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Adieu, Georgia

Chers lecteurs,

Voici un peu plus de dix ans que j’ai créé ce blog, auquel le temps est venu de mettre un terme. Mes plus anciens et fidèles lecteurs savent qu’il prit sa source entre Istanbul et Paris, pour soigner la mélancolie d’un retour pas vraiment souhaité.

En ce temps-là, je m’étais inscrite à l’école des Langues orientales (Inalco), pour y poursuivre à ma façon le voyage en Orient en approfondissant mes connaissances de la langue et de la culture turque. C’est ainsi qu’à l’invitation du monde.fr j’eus l’idée de créer cette fenêtre culturelle ouverte entre la France et la Turquie.

Un vers du poète turc Ilhan Berk m’avait soufflé l’idée du titre :

Où est passée Zozo Dalmas ?

Sur cette piste, je m’étais lançée à la poursuite de mon héroïne: une danseuse  des années 1930 ressuscitée par la magie du poème.  Une femme célèbre dans toutes les capitales du Moyen-Orient de l’époque: Beyrouth, Le Caire, Constantinople… Cependant, à l’image de l’ancienne Byzance,  dont j’avais arpenté les rues et les ruelles avant de m’en éloigner tandis que le vent de la politique commençait à souffler sur les minarets, l’histoire de Zozo m’avait toujours échappé, fuyante comme une anguille…

Un message venu de Grèce au sujet de Georgia

Jusqu’au jour où, sept ans plus tard, je reçus un message posté de Grèce par lequel mon correspondant, qui porte le beau prénom de Moïse, me transmettait de nouveaux éléments sur Zozo. Il m’apprit ainsi qu’en vérité elle s’appelait Georgia, et avait fini ses jours sur les doux rivages du golfe de Corinthe où il passait lui-même ses vacances avec son épouse.

«  Nous avons cherché qui était cette femme blonde emblématique de la marque de cigarette Santé que vous évoquiez dans votre article, m’avait-il écrit, et il n’y a guère que votre blog qui nous en a informé ».

Vous trouverez ici le déroulé de ces années dix années pendant lesquelles la Turquie et la France n’ont malheureusement pas connu les jours les plus heureux de leur histoire.

Tous les articles écrits au fil de ce temps suspendu sont réunis ici. Vous pouvez donc les explorer à votre guise…

Marie-Michèle Martinet

Illustrations: Le Bosphore depuis ma fenêtre à Beyoglu en 2006 ©Marie-Michèle Martinet – Paquet de cigarettes grecques de la marque Santé. © Santé, Georgia dans sa maison de Galaxidi.

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Les Oubliés – Pessac 3/4

29e Festival international du film d’histoire de Pessac

La 29e édition du Festival du film d’histoire de Pessac, placée sous le signe de l’entre-deux guerres (1919-1939), se consacre cette année à trois décennies multiformes que les organisateurs ont  rassemblées sous une formule assez parlante, faisant référence à la Drôle de guerre qui précéda l’occupation par l’Allemagne des Pays-Bas  et de la Belgique : La Drôle de Paix.

L’Histoire peut-elle bégayer?

L’évocation de cette période prête peu à sourire et la sélection des films montrés au public depuis lundi se distingue, à quelques rares exceptions près, par son austérité. D’autant que le recours appuyé du président de la République aux références aux années 1930 pour évoquer l’actualité présente du pays jette sur les projections et les débats une sorte d’écho qui vient brouiller les esprits plus qu’il ne les éclaire. Le Figaro tentait récemment d’exprimer ce malaise général du moment : c’est « comme  si nous assistions dans l’impuissance au grand retour d’ennemis hier vaincus. » Cependant, L’Express s’interroge : « L’Histoire des années 1930 peut-elle bégayer? »

Un récit figé réglé comme une horloge

Les films que l’on a pu voir ces derniers jours posent, plus que jamais et chacun à sa manière, la question du récit historique. Lorsque j’étais enfant, à l’école, l’histoire de France (celle des autres pays intéressait peu l’Education nationale) nous était essentiellement enseignée de manière chronologique en se basant sur des dates (ce qui ne m’arrangeait pas du tout car j’ai une très mauvaise mémoire des chiffres). Cela donnait l’impression d’un récit coupé de l’humain, figé et immuable, d’une précision et d’une justesse horlogères.

