aube

« – Tu as été heureux?

   – Non… Si… Je ne sais pas. Entre les gouttes.»

Romain Gary

En 1960, Romain Gary publia un roman intitulé La Promesse de l’aube, qui racontait sa vie d’enfant juif russe, commencée en 1914 en Pologne à Wilno (aujourd’hui Vilnius) et poursuivie à travers l’Europe jusqu’à Nice en passant par Varsovie. Avec sa mère Mina qui tracerait pour lui la route du Destin : tu seras un héros, mon fils. Et aussi un grand écrivain. Et tu seras ambassadeur de France, dira la mère. Et Romain exaucera chacun des vœux de sa mère. Pour ne jamais la décevoir…

Changer de peau

La suite, on la connaît : une cinquantaine d’années plus tard, au tournant des années 1970, la France n’est plus de qu’elle était ; la nostalgie non plus. L’ancien pilote des Forces françaises libres, Compagnon de la Libération et fervent gaulliste n’est plus en phase avec l’air du temps. Il va donc changer de peau.

Les pseudonymes, il a déjà largement pratiqué : à ses débuts, il a signé des manuscrits refusés sous les noms très français de François Mermont ou Lucien Brûlard, et d’autres plus exotiques comme Shatan Bogat et Fosco Sinibaldi.

La grande mystification

Cette fois, il se crée un double : ce sera Emile Ajar. Etourdissant scandale littéraire puisqu’Ajar obtiendra le prix Goncourt en 1975 pour La Vie devant soi, réitérant l’exploit de Gary qui avait décroché la même distinction vingt ans plus tôt avec Les Racines du Ciel (1956). Sauf que le règlement stipule qu’un auteur ne peut pas obtenir deux fois ce prix prestigieux. Mais rien ne peut résister à Romain, c’est sa mère qui l’a dit et elle a toujours raison. La question étant peut-être : à quel prix ?

Le 2 décembre 1980, Romain Gary se suicide d’une balle dans la bouche.

A ce moment seulement, la doublure qu’il s’était choisi pour incarner Emile Ajar et n’était autre que Paul Pavlovitch, son petit-cousin, peut révéler la supercherie…

Près de quarante plus tard, la gloire de Romain Gary est intacte. En 2014, à l’occasion du centenaire de sa naissance, les éditions Futuropolis ont édité un très beau livre de Joann Sfar : une édition de La Promesse de l’aube augmentée de cinq cent planches originales: « Si j’aime la France, c’est grâce à Romain Gary », confie alors Joann Sfar au Figaro.

Au cinéma, La Promesse de l’aube avait déjà inspiré à Jules Dassin une adaptation en 1970, avec Mélina Mercouri dans le rôle de la mère. Dans la version d’Eric Barbier qui sera présentée dimanche prochain en soirée de clôture du 28e festival du film d’histoire de Pessac, c’est Charlotte Gainsbourg qui incarne de manière très émouvante la terrible Mina, étouffant son fils d’un amour passionné et exclusif.

Dans le rôle de Romain, on retrouve l’étonnant Pierre Niney, très convaincant.

Le résultat est un vrai film populaire, au sens noble du terme. Plein de fougue et d’émotion. Il sera présenté dimanche prochain, 26 novembre 2017, à 20 h 30, hors compétition, en soirée de clôture du 28e festival du film d’histoire de Pessac.

La promesse de l’aube, Affiche

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Images (de haut en bas): La Promesse de l’aube illustrée par Joann Sfar, Futuropolis, 2014.

©Jean-Loup Sieff, portrait.

Affiche du film d’Eric Barbier.

 

 

Powidoki

la mémoire fantôme d’Andrezsj Wajda

Le Festival du film d’histoire de Pessac s’est ouvert lundi soir avec la  première présentation publique en France du 40e long-métrage du réalisateur polonais Andrezsj Wajda, sorti en Pologne au mois de septembre, tout juste un mois avant la disparition de son auteur.

afterimage_filmAvec Afterimage (Powidoki), Wajda signe son testament artistique,  revenant sur les pas de ses précédents chef-d’œuvre pour dénoncer l’oppression de la liberté individuelle par le pouvoir politique. Dès les premières images, on se remémore sa filmographie, alliant le lyrisme romanesque et fiévreux de L’Homme de fer à la délicatesse tchékovienne des Demoiselles de Wilko

Wladyslaw Strzeminski  et l’école de Lodz

Wajda rend ici hommage à son peintre préféré, le plasticien Wladyslaw Strzeminski, qui fut l’une figure majeure de la peinture d’avant-garde de la première moitié du XXème siècle en Pologne.

