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Adieu, Georgia

Chers lecteurs,

Voici un peu plus de dix ans que j’ai créé ce blog, auquel le temps est venu de mettre un terme. Mes plus anciens et fidèles lecteurs savent qu’il prit sa source entre Istanbul et Paris, pour soigner la mélancolie d’un retour pas vraiment souhaité.

En ce temps-là, je m’étais inscrite à l’école des Langues orientales (Inalco), pour y poursuivre à ma façon le voyage en Orient en approfondissant mes connaissances de la langue et de la culture turque. C’est ainsi qu’à l’invitation du monde.fr j’eus l’idée de créer cette fenêtre culturelle ouverte entre la France et la Turquie.

Un vers du poète turc Ilhan Berk m’avait soufflé l’idée du titre :

Où est passée Zozo Dalmas ?

Sur cette piste, je m’étais lançée à la poursuite de mon héroïne: une danseuse  des années 1930 ressuscitée par la magie du poème.  Une femme célèbre dans toutes les capitales du Moyen-Orient de l’époque: Beyrouth, Le Caire, Constantinople… Cependant, à l’image de l’ancienne Byzance,  dont j’avais arpenté les rues et les ruelles avant de m’en éloigner tandis que le vent de la politique commençait à souffler sur les minarets, l’histoire de Zozo m’avait toujours échappé, fuyante comme une anguille…

Un message venu de Grèce au sujet de Georgia

Jusqu’au jour où, sept ans plus tard, je reçus un message posté de Grèce par lequel mon correspondant, qui porte le beau prénom de Moïse, me transmettait de nouveaux éléments sur Zozo. Il m’apprit ainsi qu’en vérité elle s’appelait Georgia, et avait fini ses jours sur les doux rivages du golfe de Corinthe où il passait lui-même ses vacances avec son épouse.

«  Nous avons cherché qui était cette femme blonde emblématique de la marque de cigarette Santé que vous évoquiez dans votre article, m’avait-il écrit, et il n’y a guère que votre blog qui nous en a informé ».

Vous trouverez ici le déroulé de ces années dix années pendant lesquelles la Turquie et la France n’ont malheureusement pas connu les jours les plus heureux de leur histoire.

Tous les articles écrits au fil de ce temps suspendu sont réunis ici. Vous pouvez donc les explorer à votre guise…

Marie-Michèle Martinet

Illustrations: Le Bosphore depuis ma fenêtre à Beyoglu en 2006 ©Marie-Michèle Martinet – Paquet de cigarettes grecques de la marque Santé. © Santé, Georgia dans sa maison de Galaxidi.

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Les Oubliés – Pessac 3/4

29e Festival international du film d’histoire de Pessac

La 29e édition du Festival du film d’histoire de Pessac, placée sous le signe de l’entre-deux guerres (1919-1939), se consacre cette année à trois décennies multiformes que les organisateurs ont  rassemblées sous une formule assez parlante, faisant référence à la Drôle de guerre qui précéda l’occupation par l’Allemagne des Pays-Bas  et de la Belgique : La Drôle de Paix.

L’Histoire peut-elle bégayer?

L’évocation de cette période prête peu à sourire et la sélection des films montrés au public depuis lundi se distingue, à quelques rares exceptions près, par son austérité. D’autant que le recours appuyé du président de la République aux références aux années 1930 pour évoquer l’actualité présente du pays jette sur les projections et les débats une sorte d’écho qui vient brouiller les esprits plus qu’il ne les éclaire. Le Figaro tentait récemment d’exprimer ce malaise général du moment : c’est « comme  si nous assistions dans l’impuissance au grand retour d’ennemis hier vaincus. » Cependant, L’Express s’interroge : « L’Histoire des années 1930 peut-elle bégayer? »

Un récit figé réglé comme une horloge

Les films que l’on a pu voir ces derniers jours posent, plus que jamais et chacun à sa manière, la question du récit historique. Lorsque j’étais enfant, à l’école, l’histoire de France (celle des autres pays intéressait peu l’Education nationale) nous était essentiellement enseignée de manière chronologique en se basant sur des dates (ce qui ne m’arrangeait pas du tout car j’ai une très mauvaise mémoire des chiffres). Cela donnait l’impression d’un récit coupé de l’humain, figé et immuable, d’une précision et d’une justesse horlogères.

Tout le monde a ses raisons

Il me semble que c’est en parlant avec les hommes et les femmes ou en lisant leurs témoignages sur l’histoire en train de se faire que l’on commence à comprendre que cette discipline est tout sauf une science exacte; et qu’à vouloir s’y contraindre, on se condamne à la trahir. Car elle est polymorphe, elle vieillit bien ou mal, comme le vin. Et tout dépend du point de vue de celui qui la raconte, comme l’a si bien résumé Jean Renoir évoquant sa Règle du Jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons. »

Sauf que certains auteurs, par goût de la simplicité ou excès de certitude, la racontent sans tenir compte de sa complexité. C’est ce que racontait si bien, jusqu’au vertige, La Passeuse des Aubrais de Michael Prazan (documentaire sélectionné l’année dernière). C’est aussi ce qui fixe les limites de La Tondue de Chartres de Patrick Cabouat projeté hier.