Tout le monde a ses raisons

Il me semble que c’est en parlant avec les hommes et les femmes ou en lisant leurs témoignages sur l’histoire en train de se faire que l’on commence à comprendre que cette discipline est tout sauf une science exacte; et qu’à vouloir s’y contraindre, on se condamne à la trahir. Car elle est polymorphe, elle vieillit bien ou mal, comme le vin. Et tout dépend du point de vue de celui qui la raconte, comme l’a si bien résumé Jean Renoir évoquant sa Règle du Jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons. »

Sauf que certains auteurs, par goût de la simplicité ou excès de certitude, la racontent sans tenir compte de sa complexité. C’est ce que racontait si bien, jusqu’au vertige, La Passeuse des Aubrais de Michael Prazan (documentaire sélectionné l’année dernière). C’est aussi ce qui fixe les limites de La Tondue de Chartres de Patrick Cabouat projeté hier.

« En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre. »

Paul Eluard

Faire parler une photo de Capa

Le réalisateur s’était fixé pour objectif de décortiquer le sens caché d’une fameuse photo de Robert Capa, fixant sur la pellicule, à la Libération, une femme tondue  escortée par la foule haineuse qui la conspue. Mais il s’empêtre dans un récit qui irrite par ses « oublis »: aucune mention n’est faite, par exemple, de la nature de ceux et celles qui procédèrent à l’humiliation de ces femmes, coupables ou non-coupables des faits qui leur étaient reprochés, mises au pilori par des hommes qui furent le plus souvent des « résistants de la 25e heure », soucieux de se trouver un bouc émissaire pour tenter de se racheter une vertu à bon compte. Une telle omission met extrêmement mal à l’aise et le fameux poème de Paul Eluard* cité à la toute fin de ce documentaire ne suffit pas à rectifier le tir ; au contraire, il donne l’impression d’un tardif regret. D’autant plus que les photos utilisées pour servir de support au récit sont loin de se rapporter toutes aux personnages dont il est directement question ce qui accentue l’impression de condamnation en bloc et sans nuances des femmes que l’on voit à l’écran.

Les amnésies de l’Histoire

A l’opposé, Les Oubliés de la victoireL’Odyssée des soldats d’Orient de C. Gruat et D. Sapaut. Ce film, consacré au front de l’Est et à la très oubliée armée d’Orient, brille par son souci de donner la parole à chacun, qu’il s’agisse du général Franchet d’Esperey, commandant les troupes alliées parties de Salonique, de l’officier cultivé échangeant de magnifiques lettres avec son épouse, du simple bidasse impatient de retrouver sa province… L’ensemble donne à entendre de manière symphonique la multiplicité des regards et des parcours tout en réparant les oublis de l’Histoire et de sa grande Hache, comme l’écrivit Georges Perec. Car l’effort de ces soldats fut décisif pour la victoire. Il se poursuivit jusqu’aux portes de Constantinople et celles de la Russie (alors passée aux mains des Soviets) et se prolongea bien au-delà de l’armistice de 1918, de ses flonflons et de ses musettes.

C’est aussi cela, le mérite du festival de Pessac : faire remonter à la surface des consciences des images que l’on avait peut-être oubliées, des visages trop tôt effacés, des voix qui se sont tues dans l’indifférence générale des amnésies opportunes.

* Comprendra qui voudra, Paul Eluard, 1944
Illustrations (de haut en bas): Les Oubliés de l’Histoire, L’Odyssée des soldats d’Orient (en Serbie) – Robert Capa, La tondue de Chartres – Les Oubliés de l’Histoire, L’Odyssée des soldats d’Orient.

Leto – Pessac 2/4

29e Festival international du film d’histoire de Pessac

L’été incandescent du rock soviétique avant la Glasnost

Parmi les films entrant dans la sélection de la compétition fiction, cette semaine à Pessac, celui de Kirill Serebrennikov (également réalisateur du Disciple), intitulé Leto (été, en russe).

Présenté à Cannes au printemps dernier, Leto fut récompensé du prix de la meilleure musique. On attendait donc sa sortie en salle avec impatience. Ce sera chose faite début décembre et dès cette semaine à Pessac.

Back in USSR

Le meilleur des 60’s/70’s anglo-saxonne défile sur la bande son survitaminée du film: Iggy Pop, Lou Reed, The Talking Heads… Mais que l’on ne s’y trompe pas, on est bien en URSS, au tournant des années 80 et ce sont des Russes de la rue qui, dans le bus ou les trains de banlieue, font vibrer les murs en empruntant à Debbie Reynolds sa plus fameuse supplication: Call me, call me…

Un Jules et Jim éclairé au néon

L’histoire se passe à Leningrad (pas encore redevenue Saint-Petersbourg) pendant l’ère Brejnev. Elle rayonne autour d’un groupe de musiciens underground dominé par deux personnages centraux et leur égérie, Natascha. A eux trois, ils forment une équipe à la Jules et Jim, pleine de tendresse  jalouse et de jalouse tendresse, mais en version estampillée Pravda, bourrée de contradictions. On oscille sans cesse entre jubilation et mélancolie, violence sociale et douceur des relations amoureuses et amicales.

