Voici un peu plus de dix ans que j’ai créé ce blog, auquel le temps est venu de mettre un terme. Mes plus anciens et fidèles lecteurs savent qu’il prit sa source entre Istanbul et Paris, pour soigner la mélancolie d’un retour pas vraiment souhaité.
En ce temps-là, je m’étais inscrite à l’école des Langues orientales (Inalco), pour y poursuivre à ma façon le voyage en Orient en approfondissant mes connaissances de la langue et de la culture turque. C’est ainsi qu’à l’invitation du monde.fr j’eus l’idée de créer cette fenêtre culturelle ouverte entre la France et la Turquie.
Sur cette piste, je m’étais lançée à la poursuite de mon héroïne: une danseuse des années 1930 ressuscitée par la magie du poème. Une femme célèbre dans toutes les capitales du Moyen-Orient de l’époque: Beyrouth, Le Caire, Constantinople… Cependant, à l’image de l’ancienne Byzance, dont j’avais arpenté les rues et les ruelles avant de m’en éloigner tandis que le vent de la politique commençait à souffler sur les minarets, l’histoire de Zozo m’avait toujours échappé, fuyante comme une anguille…
Un message venu de Grèce au sujet de Georgia
Jusqu’au jour où, sept ans plus tard, je reçus un message posté de Grèce par lequel mon correspondant, qui porte le beau prénom de Moïse, me transmettait de nouveaux éléments sur Zozo. Il m’apprit ainsi qu’en vérité elle s’appelait Georgia, et avait fini ses jours sur les doux rivages du golfe de Corinthe où il passait lui-même ses vacances avec son épouse.
« Nous avons cherché qui était cette femme blonde emblématique de la marque de cigarette Santé que vous évoquiez dans votre article, m’avait-il écrit, et il n’y a guère que votre blog qui nous en a informé ».
Vous trouverez ici le déroulé de ces années dix années pendant lesquelles la Turquie et la France n’ont malheureusement pas connu les jours les plus heureux de leur histoire.
Tous les articles écrits au fil de ce temps suspendu sont réunis ici. Vous pouvez donc les explorer à votre guise…
Qui a dit que les médecins ne s’intéressent qu’à leur compte en banque et aux portefeuilles ministériels ? Sans parler de leur mégalomanie… Question : Quelle est la différence entre Dieu et un médecin ? Réponse : Dieu ne s’est jamais pris pour un médecin… Je n’épiloguerai pas sur le sujet, mais me permettrai quand même, une fois n’est pas coutume, de témoigner en faveur de l’un des représentants de cette profession si injustement décriée ces jours-ci.
Celui dont je vais vous parler s’occupe de mes dents. Mais je tairai son nom et sa spécialité car sa salle d’attente est bien assez remplie comme ça, et je n’ai aucune envie de supporter les conséquences d’une excessive célébrité sur ses nerfs, déjà beaucoup trop sollicités par le surmenage. Voici l’histoire… La semaine dernière, comme d’habitude, j’avais rendez-vous à son cabinet. Tandis que je m’installais le plus confortablement possible dans le fauteuil basculant, je remarquai un changement dans la décoration de la pièce: un nouveau cadre, encore posé sur la moquette, prêt à être fixé au mur. C’est l’affiche de l’expo Dalí dont je vous ai parlé l’autre jour, a-t-il dit.
Un petit miracle a dû se produire alors, car la perspective de la séance à venir m’est soudain apparue moins terrible. Ça change quand même considérablement la donne, dans un cabinet médical, d’échapper à ces effrayantes publicités vantant les mérites de telle pâte à coller les dentiers ou du dernier dentifrice anti-caries avec clichés techniques des ravages induits, non ? L’affiche choisie ne s’éloignait pourtant pas du sujet dentaire puisqu’au centre de l’image il y avait la photo d’une très belle broche représentant une bouche aux lèvres pavées de fins rubis, délicatement entrouverte sur une double rangée de perles…
Le lendemain, l’impression dégagée par ce bijou ne m’avait pas quittée. J’étais d’autant plus troublée que la bouche précieuse imaginée par Dalí me ramenait au point de départ de ce carnet de notes, que vous avez la bonté de lire depuis bientôt quatre ans. Les plus assidus d’entre vous n’ignorent pas qu’il me fut inspiré par un poème d’Ilhan Berk, tombé sous le charme d’une certaine Zozo Dalmas qui prête son nom au titre de ces pages. Pour ceux qui ont raté les précédents épisodes, je résume : Zozo Dalmas est une actrice d’origine grecque, née dans les années 1890 à Salonique, célèbre dans tout le Moyen-Orient du temps où les Jeunes-Turcs faisaient tomber les fez (et les têtes aussi) de ceux qui ne partageaient pas leur conception de l’esthétique vestimentaire.