Refusant de se plier aux diktats du réalisme socialiste imposé par Staline, l’artiste fut renvoyé de l’école supérieure des arts plastiques de Lodz où il enseignait l’histoire de l’art, où Wajda lui-même sera  étudiant et plus tard encore Roman Polanski : c’est dire si cette école est placé au cœur du monde artistique polonais. Strzeminski fut donc expulsé de ce lieu mythique qu’il avait contribué à créer ; il se retrouve dépossédé de tout, sans bons d’alimentation pour se nourrir, sans papiers justifiant de son statut, sans argent pour payer ses couleurs et ses solvants…

Afterimage, l’image détruite

Pour raconter cette histoire tragique de la destruction physique d’un artiste par le pouvoir, Wajda s’appuie sur l’impressionnante stature de l’acteur  Boguslaw Linda: l’homme qui refuse de plier. On jour, on lui demande : « De quel côté es-tu ? » Il répond simplement : «Du mien». Il en mourra et ses tableaux seront détruits. C’est là qu’il faut aller chercher le sens du mot «afterimage» qui fait référence à la persistance rétinienne, cette  image fantôme, persistant à apparaître après que l’image réelle ait cessé d’être perceptible à l’œil.

z8737830qwladyslaw-strzeminski-siedzi-na-krzesle-wsrod-stWladyslaw Strzeminski et ses élèves à l’école de Lodz

Seul dans Berlin

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Refuser de plier, c’est aussi le sujet du film de Vincent Perez, Seul dans Berlin, présenté mardi soir (sa sortie dans les salles est prévue le 23 novembre). Adapté d’un roman d’Hans Fallada réputé pour être l’un des tous premiers ouvrages antinazi, sorti en 1947 et récemment traduit en anglais, Seul dans Berlin raconte l’histoire du basculement d’un couple allemand docilement soumis aux lois du nazisme, que  la perte d’un fils mort au front fait basculer dans la résistance. Las, pour d’étranges raisons, sans doute plus liées aux contigences de la coproduction internationale que par la nécessité artistique, les deux acteurs principaux sont incarnés par Brendan Gleeson et Emma Thomson et vraiment, en dépit de la qualité de ces acteurs, la pilule ne passe pas. Retrouver l’actrice fétiche de James Ivory dans la peau d’une prolétaire germanique paraît totalement absurde, de la même manière que les éructations  sans nuances des SS  débitant leur texte en anglais. Pourtant, l’histoire aurait pu être belle, mais cela ne suffit pas à sauver le film d’une confondante platitude.

Ci-dessus: Couverture pour un livre de Julian Przybos © Wladyslaw Strzeminski

Ici et là-bas

Ils furent commerçants, administrateurs coloniaux, peintres et poètes, officiers de marine… Ils rapportèrent dans leurs malles des objets insolites venus d’autre horizons. Souvent, ce fut l’Orient qui instilla ses vapeurs ambrées au cœur de leur nostalgie d’un ailleurs fantasmé ; parfois les masques taillés à la serpe de l’Afrique noire, conçus comme le creuset originel de ce qui deviendrait le Cubisme.

L’exposition photographique organisée par le Musée d’ethnographie de Bordeaux consacrée aux Objets d’ailleurs dans les intérieurs européens explore cette collection multiforme, disséminée au plus profond des univers intimes de ceux qui n’ont eu de cesse de chercher dans l’autre le secret d’un manque impalpable. Comme le résume Sabine du Crest, directrice éditoriale du catalogue de l’exposition, il est question d’«un jeu dans lequel le rêve devient réalité et la réalité incline au rêve. »

A Bordeaux, le magistrat Edouard Boni, dans sa maison-musée, située au 39, rue d’Albret, fait aménager un fumoir arabe et un harem meublés de coffres et de tapis pour y abriter ses multiples collections. A Rochefort, Pierre Loti tout à sa passion des travestissements a la turca reconstitue le tombeau de la belle Aziyadé en attendant sa propre mort.