Concerts sous surveillance

Tandis que les deux garçons ferraillent pour se faire un chemin vers la gloire, en tapant sur des casseroles, scènes hilarantes de concerts placés sous surveillance par les comités de censure, chargés de contenir un public adolescent trépignant prié de rester bien scotché à sa chaise.

Hommage à Viktor Tsoï (1962-1990)

Kirill Serebrennikov rend ici hommage à deux comètes incandescentes de la scène rock soviétique des années 1980: Mike Naumenko (du groupe Zoopark) et surtout Viktor Tsoï (Kino) qui disparaîtront l’un et l’autre à l’aube de la décennie suivante, c’est-à-dire juste avant la chute du Mur. A cause de cela, la nostalgie n’est donc jamais loin, tiraillée entre un pouvoir de plus en plus à la peine et une jeunesse qui rêve de liberté et ne sait pas encore que la Glasnost viendra pour bientôt.

L’ombre de l’Afghanistan

Pour l’instant, la seule musique qui compte est celle qui vient d’Occident et circule sous le manteau. Et aussi celle qui reste à composer, des images plein la tête inspirées des pochettes de vinyl que l’on accroche à même les murs comme des tableaux de maître. Des images qui envahissent la pellicule noir et blanc, rayée d’incrustations argentées, mélange d’énergie pure et de mélancolie quand, subrepticement, se glisse une séquence où de jeunes garçons  doivent se soumettre à la visite médicale précédant leur départ pour l’Afghanistan.


La mort n’est jamais loin…

Kirill Serebrennikov nous remet alors en mémoire, sans pathos mais d’une manière déchirante et infiniment triste à la vue de ces jeunes garçons fragiles et nus, déjà malmenés par des infirmières alourdies par l’indifférence, que ces années-là sont aussi celle d’une guerre (1979-1989) qui fit environ 50.000 morts côté russe et au moins dix fois plus parmi la population civile afghane. C’est aussi l’une des forces de ce film un peu fou de nous rappeler, avec la virulence de la scène punk dans ses meilleurs moments, que la mort n’est jamais loin.

Assignation à résidence

Leto a été chaleureusement accueilli par le public cannois au printemps dernier, mais son réalisateur n’a pu faire le déplacement jusqu’à Cannes. Kirill Serebrennikov est sous le coup d’une assignation à résidence en Russie depuis plus d’un an.

Leto, de Kirill Serebrennikov. Sortie en salles le 5 décembre 2018 — Projeté à Pessac le mardi 20 novembre à 21h15 et le jeudi 22 novembre à 19h10. Extrait:

 

 

La Drôle de Paix – Pessac 1/4

29e Festival international du film d’histoire de Pessac

Au lendemain des commémorations du centenaire de 1918, le Festival du film d’histoire de Pessac a choisi d’interroger la période qui suit le retour à la paix jusqu’à la Drôle de Guerre.

La Drôle de Paix, c’est donc le sujet que cette 29e édition qui ouvrira lundi s’apprête à explorer, sous l’angle du cinéma. Une vingtaine d’années foisonnantes et contradictoires. Comme le rappelle l’historien et fidèle président d’honneur du festival, Jean-Noël Jeanneney, il s’agira donc, à travers projections, débats et rencontres de « restituer le foisonnement des libertés successives et des potentialités enfuies », de « donner à voir le tourbillon des occasions manquées d’échapper à l’horreur finale ».

Entre passions collectives et intérêts confrontés*

Seront convoqués, entre autres,  pour nous rafraîchir la mémoire, quelques chefs-d’œuvre du cinéma muet, tellement prophétiques, comme Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene ou Nosferatu de Murnau, la charmante et divertissante Sérénade à trois de Lubitsch, dansant sur les cendres fumantes de l’effondrement de 1929, la tragique souricière du Jardin des Finzi-Contini de Vittorio De Sica, interrogeant en 1970 le piège antisémite de l’Italie fasciste de  l’été 1938…

Plus facile de faire la guerre que la paix

Le délégué général, Pierre-Henri Deleau, a également pris soin, comme à son habitude, de sélectionner le meilleur des films documentaires d’histoire de l’année écoulée, avec le très émouvant Clémenceau dans le jardin de Monet de François Prodomidès racontant la puissante amitié de deux géants : l’un que l’on surnomma Le Tigre déclarant, au sortir de la victoire chèrement payée à Verdun qu’il est « plus facile de faire la guerre que la paix », l’autre, armé de ses seuls pinceaux, se battant jusqu’à la mort contre la cécité pour accomplir son oeuvre gigantesque menacée d’anéantissement.