Le bijou créé, en 1949, par l’extravagant marquis de Dalí y de Púbol réveilla donc en moi le fantôme parfumé de Zozo, égarée dans le hall d’un palace d’Istanbul, où louvoyaient des voyageurs de l’Orient-Express et toute une société interlope. On est dans les années 1915, écrit Berk. Istanbul est occupée par les Anglais et les Français, et ça grouille d’Européens et d’espions dans les hôtels :
Et au premier plan, l’immortelle Greta Garbo et Charles Boyer.
Et le général Harrington – un occupant – boit son thé.
Et les pachas Enver et Cemal montent à leur chambre.
Et Zozo Dalmas retouche son rouge à lèvres.
Et un feu d’artifice illumine le ciel.
Je ne saurais dire pourquoi la lecture de ces vers, surtout les deux derniers, très cinématographiques mais sans rien d’extraordinaire, m’ont toujours fait grande impression. Zozo Dalmas retouchant son rouge à lèvres… Et voici que, plusieurs années plus tard, la broche rouge imaginée par Dalí allumait un feu d’artifice sur une bouche semblable à celle que j’avais imaginée. Pourtant, Zozo n’était pas l’inspiratrice de ce bijou. Après quelques recherches, je découvris qu’une autre actrice en était le modèle : une Américaine, Mae West, née en 1893, c’est-à-dire à peu près au même moment que la Grecque. J’ai répondu à mon cher médecin: Oui, c’est un très beau bijou… Il a souri et, juste à ce moment-là, j’ai senti un léger goût de sang sur ma lèvre.
Mae West fut la première blonde fatale du cinéma américain. Dotée d’une poitrine si généreuse que les aviateurs américains de la Seconde Guerre mondiale avaient donné son nom à leurs gilets de sauvetage qui se gonflaient sur le devant. N’allez pas croire pour autant que la belle Mae n’était qu’une ravissante idiote. Ses répliques, souvent salaces, ne manquaient jamais d’esprit : « Entre deux maux, je choisis toujours celui que je n’ai pas encore essayé », disait-elle, un brin fataliste. Dalí était fou d’elle. Il en fit une obsession esthétique. Dans son musée de Figueres, en Catalogne, une salle entière est dédiée à Mae. Une œuvre en trois dimensions décline son visage: ses cheveux, ses yeux, son nez… et sa bouche, transformée en sofa. Une dizaine d’années plus tard, il imaginera le bijou dont les lèvres étincelantes et ourlées semblent se mouvoir comme les valves d’un coquillage d’où jailliraient des perles.
« Sans public, sans la présence de spectateurs, ces bijoux ne rempliraient pas la fonction pour laquelle ils ont été créés. A cet égard, celui qui regarde est le créateur ultime. Son regard, son cœur et son esprit — selon qu’ils saisissent et pénètrent avec plus ou moins de finesse les intentions de l’artiste — leur donnent vie.» Salvador Dalí
Demir Özlü a retrouvé dans ses archives une lettre de son ami Ilhan Berk, dont il m’a fait l’amitié de m’envoyer copie. Le courrier d’Ilhan Berk est envoyé d’Istanbul à Stockholm, où Demir habite depuis plus d’un quart de siècle (il a dû quitter la Turquie après le coup d’Etat de 1980), le 11 septembre 1985, c’est-à-dire à l’automne de cette année qui vit la parution de son livre intitulé Galata, formant un diptyque avec le volume consacré à Pera qui sortira cinq ans plus tard (1990).
Au moment où il rédige cette lettre, Ilhan Berk a déjà engagé la rédaction de cet ouvrage dont je vous ai déjà largement parlé. Il évoque son travail d’écrivain en le comparant à celui d’un géographe: « Je travaille comme un géographe », écrit-il mot pour mot, en précisant l’état d’avancement de Pera : « J’ai déjà écrit les passages concernant Aya Triada, Taksim (Cumhuriyet Meyhanesi), l’avenue Istiklâl, Markiz » dit-il, en proposant à son ami Demir, qui connaît Beyoglu comme sa poche, de collaborer au livre avec lui : « Prends ton temps, rassure Ilhan. Cette fois, je ne suis pas pressé ».