« En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre. »

Paul Eluard

Faire parler une photo de Capa

Le réalisateur s’était fixé pour objectif de décortiquer le sens caché d’une fameuse photo de Robert Capa, fixant sur la pellicule, à la Libération, une femme tondue  escortée par la foule haineuse qui la conspue. Mais il s’empêtre dans un récit qui irrite par ses « oublis »: aucune mention n’est faite, par exemple, de la nature de ceux et celles qui procédèrent à l’humiliation de ces femmes, coupables ou non-coupables des faits qui leur étaient reprochés, mises au pilori par des hommes qui furent le plus souvent des « résistants de la 25e heure », soucieux de se trouver un bouc émissaire pour tenter de se racheter une vertu à bon compte. Une telle omission met extrêmement mal à l’aise et le fameux poème de Paul Eluard* cité à la toute fin de ce documentaire ne suffit pas à rectifier le tir ; au contraire, il donne l’impression d’un tardif regret. D’autant plus que les photos utilisées pour servir de support au récit sont loin de se rapporter toutes aux personnages dont il est directement question ce qui accentue l’impression de condamnation en bloc et sans nuances des femmes que l’on voit à l’écran.

Les amnésies de l’Histoire

A l’opposé, Les Oubliés de la victoireL’Odyssée des soldats d’Orient de C. Gruat et D. Sapaut. Ce film, consacré au front de l’Est et à la très oubliée armée d’Orient, brille par son souci de donner la parole à chacun, qu’il s’agisse du général Franchet d’Esperey, commandant les troupes alliées parties de Salonique, de l’officier cultivé échangeant de magnifiques lettres avec son épouse, du simple bidasse impatient de retrouver sa province… L’ensemble donne à entendre de manière symphonique la multiplicité des regards et des parcours tout en réparant les oublis de l’Histoire et de sa grande Hache, comme l’écrivit Georges Perec. Car l’effort de ces soldats fut décisif pour la victoire. Il se poursuivit jusqu’aux portes de Constantinople et celles de la Russie (alors passée aux mains des Soviets) et se prolongea bien au-delà de l’armistice de 1918, de ses flonflons et de ses musettes.

C’est aussi cela, le mérite du festival de Pessac : faire remonter à la surface des consciences des images que l’on avait peut-être oubliées, des visages trop tôt effacés, des voix qui se sont tues dans l’indifférence générale des amnésies opportunes.

* Comprendra qui voudra, Paul Eluard, 1944
Illustrations (de haut en bas): Les Oubliés de l’Histoire, L’Odyssée des soldats d’Orient (en Serbie) – Robert Capa, La tondue de Chartres – Les Oubliés de l’Histoire, L’Odyssée des soldats d’Orient.

Les Détenues de B. Rheims

A plusieurs reprises, dit-elle, Robert Badinter le lui avait glissé à l’oreille: il faudrait photographier des femmes détenues dans les prisons de France. Ecouter ce que leurs corps ont à nous dire de leur claustration et du silence de leur douleur. Longtemps, elle a renâclé sur l’obstacle. Et puis finalement, elle l’a fait.

Elle, c’est Bettina Rheims

Elle a passé sa vie à ça : enfermer des femmes souvent dénudées, parfois célèbres, dans le vide d’un studio, pour les prendre en photos. De son travail, elle parle comme d’une « lutte entre le photographe et son modèle pour essayer d’attraper quelque chose que le modèle n’est pas disposé à donner de lui-même ».

Lui, c’est l’ancien avocat puis ministre de la Justice de François Mitterrand, porteur de la loi d’abolition de la peine de mort. Il voulait que la photographe tente de « restituer à chacune sa personnalité que l’incarcération tend à effacer », qu’elle mette de la lumière sur cette « vie mise en veilleuse » qu’est la vie en prison.

Je voulais leur ouvrir une petite fenêtre

Finalement, elle s’est lancée : pendant trois mois en 2014, avec le soutien de l’administration pénitentiaire, elle s’est rendue dans les centres de détention de Rennes, Poitiers, Vivonne et Roanne et dans la maison d’arrêt de Lyon-Corbas. Elle est partie à la rencontre de ces femmes qui n’avaient « pas fait le choix de vivre entre quatre murs ».