Des secrets troubles

Dix films documentaires inédits (indépendants du thème de La Drôle de Paix) présentés en avant-première seront en compétition, parmi lesquels on note celui de Michael Prazan (auteur de la fascinante Passeuse des Aubrais présentée lors d’un précédent festival) sur les goulags, revisités à travers le regard d’Assia Kovrigina, une petite fille de Zek. Ou L’Homme que nous aimions le plus de Danielle Jaeggi. Ou encore  La Tondue de Chartres de Patrick Cabouat, qui scrute les secrets troubles d’une photo emblématique de Robert Capa prise en août 1944, à la Libération. Ces trois réalisateurs seront présent à Pessac.

 

Dix longs-métrages de fiction (également indépendants du thème) sont également en compétition. Nous y reviendrons la semaine prochaine…

Prochain article : demain dimanche — Leto de  Kirill Serebrennikov

Illustrations: © Nosferatu le vampire — Sérénade à trois — Robert Capa, la tondue de Chartres — L’Homme que nous aimions le plus.
*Jean-Noël Jeanneney

Fifaac 2018 – 4/4

Le palmarès des films en compétion

Lupus doublement récompensé

Tant que les murs tiennent, Grand Prix du jury pro

Le jury du festival international du film d’architecture de Bègles, présidé cette année par Tania Concko*, a décerné ce soir son Grand Prix 2018 au long métrage de Marc Perroud, Tant que les murs tiennent, dont nous avons déjà longuement parlé (voir l’article). C’est un prix très mérité pour un film polyphonique qui raconte l’histoire du naufrage d’un fleuron de l’industrie textile française d’après-guerre condamné par les délocalisations des années 1980.

Le Grand Prix du jury étudiant composé de sept élèves de l’ENSAP BX va à Lupus, un court-métrage d’animation de Carlos Gomez Salamanca (France/Colombie, 2016) qui reçoit également une mention spéciale du jury professionnel. Ce film a fait l’unanimité par la pertinence de son scénario et la maîtrise des techniques graphiques mises en œuvre. Inspiré d’un fait divers, il raconte la mise à mort d’un vigile attaqué par des chiens de garde sur un chantier d’immeubles à Bogota. Il met en perspective la violence de la meute animale rendue à l’initiale sauvagerie des loups et celle d’un autre esprit de meute, celui d’une classe politique agressive animée par l’esprit de conquête du territoire et l’appât du gain.

 

Les étudiants de l’ENSAP BX ont également gratifié le long-métrage de Fanny Tondre, Quelque chose de grand (France, 2016) d’une mention spéciale pour sa mise en scène de la réalité concrète du travail des ouvriers sur le chantier de construction de la gigantesque usine d’épuration d’Achères par Luc Weizmann.

Les mentions du jury professionnel vont à Innerspace de Shen Wei et Ma Yanson (Chine, 2017). Un poème chorégraphique à la beauté plastique extrêmement maîtrisée dédié au Harbin Opera Hause de MAD architects.

Ce même jury attribue une mention supplémentaire à Moriyama-San de Bêka & Lemoine (France, 2017). A ce sujet, Tania Concko a précisé, au nom de l’ensemble du jury, que ce film déjà multiprimé (notamment à Chicago et à Leipzig) aurait peut-être mérité une présentation hors compétition. Tania Concko a également souligné qu’il n’avait pas été facile de trancher entre des films très différents par leurs formats mais tous ambitieux par leur qualité.

* Le jury international était composé de Tania Concko, présidente, architecte à Amsterdam, Nicole Balavoine (auteur, scénariste), Nelson Correa Drago (architecte uruguayen), Lucas Bacle (architecte, réalisateur), Jean-Paul Chaumeil (auteur, cinéphile), Zoé Sans-Arcidet-Lacourt (directrice de projets culturels).