Mais Demir Özlü se souvient aujourd’hui que Berk travaillait « très vite », selon son habitude. « Lui, confirme-t-il, il travaille comme un géographe. Moi, comme un historien : mon texte doit d’abord exister (prendre sa genèse) dans ma mémoire. Comme Malraux… ».
Il n’empêche que les deux hommes sont de vrais amis. Dans Galata, Berk a consacré un poème à cette amitié. Il y évoque le passé de Demir à Istanbul, sa carrière d’avocat, brisée en 1980. L’exil vers la Suède:
« Son visage fut l’un des plus aimables de Galata. Maintenant, il est à Stockholm,
Où il vit à Torgüründ avec sa belle et longue épouse et ses longs enfants. »
La lettre d’Ilhan Berk porte le cachet de la Poste de Kadiköy.
Celle que m’envoie Demir Özlü est partie de Stockholm le 27 mai. C’est une vraie belle lettre à l’ancienne : l’enveloppe cachetée à la cire est ornée de deux timbres portant l’inscription : SVERIGE 12 KR.
Quand je l’ai trouvée dans la boîte, samedi matin, je partais pour vingt-quatre heures à Bruxelles. Je l’ai donc ouverte dans le train… Et quand j’ai commencé à parcourir les feuillets qu’elle contenait, je n’ai pu m’empêcher de sourire en découvrant que le troisième feuillet de la lettre de Berk portait l’en-tête d’un hôtel de Bruxelles, la ville vers la laquelle j’étais en chemin :
HÔTEL ATLANTA
7, BD. ADOLPHE MAX – 1000 BRUXELLES
ADOLF MAX LAAN 7 – 1000 BRUSSEL
J’ai donc voyagé ce matin-là, vers une ville où Ilhan Berk avait séjourné, à l’hôtel, il y a plus de vingt ans.
Je vous remercie, cher Demir, de m’avoir fait une petite place, à vos côtés, pour cette excursion dans l’espace et dans le temps.
Encore un article dans la presse sur la « montée en puissance de la traduction automatique ». Quoi de moins étonnant quand on sait que même le ministère des Affaires étrangères, qui est supposé défendre la culture française hors de nos frontières, réfléchit très sérieusement à un tel numéro d’escamotage des traducteurs. Pour un résultat qui sera forcément médiocre. Voire pire : à en juger par la qualité des notices de montage ou d’utilisation que nous proposent désormais les grandes marques d’électroménager ou les fabricants de meubles, on peut émettre quelques doutes sur le niveau littéraire que ces super-cerveaux artificiels seront capables d’atteindre quand il s’agira de convertir le Voyage au bout de la nuit en moldo-slovaque. Il faudrait pourtant comprendre que la traduction n’a jamais été une affaire de conversion : dans ce royaume du subjectif, 1 n’est jamais égal à 1.
Exemple : pensez-vous qu’un maquereau aura forcément la même allure selon qu’il nagera bien à l’aise, au frais dans les courants de la mer du Nord; ou rangé par cinq ou six dans une boîte de conserve; ou encore enveloppé dans du papier journal sur le paillasson d’un Sicilien; à moins qu’on ne le surprenne, déambulant sur le trottoir de Pigalle avec des chaussures bicolores bien cirées? Non, bien sûr! ou alors, on est dans un poème de Robert Desnos. Car les mots, sont comme les maquereaux : ils n’ont pas forcément la même signification selon l’endroit où on les trouve et celui dont ils viennent.
Dans mon article publié dans le dernier numéro de la revue Translittérature* (hiver 2009 n°38), j’ai essayé d’évoquer ce genre de casse-tête au sujet de l’atelier de traduction d’Arles dont je vous ai déjà parlé. J’y ai parlé de ma traduction en cours de la poésie d’Ilhan Berk(au fait, comment la traduction automatique va t-elle s’y prendre pour la poésie ? Je sens qu’on va rigoler ! ). Ce texte est intitulé Le Pince-nez du sultan Vahdettin : il y est question d’une paire de lunettes, d’un papillon, d’une starlette hollywoodienne, d’une sirène, ou d’un prince de la mer (c’est pas très clair) et encore… d’un maquereau. Et aussi de nos prises de tête pour tenter de restituer le poème dans une autre langue que celle de celui qui lui donna le jour.
De toute façon, comme nous le confia le rédacteur en chef de l’excellente revue Europe, Jean-Baptiste Para : « La poésie, laissez tomber, personne n’en veut ! »
Toujours ça que les traducteurs automatiques n’auront pas besoin de mettre en équation.