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Dans son appartement parisien dont se souviendra André Breton, Guillaume Apollinaire a rassemblé ses trésors dans sa bibliothèque  : « on se faufilait entre les rayons des livres et des rangées de fétiches africains et océaniens ». A Vienne, la salle d’attente du psychanalyste Sigmund Freud est tapissée de vitrines remplie de miniatures égyptiennes ; dans son bureau, le divan est recouvert d’un tapis persan.

Tous ces univers s’étalent là, sous nos yeux, par le miracle de la photographie argentique.

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Si loin, si proche – Objets d’ailleurs dans les intérieurs européens

http://www.musee-aquitaine-bordeaux.fr/fr/article/si-loin-si-proche-objets-dailleurs-dans-les-interieurs-europeens

Photographies 1870-2015 – Musée d’ethnographie de l’Université de Bordeaux

19 novembre 2015- 27 mai 2016

Illustrations: appartement parisien d’Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé – Bureau de  Guillaume Appollinaire.

 

Génération perdue

Une horloge marine a accompagné ma vie. Sur son cadran blanc émaillé, on peut lire l’inscription suivante:

Louis Meyer – 83 avenue de la Motte-Piquet – Paris

Cet objet a beaucoup voyagé. Il fut ramené de Salonique à ma grand-mère Lucie par son frère adoré prénommé Ferdinand. Il l’avait emportée dans son barda, de retour de la campagne d’Orient qui prolongea vers l’Est le conflit de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’en 1920. Il disait l’avoir trouvée à Salonique dans un poste-frontière abandonné par l’ennemi. C’est pour cela que je dit qu’elle a beaucoup voyagé, de Paris jusqu’aux frontières de l’Empire ottoman, puis vers un improbable retour dans un village de la Creuse, pour arriver finalement jusqu’à moi et m’accompagner dans mes multiples déménagements,  y compris celui qui me conduisit jusqu’à Istanbul, non loin de ce poste frontière pillé par les soldats… Pour cette raison sans doute, j’ai toujours pensé que cette horloge était dotée d’une vie propre et que son cœur battant, depuis tant d’années, sous tant d’horizons et de climats, rythmait la chamade de toutes les vies, y compris, dont elle avait enregistré le  tempo.

Je disais que Ferdinand était rentré sain et sauf de la guerre, ce qui ne fut pas le cas du fiancé de ma grand-mère qui n’en est jamais revenu et fit d’elle, comme de tant d’autres, une éternelle petite veuve marquée du sceau  de l’éternelle mélancolie.

couv-suffranAux premiers jours de cette année 2016 si peu encline à la fête et aux réjouissances, j’ai voulu remonter le temps de mon horloge pour revenir un siècle plus tôt en plongeant dans la lecture de ceux que l’on appelle à Bordeaux les écrivains de la génération perdue, celle de ceux qui ne survécurent pas à la guerre, à l’instar du romancier Alain Fournier, auteur du Grand Meaulnes, et de Guillaume Apollinaire, qui embrassait les bombardements comme des gerbes de mimosas en fleurs et fut blessé en 1916 d’un éclat d’obus à la tête. Il y a tout juste 100 ans…

A Bordeaux, ils s’appelaient Jean de la Ville de Mirmont, André Lafon, Jean Balde et aussi Georges Pancol écrivant à Winnie, sa fiancée anglaise, deux jours avant sa mort sur le front de Champagne:

La canonnade gronde partout : le temps est superbe et si doux.
Je n’ai aucun pressentiment funèbre; comment le pourrais-je, par un tel soleil ?
Et pourtant ?