Fifaac 2018 – 3/4

Les récits dans le brouillard de J. Amimer

Les Récits d’Oradour, film de Jérôme Amimer projeté ce samedi dans le cadre du festival du film d’architecture de Bègles revient sur l’histoire dramatique du village d’Oradour-sur-Glane où 642 personnes (hommes, femmes et enfants) furent exterminés par les nazis en 1944, par la division SS Das Reich, lors du repli de l’armées allemande. Après la guerre et la décision prise par le général De Gaulle de faire d’Oradour un symbole, le village s’est figé dans son passé et dans les ruines des maisons qui lentement subissent le grignotage du temps qui passe…


A la source du passé familial

En allant filmer ces places et ces rues abandonnées à leur désolation et en donnant la parole à ceux qui sont les héritiers des martyrs de 1942, Jérôme Amimer poursuit le lent et patient travail introspectif engagé autour de sa propre souffrance familiale. Celle qui prend sa source dans le passé d’une grand-mère russe échappée en 1942 de son village également brûlé par les nazis.

Comme en zone d’ombre

Toute la filmographie du réalisateur est marqué du sceau de ce destin familial, depuis Le Reflet en 2008 suivi de L’ombre en 2011, puis Khatyn (2012) consacré  au massacre du même nom, en Biélorussie (1943). Dans La Cité Intérieure (2016), Jérôme Amimer livre cette confidence au sujet de son enfance et de cette «mémoire familiale qui [le] fuit» :

« J’étais toujours comme en zone d’ombre […] J’ai l’impression d’être dans un brouillard bizarre… »

Pour ces Récits d’Oradour, après la projection il parle de l’évidence de choisir le noir et blanc et de l’importance des voix de ceux qui n’en finissent pas de raconter cette histoire,  comme une litanie, une complainte qui les hante. Son film est à son image: terriblement mélancolique.

Illustrations: Les Récits d’Oradour © Leitmotiv Production

S. V. Aznavourian

Charles Aznavour est parti et je ne sais que dire pour ajouter mon petit caillou, ma note au concert international de louanges qui accompagne son départ vers un music-hall inconnu. Aussi loin que remonte ma mémoire, il me semble qu’il a toujours été là. Depuis l’enfance, il était là, sa voix sur le tourne-disque de Claire, la maman de ma première amie de jeunesse, Véronique, qui écoutait ses disques en boucle, pleurant sur je ne sais quelles amours envolées. Certains l’ont dit très laid, moi je le trouvais beau et je n’étais pas la seule…

Un sosie d’Istanbul

Quand je suis allée vivre à Istanbul, ce fut pour y partager la vie d’un homme né en 1950 du côté d’Erzincan, au nord-est de la Turquie. Cet homme lui ressemblait tant qu’un jour, dans un restaurant  à Paris, un client est venu lui demander un autographe, ce qu’il a accueilli avec une politesse froide en rectifiant l’erreur. Pourtant, j’ai toujours pensé que du sang d’Arménie coulait dans ses veines, mais ceci est une autre histoire…

A Istanbul, sur l’avenue Istiklâl, tout près de la petite rue Postacilar où j’habitais, il n’était pas rare d’entendre les marchands de musique faire jouer l’une ou l’autre des chansons de Charles Aznavour. Les hommes et les nations ne sont pas à une contradiction près…

Les passages d’Istiklâl Caddesi

C’est une avenue particulière qu’Istiklâl Caddesi. De chaque côté, les immeubles sont percés ici et là de porches donnant accès à des passages qui se faufilent entre les immeubles, abritant des petits commerces d’un autre âge, des bars, des restaurants, un peu comme les passages du 9e arrondissement de Paris, qui furent d’ailleurs construits à la même époque. L’été, ils offrent aux promeneurs un peu d’ombre et de fraîcheur; l’hiver un abri contre le vent glacé et la neige.

Il faudrait écrire un livre rien que pour parler de ces passages : certains s’appellent simplement Poisson ou Fleur, on y achète du poisson, des fleurs, mais on peut aussi y boire un verre ou deux. Chacun d’eux porte en lui un petit morceau de l’histoire compliquée d’Istanbul, à l’image de ce Passage des Fleurs dont je viens de parler qui fut ainsi baptisé en mémoire des petits bouquets que les Russes blanches ruinées par l’exil venaient y vendre.