*Translittérature est une revue semestrielle publiée par l’ATLF et ATLAS:
Au menu du numéro 38 de la revue, entre autres : une rencontre avec Pierre Furlan, romancier et traduction notamment de Paul Auster et Russel Banks; et un dossier de Sarah Gurcel sur la Belle Province et les relations France-Québec.
Illustrations: Sirènes et mastodontes de Richard Carrington (1957). Représentation d’Oannès, animal devenu divinité émergeant de la mer d’Erythrée pour enseigner aux simples mortels les valeurs spirituelles.
Médaillon: portrait du sultan Mehmet VI “Vahdettin”.
Sirène d’Amboine. Extrait de l’Histoire naturelle d’Amboine, par François Valentijn (1726).
Une semaine de la Turquie sur l’air du temps perdu qui ne repasse plus. Jeudi soir, conférence de Pierre Assouline au musée Nissim de Camondo. Le journaliste et écrivain a signé un ouvrage, il y a une dizaine d’années, sur cette dynastie de riches et puissants banquiers juifs de Constantinople fondée à l’aube du XIXe siècle, dont la gloire éphémère s’éteindra à Paris tout juste un siècle plus tard : au camp d’Auschwitz. J’ai retrouvé la trace des Camondo à Istanbul, dans ma traduction en cours d’Ilhan Berk. Dans Pera, il écrit que :
La rue Simal est invisible. Mais l’hôtel Kohut, le Novotny et le Camondo-Han sont en rang.
Dans l’ancienne capitale ottomane, le fameux escalier Camondo immortalisé par Cartier-Bresson, n’a pas bougé, lui non plus. Pas plus que l’hôtel particulier de la rue Monceau, devenu un musée, une sorte de château de la Belle au Bois-Dormant, où les fines porcelaines sont restées aussi soigneusement accrochées aux murs que les multiples et précieux tableaux de la collection Camondo, qui est exposée actuellement au musée d’art et d’histoire du judaïsme.
Vendredi soir, changement radical de décor. Loin des salons feutrés de la plaine Monceau, la Bibliothèque nationale de France rendait hommage au grand écrivain Yachar Kemal (pour consulter sa bibliographie et mieux connaître son œuvre volumineuse, voir notamment le dossier spécial qui lui est consacré dans le numéro 12 de la revue Siècle 21).
Vous me direz : pas grand chose à voir entre celui que l’on surnomme « le plus Turc des Kurdes », chantre de l’existence des sans-noms et des anonymes, et l’aristocratie juive séfarade du 8e arrondissement. Pas si sûr… car dans ce grand auditorium plein à craquer flottait encore un parfum de nostalgie. Celle du temps où l’auteur fameux de Mehmet le Mince était reçu à l’Elysée par son ami François Mitterrand qui fut l’un de ses fervents lecteurs.
Pour faire renaître cette époque, Jack Lang confessa ses biens modestes performances dans l’apprentissage de la langue turque en rappelant que le Président n’était pas meilleur que lui et qu’il s’obstinait à évoquer la plaine de la Çukurova, si chère au cœur de Kemal, en prononçant « Coucourova » ce qui faisait bien rire son ami Yachar, le grand colosse dressé en face de lui.
Lang est un fin conteur d’histoire et, quand il eut fini la sienne, on sentit passer comme un courant d’air dans cet auditorium de la bibliothèque voulue et ordonnée par François Mitterrand, qui porte d’ailleurs son nom. Dans cette salle, pourtant bien impersonnelle, comme la veille chez les Camondo, s’attardait un parfum de ce temps perdu qui ne repasse guère. Et laisse les vieux messieurs parfois bien seuls et désemparés dans leur fauteuil.
Dernier ouvrage paru de Yachar Kemal, chez Gallimard: Regarde donc l’Euphrate charrier le sang (Une histoire d’île, I), 2004. Traduction: Altan Gökalp.
Exposition photographique: Cinquante ans de portraits de Yachar Kemal — Association Elele — 8, rue Martel – 75010 Paris — du 28 novembre au 14 décembre.
Musée d’art et d’histoire du judaïsme : La Splendeur des Camondo – De Constantinople à Paris (1806-1945). Du 6 novembre 2009 au 7 mars 2010
Photo: Istanbul, l’escalier Camondo, 1964, photo Henri Cartier-Bresson/Magnum
L’idée était de réunir des traducteurs des deux pays, qui débutent dans ce métier solitaire et pas toujours bien reconnu. Ce métier qui donne aux lecteurs la possibilité d’accéder aux livres de tant d’auteurs dont, faute de connaître la langue, il serait impossible de découvrir les ouvrages: que saurait-on, en France, de Dostoïevski, de Tolstoï, de Faulkner, de Fitzgerald, de Joyce, de Virginia Woolf, de Shakespeare, de Goethe… sans les traducteurs? Et que sait-on, en France, des écrivains turcs, à l’exception de quelques grandes figures majeures traduites depuis assez longtemps pour être devenues accessibles?