Comme le passé est loin et comme l’avenir est proche !
Good bye, darling.

jean-ville-mirmont-dimanches-jean-dezert-L-1De cette génération perdue, dont la mort prématurée a souvent édulcoré la mémoire,  la silhouette mince de François Mauriac a émergé comme celle d’un gardien de phare solitaire. Il fut leur ami et écrit, dans sa préface aux Dimanches de Jean Dézert de Jean de la Ville: «La mort détruit, mais la vie dégrade (…) Sur la rive où nous aborderons un jour, nous reconnaîtrons d’abord ce jeune homme éternel. Mais lui, il ne nous reconnaîtra peut être pas. »

Il y a tout juste un siècle, dispensé de service pour raison de santé, Mauriac s’engage en 1916 comme infirmier volontaire et s’embarque pour Salonique avec l’armée d’Orient:

« Il fait ici l’hiver de Bordeaux : pluie, vent, boue – Quelle boue ! note-t-il dans une de ses lettres. Le quartier, les vieux remparts, eussent été pour moi, en d’autres temps, une révélation, tout ce que l’on sent sous ce grouillement de soldats, tout ce que l’on devine d’Orient immuable, de ghettos inaccessibles, de mosquées fermées. »

f_m2Pendant ce temps, dans les vignobles aquitains, des travailleurs journaliers ramenés des quatre coins de notre Empire colonial, ceux qui n’ont pas été réquisitionnés pour grossir les rangs de l’armée, pallient l’absence des soldats partis au front en travaillant dans les vignes. Nombreux sont ceux qui viennent d’Indochine où Georges Pancol a occupé un poste de fonctionnaire, à Hanoï, juste avant d’être expédié au front : « Des garçons et des filles (…) nous ressemblaient ; ils nous ressembleront ; ils étaient et ils seront jeunes comme nous le sommes ; ils ont eu, ils auront peut-être la couleur de nos yeux ou de notre bouche, la forme de nos lèvres, nos attitudes, nos gestes, quelques unes de nos pensées et beaucoup de nos désirs. Mais ils ne seront pas nous.»

Autre survivante, avec François Mauriac: Jean Balde, qui en vérité s’appelait Jeanne et ne se consola jamais de la perte de ses amis et tout particulièrement d’André Lafon, fauché dès 1915. Dans La Maison au bord du fleuve, souvenirs bordelais, elle s’interroge en 1937, un an avant sa propre mort, sur cette infinie tristesse qui semblait peser sur ses amis comme s’ils avaient eu la préscience de leur tragique destin: «Avant d’avoir vécu, notre jeunesse n’était donc avide que de défaites, d’illusions perdues et de longs regrets! (…) Ce qui pesait sur nous – je le sens aujourd’hui -, c’était la fatalité de la guerre proche.»

Bibliographie

Pour en savoir plus sur une Génération perdue, lire l’ouvrage éponyme de Michel Suffran publié par les éditions Le Festin, qui ont également rendu hommage à l’oeuvre d’André Lafon, auteur de L’Elève Gilles et de Jean Balde, La Maison au bord du fleuve.

Jean de la Ville de Mirmont, Œuvres complètes, éditions Champ Vallon, 1992.

Lire également Journal intime. Lettres à la fiancée. Poèmes de Georges Pancol, éditions Pleine Page

Illustrations

Ci-dessus: François Mauriac, convoyeur de la Croix-Rouge à Mourmelon en 1905

Ci-dessous: Les quais de Bordeaux, le soir, par Alfred Smith – 1892 – Bordeaux, musée des Beaux-Arts

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Promenade au parc Gezi

Si vous lisez ce blog depuis sa création, vous aurez sans doute remarqué que la Turquie s’y fait de plus en plus discrète. Certains d’entre vous le regrettent. Et moi-même, parfois… Sauf qu’il ne me semblerait pas honnête de continuer à faire comme si de rien n’était, de parler d’Istanbul comme si j’étais toujours là-bas, au  cœur de cette ville qui me fait parfois l’effet d’un bateau qui s’éloigne, comme les vapur que je voyais à ma fenêtre, traversant le Bosphore en direction d’Haydarpasa. Et puis, la radio a annoncé l’autre jour que des manifestations avaient lieu en plein centre d’Istanbul. Et les souvenirs ont refait surface…