L’énumération de leurs noms est déjà un voyage, ponctué de points sur les cartes d’Etat major (comme Suriye pasaji, Avrupa pasaji, Atlas pasaji) ou sur les vieux registres de l’Etat civil ottoman, tels que le Passage Hazzopoulo écorchant un peu le nom de son premier propriétaire, le banquier grec Hacopoulo…

Aznavur pasaji, n°108

Au numéro 108 de l’avenue, vous trouverez le Passage Aznavur, créé par l’architecte arménien Hovsep Aznavur. Un homonyme de notre Aznavour bien-aimé, baptisé sous le nom de Shahnourh Varinag Aznavourian. Fasse que le Dieu des Courants d’Air nous le ramène de temps en temps, les jours de pluie ou de cafard, se faufilant dans les passages, qu’ils soient d’Istanbul, de Paris ou d’ailleurs, parmi les marchands de vieux livres ou d’anciennes porcelaines du Japon, pour faire couler longtemps nos larmes sur sa mélancolie…

Photos: Tirez sur le pianiste de François Truffaut (1960) – Istiklâl Caddesi et son tramway – Copyright: Ara Güler – Le passage Europe (Avrupa pasaji), autrefois nommé passage des miroirs (Aynali pasaji) en raison des 22 miroirs qui tapissaient la galerie du rez-de-chaussée, détruits lors du grand incendie de 1870. Copyright: Ara Güler.

Un Vénérable Tulipier

En ces derniers jours du mois d’août, j’aimerais vous dire quelques mots d’un court voyage réalisé cet été dans une terre de France qui m’était jusque-là inconnue : l’Ariège. L’endroit se trouve à une centaine de kilomètres au sud de Toulouse, entre Pamiers et Mirepoix. je n’en dirai pas plus… C’est une grande propriété dotée d’un parc tout aussi vaste. Sitôt arrivée, mon hôte m’a informée : « vous voyez cet arbre, juste en face, c’est notre tulipier. Il est très âgé… ».

Liriodendron tulipifera

Le temps et les années étant une mesure particulièrement élastique selon la façon dont on les passe, nous en sommes restés là. Pour un moment… Jusqu’à ce que ma mémoire me ramène à Bordeaux, vers le Jardin Public qui contient lui aussi quelques beaux spécimens exotiques.

Dès mon retour à la maison, j’ai engagé des recherches et appris que le tulipier de Virginie (Liriodendron tulipifera), comme le pacanier (noyer de Pécan) et le magnolia grandiflora, font partie des essences introduites en Europe dès le XVIIIe siècle à la faveur du développement des échanges internationaux. Le tulipier de Virginie fit son apparition en France très exactement en 1663. Les deux spécimens les plus célèbres furent offerts à la reine Marie Antoinette en 1771 et plantés à Versailles, où ils succombèrent malheureusement aux assauts de la tempête de 1999.

Un cadeau de l’Amérique à ses amis de France

Avant d’occuper les plus hautes fonctions, le troisième Président de la République des Etats-Unis, Thomas Jefferson, fut ambassadeur de son pays  en France de 1785 à 1789. A ce titre, il s’employa à faire découvrir aux Français ces essences jusque-là inconnues sous nos climats. Descendant  d’une famille de planteurs de Virginie, il était féru de botanique : six mois avant son arrivée à Paris, il expédia de sa propriété de Monticello, près de Charlottesville, des plants de pacanier.

Lors de sa visite à Bordeaux en 1787, il offrit l’un de ces plants au propriétaire du château Carbonnieux (Léognan). L’arbre mesure aujourd’hui plus de 30 mètres de hauteur, comme celui que l’on peut découvrir au détour des allées du Jardin Public de Bordeaux (classé arbre remarquable par l’association A.R.B.R.E.S. ( Arbres Remarquables: Bilan, Recherche, Études et Sauvegarde) . Il fut planté plus tard, en 1856.

Trois poignées de graine de tulipier

Le philosophe Malesherbes fut du nombre de ceux qui participèrent à l’acclimatation de ces arbres venues d’Amérique. En 1786, il écrit à Jefferson :

« Vous m’avez fait, Monsieur, un présent bien précieux dont je ne peux vous faire assez de remerciements. La noix pacane est un des arbres d’Amérique qu’il est le plus intéressant de naturaliser en Europe. »

Une trentaine d’années plus tard, le 17 août 1804, Adrienne-Catherine de Noailles, comtesse de Tessé, poursuit la correspondance des Français avec Jefferson en rendant compte de ses efforts horticoles et de son attachement à l’amitié franco-américaine:

« J’ai besoin, Monsieur, de vous persuader que mon cœur est pénétré de gratitude par vos constantes bontés et de vous rendre compte du produit de votre caisse.
Les plans de Magnolia sont arrivés hors d’état d’être ranimés. Ceux de Sassafras et de Cornus Florida quoique malades ont repris pour la pluspart assez de vigueur pour espérer de les conserver. Il en est de même des Rosiers ou Eglantiers. […] Nos Tulipiers portent maintenant en France assez de graine pour qu’on ne manqua pas de plants si elle rendait la millième partie de celle d’Amérique, mais il s’en faut bien. Je préférerai toujours trois poignées de graine de Tulipier prise sur un arbre d’Amérique à un boisseau récolté sur un Tulipier de France. »

Un calcul polytechnique

L’histoire ne s’arrête pas là. Ces informations, que je ne manquai pas de transmettre à mes amis, excitèrent leur désir d’en savoir plus sur l’arbre majestueux dont la présence a accompagné l’enfance de leurs ancêtres, la leur, celle de leurs enfants et de leurs petits- enfants.