Depuis huit jours (et pour une semaine encore), nous sommes donc sept personnes des deux pays réunies pour échanger nos impressions autour des textes de chacun. Sous la houlette de nos deux parrain et marraine: Ismail Yergüz et Rosie Pinhas-Delpuech, qui est la traductrice, chez Bleu Autour, du grand Sait Faik et dont vient de paraître, chez le même éditeur, Suites byzantines qui, comme le titre l’indique, est le prolongement du roman éponyme (sans le pluriel) publié en 2003.
Samedi prochain, nous participerons également aux 26e assises de la traduction littéraire qui, cette année, seront réunies autour de ce thème: traduire Eros.
A l’occasion de ces assises, nous préparons une lecture de nos textes en cours d’élaboration. Cette présentation offrira, je le crois, une image de la grande diversité des écritures qui nous occupent. Sur notre chantier graphique se croisent et se recroisent les expressions multiples de nos personnalités contrastées qui répondent, comme dans un jeu de miroirs, aux univers si différents des textes et des auteurs que nous avons choisi de mieux faire connaître:
Senem Timuroglu se consacre à un ouvrage de vulgarisation scientifique publié par Pascal Picq : Darwin et l’évolution expliqués à nos petits-enfants (Seuil, 2009). Öncel Naldemirci veut offrir aux lecteurs turcs le roman de Leslie Kaplan, Le Psychanalyste (P.O.L., 1999) et Silan Evirgen celui de Thierry Cohen, J’aurais préféré vivre (Pocket, 2007), tandis que Zeynep Çayli se consacre à la pièce de théâtre de Gilles Granouillet, L’Incroyable Voyage (Actes Sud-Papiers, 2002).
Moi, je continue mon voyage dans le temps, avec Zozo, au fil des vers d’Ilhan Berk revisitant Pera (ces jours-ci, j’ai passé pas mal de temps avec le très languide sultan Vahdettin, dont les besicles et les chemises amidonnées m’ont donné du fil à retordre). David Tronel plongeait alors dans la noirceur d’une nouvelle d’Ayfer Tunç intitulée Fehime (in Tas – Kagit – Makas [Pierre, Papier, Ciseaux], YKY, 2003). Celin Vuraler avait apporté un autre recueil de nouvelles: Öteki Kâbuslar (Autres Cauchemars), de Yigit Bener. Et nous avons brassé tous ces mots, tous ces textes, au moulin de nos regards multiples.
Photo: MMM
En haut: le jardin de l’espace Van-Gogh, vu depuis la fenêtre de ma chambre.
Dessous: ma table de travail, avec notamment le numéro 29 de la revue La Pensée de Midi consacré à Istanbul, ville monde.
Avec la rentrée, plusieurs événements culturels surfant sur la vague de la Saison turque se succèdent dont je vais essayer de rendre compte dans les prochains temps. Pour commencer, signalons la sortie du numéro 15 de la revue littéraire Siècle 21 qui s’interroge notamment sur le retour du politique dans la littérature turque.
Les articles sont de Timour Muhidine (qui dirige la Bibliothèque turque chez Actes Sud. Il est aussi mon professeur de littérature aux Langues Orientales: toujours incollable, même quand il s’agit d’ouvrages disparus depuis longtemps des rayonnages des librairies qu’il va dénicher chez les bouquinistes de Beyoglu) ; et aussi, parmi d’autres que je ne peux pas tous citer (voir le sommaire de ce numéro 15), de l’écrivain Nedim Gürsel qui fut aussi mon professeur et dont je vous recommande notamment la lecture, parmi ses plus récentes parutions, d’un ouvrage autobiographique paru chez Bleu Autour : Au pays des poissons captifs. Sur la douleur de l’enfance ; et celle de l’avoir perdue ; et celle d’avoir des parents ; et de les avoir vu partir… ou bien de s’être soi-même éloigné.
Un texte de Tahsin Yücel dont le roman intitulé La Moustache est annoncé pour l’automne chez Actes Sud. Et aussi Murathan Mungan, qui a publié l’année dernière Tchador (toujours chez Actes Sud). Et encore : Sema Kaygusuz, Bejan Matur, Mario Levi…
Cette nouvelle édition de Siècle 21 consacre également un dossier à Alain Mabanckou.