Selon ses bonnes habitudes, la police anti-émeutes était en train de déloger à coup de gaz lacrymogènes pulvérisés à bout portant et de lances à eau dans la nuque ceux qui occupaient la très symbolique place Taksim. Il s’agissait pour ces intrépides de barrer la route aux pelleteuses chargées de faire table rase des grands arbres du parc Gezi pour les remplacer par un de ces projets immobiliers que la ville, en pleine expansion, a multiplié depuis une dizaine d’années. A tel point qu’en la quittant, je me suis dit que c’était peut-être mieux ainsi : ainsi je n’assisterais pas plus longtemps à la destruction de ce que j’avais tant aimé. J’avais déjà vu mon cher quartier de Beyoglu défiguré par  l’arrivée de Starbucks, des pâtisseries industrielles et du prêt-à-porter moche. Adieu le salon de thé Markiz, les librairies et le vieux bijoutier Diyamanstayn.…On avait sommé les commerçants de coordonner la décoration de leur devanture, qui furent repeintes d’une étrange couleur caca d’oie agrémentée de fausses dorures clinquantes. Les néons des années 50 ne survécurent pas à ce nettoyage au Karcher, même pas mon préféré, celui de ce cabaret nommé Chanzélizé (Champs-Elysées, a la turca) qui représentait une danseuse en mouvement. Par la magie du courant alternatif, la fille rose fluo en maillot vert anis levait la jambe en cadence. Plus tard, je l’ai ressuscitée, cette danseuse électrique: dans un roman. C’est le triste privilège des romanciers…

En écoutant les nouvelles à la radio, une vague de fond est donc remontée à la surface de ma mémoire, bercée par la voix de  Serif  Gören (qui réalisa, avec Yilmaz Guney, alors en prison,  le film Yol, Palme d’or 1982 à Cannes). En 1987, il m’avait fait visiter son quartier de Cihangir en me montrant les emplacements des anciennes maisons de bois  mystérieusement détruites par l’incendie, une nuit, toujours la nuit, comme par accident, pour dégager le terrain nécessaire à la construction d’un de ces immeubles en béton qu’il exécrait.

Vous me direz peut-être  qu’il ne s’agissait que de vieilles maisons prêtes à tomber en ruines. Et que dans l’affaire qui nous occupe ces jours-ci,  il ne s’agit après tout que d’un parc… Peut-être, mais je me souviens aussi d’un chauffeur de taxi turc rencontré un jour à Paris. Apprenant que je vivais à Istanbul, il était devenu intarissable sur cette ville qui avait été la sienne et, tout en conduisant, il me parla de ce parc avec un pincement dans la voix : « si vous aviez vu la place Taksim du temps de mon enfance. Et le parc Gezi, planté d’arbres magnifiques. Je m’y rendais souvent, avec mon grand père… »

Si je vous parle de tout cela, c’est parce qu’au delà de l’aspect purement politique, qui risque d’ailleurs de prendre finalement le dessus, il me semble que la question de départ qui est posée, ces jours-ci, en Turquie, c’est celle, à la fois simple et compliquée, du style de vie. Ce sujet-là ne se limite pas à un raz-le-bol du parti AKP au pouvoir et dépasse largement le cadre de la seule Turquie. Il concerne notamment  la privatisation de l’espace public (le mot gezi se traduit par promenade, en français) au  bénéfice de l’espace privé réservé aux élites (à ce sujet, je vous conseille de lire  l’article consacré il y a quelques années par Etudes balkaniques à la notion d’espace public dans la ville ottomane).

Si l’on observe la révolte en cours sous cet angle-là, alors la  restriction de l’espace public urbain apparaît comme  une métaphore du rétrécissement du champ des libertés de chacun, si infimes soient-elles. Et malheureusement pour les Turcs, le problème ne date pas non plus de l’arrivée des islamistes au pouvoir. Pour cette raison, ceux qui affrontent ces jours-ci la police me semblent faits de la même pâte que ceux qui accompagnaient le cortège funéraire du journaliste  assassiné, Hrant Dink. Ce jour-là, bravant la police et un siècle de non-dits sur le génocide arménien, ils proclamèrent qu’ils étaient tous des Turcs arméniens.