Le projet prit donc forme de mesurer le tulipier afin de déterminer son âge exact. Ce qui me donna l’occasion de découvrir que l’école Polytechnique est assurément une institution très utile, puisqu’elle enseigne aussi à ses élèves l’art de réaliser ce genre de calcul, même dans les conditions spartiates  qui prévalurent au résultat.

Si j’ai bien compris, la méthode fut la suivante: à  l’aide de l’épuisette de la piscine, servant de jauge (J), en prenant repère sur la pupille de l’œil (O) de Grégoire, situé entre les pots d’Anduze des citronniers et l’orangerie, et grâce à quelques calculs annexes, Nicolas est parvenu à un résultat digne de l’X dont il est issu : le tulipier ariégeois mesure 34 mètres !

On sait donc maintenant que l’arbre est contemporain de son cousin du château Carbonnieux, qu’il fut sans doute planté à la toute fin de l’Ancien Régime (ou contemporain de la Révolution), et qu’il aurait sans doute beaucoup d’histoires à raconter si nous avions le don de comprendre la langue des arbres.

Illustrations (de haut en bas): planche botanique de la feuille et de la fleur du tulipier. Ellis Rowan, A Guide to the Trees (1900) d’Alice Lounsberry – Portrait de Thomas Jefferson par  John Trumbull (1756-1843). Thomas Jefferson Foundation, Inc., Monticello, Virginia – Portrait d’Adrienne-Catherine de Noailles, comtesse de Tessé – Calcul polytechnique de la hauteur du tulipier de l’Ariège (avec mes remerciements à celui qui bien voulu m’en envoyer le résultat).

La Douleur 2/2

L’adaptation d’un roman au cinéma est un exercice périlleux. Une alchimie difficile. Souvent, les couleurs y semblent factices, les voix fausses, la petite musique des mots perdue.

L’Amant de Jean-Jacques Annaud

Concernant Marguerite Duras, on se souvient de l’adaptation de L’Amant (1985) par Jean-Jacques Annaud (1992) : la gamine souriait sans mystère, le Mékong sentait l’eau de Cologne… encore une fois, la fusion n’avait pas fonctionné. La réaction de Duras fut brutale : ulcérée par cette  illustration si plate, elle reprit la plume pour se réapproprier son histoire en écrivant L’Amant de la Chine du Nord, publié en 1991, c’est-à-dire avant que le film soit en salle: «Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance: l’imaginaire», écrivit-elle alors, reprenant ainsi  la main sur son enfance vécue et fantasmée en Indochine…

La Douleur d’Emmanuel Finkiel

Pour toutes ces raisons, on pouvait craindre un nouveau fiasco avec La Douleur d’Emmanuel Finkiel. Sauf que le film, primé au dernier Festival du film d’histoire de Pessac, est une très belle réussite. Après la mise en scène théâtrale de Patrice Chéreau, portée par Dominique Blanc, Emmanuel Finkiel offre une proposition très soignée dans sa forme, jouant notamment sur l’ombre et la lumière, le net et le flou, donnant corps au travail de l’écrivain, que le réalisateur n’hésite pas à soumettre à des dédoublements oniriques portés par les mots de Duras qui scandent le récit à la manière d’une partition mentale.

Les cahiers oubliés

On se souvient de l’histoire de ce texte racontée par son auteur : deux cahiers bleus retrouvés presque par hasard au fond d’une armoire bleue, dans la maison de Neauphle-le-Château. Un journal dont elle précisera qu’elle n’a conservé «aucun souvenir de l’avoir écrit».

On sait aujourd’hui grâce à ses biographes qu’elle l’a probablement composé après la guerre en 1946-1947. Elle y raconte les heures sombres de sa vie en 1944, alors que son mari, l’écrivain et poète Robert Antelme, engagé comme elle dans la Résistance (ils faisaient partie du réseau Morland, nom de guerre de François Mitterrand) venait d’être arrêté sur dénonciation. Pour le faire libérer, elle était prête à tout, y compris à jouer avec le feu en se rapprochant d’un agent français travaillant pour la Gestapo.