Ce numéro 15 est en vente dans les librairies. Ou directement auprès de la revue.
Ceux qui s’intéressent plus spécialement à la littérature turque peuvent également consulter le numéro 8 qui comporte un dossier consacré aux écrivains d’Istanbul et le numéro 12 qui rend hommage à l’œuvre de Yachar Kemal.
Signalons enfin que la sortie de Siècle 21 marque le point de départ de plusieurs publications consacrées à la Turquie : notamment dans la Revue des deux mondes et la Pensée de midi n° 29. Sans oublier Action poétique, qui doit publier notamment quelques extraits de ma traductionen cours d’Ilhan Berk.
Vidéo: Version vietnamienne de Tombe la neige par Minh Thanh et Trung Nam Band. Youtube Cuong1949
Illustration: Henri Matisse. Les Poissons rouges (1911)
Ce numéro 15 de Siècle 21 aborde également le thème de la musique, avec notamment la parution d’une de mes nouvelles inédites qui porte le titre d’une chanson célébrissime d’Adamo : Tombe la neige. Puisque vous êtes mes meilleurs lecteurs, je vous en offre le début :
Après trente années d’absence, l’ancienne gloire du yé-yé faisait son come-back. La vedette avait conservé cette silhouette mince, aux épaules légèrement voûtées, ce sourire un peu triste… même si le visage, toujours pâle, semblait désormais plus grand à cause du front qui, autrefois barré d’une mèche brune bien lissée, apparaissait maintenant largement dégarni. En dépit de quelques problèmes de santé qui avaient différé ce retour sur scène, le chanteur s’apprêtait à retrouver son public. Il y avait eu d’abord quelques reprises, des hommages rendus par tel ou tel artiste plus jeune et bien en vue, remettant au goût du jour quelques-uns de ses titres les plus célèbres. Puis la sortie d’un nouvel album avait confirmé la rumeur : Salvatore Adamo était de nouveau à l’affiche.
Faruk avait appris la nouvelle par la presse. En dépliant comme tous les matins son journal Milliyet, que la domestique déposait, dès neuf heures, dans le salon où il avait coutume de prendre son petit déjeuner, il avait reconnu, à la page des spectacles, une photo du chanteur belge. L’image le représentait, en jeans et veste noirs, descendant un escalier décoré de faïences bleues et jaunes rappelant les azulejos portugais. C’est ça, s’était dit Faruk en soufflant sur son thé encore brûlant : le cliché a dû être pris dans une de ces rues en pente du Bairro Alto de Lisbonne… mais il aurait tout aussi bien pu être réalisé à deux pas d’ici, à Istanbul, sur le trottoir également raide de Galip Dede Caddesi ou de Yüksek Kaldirim. Tout en étalant un peu de confiture de griotte sur son pain blanc, Faruk alla piocher dans sa mémoire quelques bribes de souvenirs, du temps où le chanteur faisait un tabac en Turquie.
A l’époque de sa gloire, dans les années 1960, Salvatore Adamo multipliait les concerts en Europe, en France et dans sa Belgique natale, mais aussi dans une bonne douzaine d’autres pays beaucoup plus lointains, comme l’Argentine et le Brésil. Au Japon, sa chanson, Tombe la neige, l’avait hissé au même rang que les plus grandes stars nippones, parce qu’elle était écrite en vers de sept pieds, comme les haïkus traditionnels. En Turquie, ce tube avait fait l’objet d’une reprise sous le titre Her yerde kar var, par la blonde glamoureuse Ajda Pekkan. Mais chez les marchands de musique, c’était la version originale d’Adamo qui avait la préférence…
Tombe la neige. Inédit. Droits réservés. Version intégrale dans Siècle 21, n° 15
Sur l’agenda de mon récent voyage en Turquie, j’avais noté: A ISTANBUL, RENCONTRER GIOVANNI SCOGNAMILLO. Seul problème: je n’avais qu’une adresse, griffonnée sur un bout de papier. Un immeuble à Gümüssuyu (non loin de la place Taksim).
Un après-midi, vers cinq heures, je me suis donc présentée chez lui. Tout juste le temps d’appuyer sur la sonnette et de grimper l’escalier… il m’attendait déjà à la porte de son appartement, en compagnie d’une dame (sa fille), aussi souriante que lui. Expédiées les politesses d’usage, nous nous sommes installés dans le salon pour faire connaissance.