Parfois, les petites interdictions pèsent sur la vie quotidienne comme un couvercle. Ici comme là-bas… Il peut s’agir d’un arbre; de la longueur d’un ourlet… Vous vous souvenez, il n’y a pas si longtemps, de nos trains? Ils roulaient moins vite qu’aujourd’hui, certes, mais ils étaient équipés de fenêtres, des vraies, celles que l’on peut ouvrir et fermer. La vitre portait une inscription: e periciloso sporgersi. Mais on se penchait quand même un peu, pour le plaisir du vent dans les cheveux. C’est aussi ce genre de libertés que l’on a perdues. Ici comme ailleurs… Des trucs simples mais essentiels, comme les arbres du parc Gezi.  Alors, il me semble que nos brillants éditorialistes parisiens seraient bien inspirés de modérer leur ardeur avant de se lancer, comme je l’ai entendu ce matin à la radio, dans de lyriques envolées anti-turques et de douteux amalgames avec le «printemps arabe» qui n’a d’ailleurs, selon moi, que bien peu de sens, même en Afrique du Nord, où ce terme collectif fait fi des spécificités de chacun des pays concernés.

En écoutant la radio, je fus donc bien heureuse d’entendre que les jeunes Turcs occupaient bravement la place Taksim. En dépit des efforts déployés par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan (démocratiquement élu, rappelons le quand même, et en très bonne position pour être réélu la prochaine fois)  pour freiner leurs ardeurs: interdiction pour les hôtesses de Turkish Airlines d’utiliser un rouge à lèvres de couleur vive, interdiction de s’embrasser sur la bouche sur les quais du métro, restriction de la vente et de la consommation d’alcool… Un de ces jours, si Dieu le veut, j’irai  boire un raki à Istanbul avec mes amis. Mais nous ne pourrons plus  jamais poursuivre la soirée en allant  voir un film au cinéma Emek puisque ce même gouvernement a également décidé de sa démolition. Et je ne me pencherai plus à la fenêtre des trains de mes vacances. C’est bien dommage…

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L’écrivain Orhan Pamuk, dans Istanbul, souvenirs d’une ville, l’ouvrage qu’il a consacré à sa ville chérie, évoque lui aussi les incendies planifiés et rend hommage à Antoine Ignace Melling  (1763-1831). Architecte, peintre, graveur… et infatigable voyageur, il séjourna à Constantinople pendant dix-huit ans et devint architecte impérial du sultan Selim III. Son œuvre picturale volumineuse, remarquable par son sens du détail, donne une image précise et délicate de la société ottomane de son époque.

Istanbul, souvenirs d’une ville, d’Orhan Pamuk, Gallimard, 2007

Lire aussi les nouvelles et romans de Nedim Gürsel parmi lesquels je ne citerais pour le moment qu’un titre évocateur: Sevgilim Istanbul (Istanbul, ma bien-aimée). Sur l’actualité de la place Taksim, Nedim Gürsel a publié une tribune dans le journal Le Monde.

Illustrations:  Fikret Mualla (1903-1967).

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Pour suivre au jour le jour l’évolution des événements en Turquie, consulter  deux excellents blogs:

Celui de l’historien et chercheur spécialiste du monde turc, Etienne Copeaux:

http://www.susam-sokak.fr

Celui de la journaliste franco-turque Defne Gürsoy sur Mediapart:

http://blogs.mediapart.fr/blog/defne-gursoy

Y comme Yvetot

J’ai écouté ce matin sur France-Inter l’interview d’Annie Ernaux par Pascale Clark, au sujet de la prochaine sortie d’un texte intitulé Retour à Yvetot. Ce très court récit de quatre-vingts pages fut le support d’une conférence que donna la romancière en octobre de l’année dernière dans la ville de son enfance.