J’ai détesté Duras

Dans une interview au journal Le Monde, Emmanuel Finkiel n’a pas caché l’ambivalence de ses sentiments à l’égard du texte de Duras et de son jeu de cache-cache entre fiction et réalité: « J’ai détesté Duras en travaillant à mon film. Puis j’ai été reconquis. Ses ficelles sont si grosses. Elle nous montre qu’elle ment. Elle expose sa faiblesse pour mieux dire la vérité.»

« La dernière fois que j’ai vu Rabier…»

Dans le texte le gestapiste qui l’invite souvent à déjeuner s’appelle Rabier ; dans la vrai vie, son nom est Charles Delval: il sera exécuté dans la cour de la prison de Fresnes à la Libération:

« La dernière fois que j’ai vu Rabier, il m’a demandé d’aller prendre un verre avec lui “dans un studio d’un ami absent de Paris”. J’ai dit: “Une autre fois.” Je me suis sauvée. Mais cette fois-là, je savais que c’était la dernière fois.»

Dans le film, Rabier/Delval est incarné par Benoît Magimel dont la palette de jeu s’affine et se raffine au fil des années, pour donner ici un personnage dangereux et fragile. Mélanie Thierry, dont on pouvait craindre que les  postures de l’univers durassien lui soit une cuirasse trop lourde porte son rôle sans aucun maniérisme et beaucoup d’intensité. Quant aux seconds rôles (notamment Benjamin Biolay, l’éditeur et amant Dionys Mascolo) et Grégoire Leprince-Ringuet (Morland/Mitterrand) ils nous rappellent que les petits rôles ne sont jamais  petits que par les mots.

Illustrations – de bas en haut: Marguerite Donnadieu en Indochine – Le film d’Emmanuel Finkiel – M. pendant la guerre – Carte de membre du foyer des étudiantes 1934-1935 –  La Douleur (édition Folio) – L’écrivain à sa table d’écriture.

La Douleur 1/2

Le jury professionnel réuni dans le cadre du Festival du film d’histoire de Pessac a décerné son prix au film du réalisateur Emmanuel Finkiel La Douleur, inspiré du texte éponyme de Marguerite Duras.

Encore un film adapté d’un roman, direz-vous peut-être? Ça se discute… On se souvient du Mépris de Jean-Luc Godard, très librement adapté de Moravia et sans doute son chef-d’œuvre. Il n’empêche que la tendance lourde à l’adaptation romanesque au détriment d’un scénario original est cette saison une évidence, comme le remarquait récemment le Huffington Post. Vrai manque d’imagination? Grosse paresse? Obsession de la rentabilité basée sur cette idée pas bien fiable qu’un best-seller assurerait un double carton?

Quoi qu’il en soit, la collection automne-hiver de la cinématographie française se tricote chez les éditeurs : un Goncourt 2013 de Pierre Lemaître revu par Albert Dupontel en octobre avec Au revoir là-haut et un Delphine de Vigan cru 2015 version Polanski sous un titre de circonstance : D’après une histoire vraie. En attendant La Promesse de l’aube en décembre et Plonger de Christophe Ono-dit-Biot par Mélanie Laurent qui sort aujourd’hui même…

L‘imaginaire et les mots

On reviendra, lors de la sortie en salles, le 24 janvier prochain, sur la récompense amplement méritée décernée au film d’Emmanuel Finkiel. De telles réussites sont d’autant plus précieuses qu’elles sont rares, soulignant s’il le fallait la difficulté de ce genre de projets. La même Marguerite Duras, qui n’est malheureusement plus là pour se prononcer sur la qualité du travail d’Emmanuel Finkiel, fut tellement ulcérée par la plate adaptation de son Amant par Jean-Jacques Annaud, qu’elle lui donna une suite, L’Amant de la Chine du Nord; et ne cessera par la suite de pester contre le galvaudage à l’écran de son travail d’écrivain: « Rien ne m’attache au film, c’est un fantasme d’un nommé Annaud». Seules, peut-être, les royalties attachées aux droits d’adaptation lui mirent un peu de baume au coeur…

La Douleur d’Emmanuel Finkiel sera en salles le 24 janvier prochain.

La Douleur de Marguerite Duras (1985) est éditée chez P.O.L.

Voir aussi le palmarès complet de Pessac (cliquer ici), avec notamment un prix du livre d’histoire du cinéma décerné à Luc Béraud pour son ouvrage sur le réalisateur Jean Eustache dont il fut l’assistant : Au travail avec Eustache. Editions : Institut Lumière/Actes Sud. On y reviendra également…

Thème choisi pour l’édition 2018 du Festival du film d’histoire de Pessac : l’entre-deux-guerres.