Cet homme est sans doute l’une des personnes qui possèdent le plus grand nombre de connaissances sur l’histoire cinématographique et littéraire turques. Et sur Istanbul… Tout le monde le connaît et il connaît tout le monde: une encyclopédie à lui tout seul! Il est en contact avec un éditeur français pour un ouvrage qui s’intitulerait: Mémoires d’un Levantin d’Istanbul. L’éditeur serait bien inspiré de se dépêcher un peu: les lecteurs s’impatientent!
Dans son salon, Giovanni Scognamillo m’a expliqué ses origines: son père venu de Naples; sa mère issue d’une famille gênoise installée en Grèce. Une enfance levantine à Beyoglu, dans les années 1930: « A la maison, on parlait français entre nous, précise t-il. C’était comme ça, à l’époque… l’italien, je l’ai appris plus tard, à l’école.» Et aussi le turc. tellement bien même que les Italiens d’Istanbul l’appelaient entre eux Il Turco!
Pour en savoir plus sur l’itinéraire du petit Giovanni devenu grand, lisez l’article de Nicolas Cheviron pour l’AFP repris par Turquie Européenne. L’histoire d’un journaliste (il fit ses débuts à Istanbul au très francophone Journal d’Orient) qui se prend de passion pour le cinéma (il est notamment l’auteur d’une anthologie de référence* sur le cinéma fantastique turc qui, comme chacun sait, n’a jamais eu peur de l’excès et de ce que l’on appelle le mauvais goût). Pas de quoi effrayer M. Scognamillo qui a également signé un ouvrage similaire consacré au cinéma érotique alla turca).
Pour l’heure, il se consacre au dessin. Son sujet de prédilection: Dracula, qu’il traite en portraits saturés de couleur. Mais il précise: «Ma grande passion, c’est le cinéma».
Dans ces conditions, comment pouvais-je résister à la tentation de l’interroger sur Zozo Dalmas?
Mais l’homme a ses coquetteries:
« — Je suis un peu jeune, quand même, pour l’avoir rencontrée…
Je rétorque qu’Ilhan Berk fait de nombreuses références et consacre même un poème à à Zozo dans Pera.
— C’est possible, il était plus âgé que moi… Ce dont je me souviens, c’est que ma mère me parlait de Zozo Dalmas qui était une actrice très populaire, dans les années 1930. Mais je n’étais alors qu’un petit garçon…
Comme je vous l’avais déjà dit, ces dernières semaines, j’ai poursuivi la traduction d’un livre d’Ilhan Berk publié, en Turquie, aux éditions YKY (Yapi Kredi Yayinlari): Pera. C’est dans ce livre que, pour la première fois, j’ai entendu parler de Zozo Dalmas, décrite en train de retoucher son maquillage dans le hall du Pera Palas (voir note: Pera Palas, janvier 2009). En page 32 de ce même livre, dans un texte intitulé Un Nid d’Amour, Ilhan Berk évoque notamment l’une des maisons de rendez-vous les plus en vue d’Istanbul: celle de madame Atina. En précisant que Zozo Dalmas, «l’une des roses de cet endroit, à la réputation mondiale» figure dans le registre de la patronne comme «artiste-invitée». Et deux pages plus loin, il consacre tout un poème à Zozo, sous le titre suivant:
Zozo Dalmas, une blanche mélancolie
Une métisse celtico- rum. Une Aphrodite. Mystérieuse, exaltée.
Pas plus de quatorze ans, une jeune beauté de taverne. Refusant de descendre de la balançoire.
A dix-neuf ans, fragile, virevoltante. Toute décolletée, dans une toilette argentée.
Elle rit dans un mélange de turc et d’italien. Longs cils, longs cheveux blonds (avec une bouche violette à faire peur).
Debout, on dirait une esclave. Mince, joli cou de bronze. Tous les soirs, elle cajole son chien.
A vingt et un ans, une photo du genre à colorer de mort le teint de celui qui la touche.
Dans les années 1940, étoile numéro un de l’opéra du Peuple. Souvent elle s’embarque dans des passions sans issue.
Toujours des robes longues et des talons hauts. (Est-ce un rêve d’enfance ?)
Une femme-femme. Un visage de Paris. Avant la représentation elle n’oublie pas de prendre un bain de lait. Dès ces années-là, elle dit que «l’amour est une pente».
Dans le registre de madame Atina, elle figure comme « artiste invitée ».
Lorsqu’elle se promène dans Beyoglu, avec sa grande ombrelle et son chapeau rouge, elle porte toujours des lunettes de soleil jaunes.