Yvetot. Dans la topographie intime d’Annie Ernaux,  parfois mentionnée en toutes lettres, parfois signalée par sa seule initiale Y, la ville trace  le point de départ de l’écriture :  «Comme ne l’est aucune autre ville pour moi, Yvetot est le lieu de ma mémoire la plus essentielle, celle de mes années d’enfance et de formation, cette mémoire-là est liée à ce que j’écris, de façon consubstantielle. Je peux même dire : indélébile. »

Dans l’histoire de la littérature française, Yvetot figure aussi comme cible de l’ironie mordante de Flaubert, lui-même normand, natif de Rouen. Dans son Dictionnaire des idées reçues, à N comme Naples, il note : «Voir Naples et mourir. » Puis à S comme Séville : «Voir Séville et mourir.» Puis à Y comme Yvetot : «Voir Yvetot et mourir. » Quel farceur, ce Gustave. Annie Ernaux ne conteste pas l’incapacité du lieu  à séduire :

« Yvetot, cette ville la plus laide du monde selon Flaubert, écrit-elle. Dans mon souvenir, l’opinion des Yvetotais eux-mêmes n’a jamais été bien meilleure. La mocheté d’Yvetot, sans cours d’eau, sans le moindre parc ou jardin public, détruite deux fois, en 1940 et en 1944, banalement reconstruite, était une affaire entendue. Une sorte d’endroit disgracié que l’on habitait par tradition ou nécessité, faute de pouvoir aller ailleurs. »

Aller ailleurs, peut-être… mais où ? Aller voir ailleurs ? Et avec qui ? Voilà une question que la belle Emma B. aurait été bien inspirée de se poser avant de tromper ce pauvre Charles en se livrant à des amants tous aussi décevants les uns que les autres.

« J’ai souvent envié la légèreté des enfances voyageuses, passées de ville en ville ou de pays en pays, écrit la romancière. Je suis arrivée à Yvetot à l’âge de cinq ans et, jusqu’à dix-huit, j’en suis rarement sortie. » Heureusement, l’écrivaine s’est sauvée du bovarisme par l’écriture au scalpel, en creusant de préférence là où ça fait mal.

Quant à Gustave, il a fini par trancher dans le vif, confiant dans une lettre à sa chère Louise Colet qu’à ses yeux « Yvetot vaut Constantinople ». Nous n’explorerons pas ici  la question de savoir ce qu’il veut exactement dire en comparant les « valeurs » de ces deux villes si peu comparables. Les candidats au prochain concours général de littérature s’en chargeront. En toute objectivité, ils feront bien bien quand même d’aller faire un tour préliminaire du côté des  volumineuses archives du célèbre Gustave qui, dans sa fameuse correspondance, se plaint, à Constantinople, de l’humiliation causée par une maladie vénérienne qui lui ferma les portes d’un bordel tenu par une Italienne  suspicieuse qui le poussa carrément vers la sortie.

Ayant pour ma part quitté Constantinople il y a sept ans (comme le temps passe) et sans aucune intention d’aller m’installer à Yvetot, je me contenterai pour ma part de vous transcrire la formule toute aussi lapidaire que Flaubert consacra à Bordeaux, la ville où le destin m’a ramenée. Descendu de sa Normandie natale,  Gustave est encore tout jeune et vient de passer son bachot, qu’il a présenté en candidat libre après s’être fait virer du lycée pour indiscipline. Pour fêter son succès à l’examen, son père lui a offert un voyage en voiture à âne jusqu’en Corse. Chemin faisant, il  découvre le vignoble bordelais : « Je me suis empiffré de vins de première qualité », note-t-il au sujet d’un dîner au château Léoville. Mais allez donc savoir pourquoi, Bordeaux lui fait horreur: « Une atmosphère de cigare éteint, de la boue et des oies qui y pataugent », écrit-il. Quelle teigne, quand même, cet homme-là…

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Les illustrations de cet article sont empruntées à l’excellent blog consacré à l’architecture vue par les cartes postales:

http://archipostalecarte.blogspot.fr

Ces images sont des détails de la nouvelle église d’Yvetot, photographiée pendant sa construction entre 1949 et 1956, pour remplacer l’église Saint-Pierre détruite par les bombardements de 1940. L’édifice est classé depuis 2001 aux Monuments historiques.

Annie Ernaux est née  le 1er septembre 1940 à Lillebonne, en Normandie. Son livre, Retour à Yvetot est publié par les éditions du Mauconduit. En librairie le 23 mai.