A trente cinq ans, elle est tombée amoureuse d’un garçon aux cheveux aussi lisses qu’un mur. Désormais, elle donne à manger à deux souris blanches.
Tous les matins, Madame Atina venait déposer elle-même son thé devant sa grande psyché.
Une mante religieuse ! Elle a beaucoup papillonné. Faisait collection de timbres. Voulait voir le soleil se coucher sur le mont Nemrut.
Sur une photo qui la montre sur son lit de mort, lèvres ouvertes, elle regarde le monde.
Ces jours-ci, avec mon amie Gözde Sahin qui vit en Turquie, j’ai poursuivi la traduction de l’ouvrage d’lhan Berk dont je vous ai déjà parlé puisque c’est dans ce livre que, pour la première fois, j’ai aperçu la silhouette de Zozo Dalmas. Il s’agit donc de Pera, un livre publié en 1990. Il porte le nom de ce quartier d’Istanbul qui fut, avec Galata, le quartier des Européens et des chrétiens.
Composé de textes courts, dont l’ensemble fragmenté, suivant la topologie des lieux, est construit comme une sorte de cadastre poétique, Pera est un chantier d’archéologie sociale où les figures de la vie stambouliote et les personnages célèbres côtoient d’autres silhouettes, réelles ou fictives… on n’est jamais sûr de rien.
On croise ainsi Greta Garbo, Charles Boyer, et tout une ribambelle de personnages du pavé stambouliote, dans des rues douées de raison (ou de folie) qui semblent tirer les ficelles de la chorégraphie humaine, donnant la couleur, le ton ou le tempo, comme on le dit en peinture ou en musique, en fonction de leur humeur fondamentale.
Puisque vous avez été nombreux ces jours-ci à me rendre visite, je vous offre un extrait inédit en français de notre traduction. Il s’agit d’une page consacrée à la rue Nuruziya qui abrite notamment le Palais de France. Il y est question de Franz Liszt et de sa chère Alphonsine, de la Marquise de Sévigné… et de Mademoiselle McCarthy devenue accro au dentrifrice Pertev.
Merci aux éditions Yapi Kredi Yayinlari (éditeur turc d’Ilhan Berk) de bien vouloir m’accorder cette faveur. Dans une dizaine de jours, je compte sur le salon du Livre pour leur trouver un partenaire français prêt à publier bientôt Ilhan Berk.
D’ici là, bonne lecture…
Extrait de Pera (Ilhan Berk, Editions Yapi Kredi, page 123):
Désormais, la rue Nuruziya tout particulièrement est un sujet d’archéologie. Juste au commencement de Cadde-i Kebir, seulement là, on peut voir qu’elle sort un peu sa tête, et qu’elle disparaît tout de suite après. Sans les voix des élèves du lycée (qui est maintenant un lycée d’Etat) elle aurait oublié qu’elle est une rue. De nos jours, la rue Nuruziya est pour nous le temps suspendu de l’histoire. Ceux qui ont connu l’époque où la flamme pure des becs de gaz illuminait cette rue et ses belles maisons d’ambassadeurs, ne cessent de parler d’elle et de son petit air charmant. La maison numéro 19 est à elle seule tout une histoire.
Lorsque que Franz Liszt vient à Istanbul (ce Liszt aux longs cheveux et au grand nez qui a dit que « le temps est l’une des découvertes de l’homme ») il s’installe dans cette maison à l’invitation du célèbre fabricant de piano H. Alexandre Commendiger. Il est alors sur le point de mettre un terme à l’une de ses grandes passions. Cependant, Alphonsine Plessis (cette chère beauté qui ne partait jamais en voyage sans emporter un crayon à papier) passe de vie à trépas chez un chocolatier parisien (à la Marquise de Sévigné), et c’est ainsi que l’histoire d’amour prend fin. Liszt trouvera cependant l’occasion d’être reçu en audition au palais par le Sultan (1847). Les célèbres familles Castelli et Sümer font également partie des habitants de cette rue. On sait aussi que la belle Mademoiselle McCarthy logeait au numéro 43. Cette belle demoiselle vivrait jusqu’à quatre-vingt-dix-sept ans. Il paraît qu’elle prenait grand soin de ses dents et qu’elle utilisait exclusivement le dentifrice Pertev. Devenue vieille et incapable de marcher, comme une de ces poules de race aux larges pattes couvertes de plumes, ne pouvant plus sortir de chez elle, elle remettait au concierge le tube vide de dentifrice Pertev dont elle ne se séparait jamais pour qu’il lui en achète à nouveau.