Au propre comme au figuré, elle a fixé un cadre à cette expérience commune, basée évidemment sur le volontariat : les photos seraient prises dans un même lieu, sans aucun élément de décor, sur un même fond blanc, éclairé d’une même source lumineuse. Chacune prendrait la pose sur un seul et même tabouret… Auparavant, elle aurait eu le temps de se préparer, de s’habiller, se maquiller…

Un mystérieux air de famille

Elles l’ont fait et le résultat est magnifique. Chaque photo offre l’image d’une singularité. L’ensemble exprime une unité et une diversité troublantes. On y voit la violence de la prison, les comprimés avalés par poignées et les poignets tailladés, la drogue, la dépression. On y entend aussi la polyphonie des voix mêlées, on y devine la multiplicité des parcours et des origines. Les regards sont caressants, roublards, agressifs, étonnés, meurtris et, au final, infiniment mélancoliques… On dirait qu’ils se répondent les uns aux autres. Ce que Robert Badinter définit si justement comme « un mystérieux air de famille » les réunit dans une sorte de conversation muette soulignée par de petits textes disséminés ça et là, comme ces bouts de papiers que les prisonniers se font passer sous le manteau.

Le château-prison

Il n’est pas anodin que cette exposition ait été d’abord présentée au château de Vincennes, près de Paris (2018). N’oublions pas que le donjon fut aménagé en prison d’Etat au XVIIe siècle et que Mata-Hari y fut fusillée pour espionnage en 1917.

De la même manière, le château de Cadillac, où cette exposition est présentée jusqu’au 4 novembre, fut longtemps une prison pour femmes réputée pour sa dureté et sa vétusté avant de devenir, jusqu’en 1952, un établissement d’éducation surveillé pour jeunes filles qui ressemblait à s’y méprendre à un bagne d’enfants.

Détenues, de Bettina Rheims – Château de Cadillac – Jusqu’au 4 novembre

Lire aussi le livre publié par Gallimard comprenant une soixantaine de photos de Bettina Rheims. Avec un avant-propos de Robert Badinter et un texte de l’historienne de l’art Nadeije Laneyrie-Dagen

Photos ©Bettina-Rheims – De haut en bas: Soizic, novembre 2014, Rennes — Niniovitch, novembre 2014, Roanne — Lu, novembre 2014, Rennes.

JTM 3/3 – Extrait

Mon nouveau roman, intitulé JTM et publié par L’Eveilleur est en librairie ce jeudi 2 novembre.

Le 8 novembre, je serai l’invitée de La Machine à Lire, à 18h30, pour répondre à vos questions et à celles du journaliste Ezequiel Fernandez, au sujet de ce livre dont je vous offre un extrait, en avant-première:

«De quoi parlait-il, le speaker, quand elle s’était assoupie, son petit poste de radio posé à côté d’elle, sur le lit ? Pour ce qu’elle en avait à faire d’un bulletin d’information… Un jour de Noël, qu’aurait-il bien pu se passer ? Elle n’écoutait pas… Juste le bourdonnement de la voix anonyme, dans le silence de la chambre, comme un moteur d’avion qui tourne, dans le noir, la nuit, quelque part au-dessus de la mer, par gros temps. De loin, suivre les lumières tremblantes de la côte, tandis que la pluie et les rafales s’écrasent sur le cockpit, effaçant les repères. Ni air, ni terre, juste une bulle de métal et de verre traversée par la vibration du moteur.

La radio grésillait en sourdine… elle n’écoutait pas. Combien de programmes avait-t-elle parcourus ainsi, comme d’autres parcourent les mers et les déserts à la recherche de ce qu’ils ne sauraient nommer, mais qu’ils voient briller dans la nuit. Si elle avait su, et même si cela n’aurait pas changé grand-chose, elle aurait continué à somnoler encore un peu ; ou bien, sans s’attarder plus longtemps dans la chambre, elle serait allée rejoindre les autres, en bas, dans le salon, sans allumer le transistor. Un mirage… La radio était peuplée de mirages, de voix venues de nulle part. Pas faites pour être écoutées ; juste pour échapper, les yeux fermés, à l’insomnie, à la pesanteur des corps, à ces rêves venus d’on ne sait où qui marmonnent des choses que l’on ne comprend pas.

Il doit être cinq ou six heures du soir. La voix du rêve est la même que celle du type à la radio. Elle parle d’un meurtre, à Paris. Le corps sans vie d’un ancien journaliste, Paul Barthélémy, a été retrouvé dans son appartement. Le crâne fracassé et la gorge tranchée… Elle éteint le transistor.

Sous ses paupières closes s’impriment les contours d’un visage, d’abord un peu flou, puis de plus en plus précis : celui de Paul. Il articule des mots mais elle n’entend pas, comme s’il se trouvait de l’autre côté d’une vitre. Dehors, il fait nuit. Elle allume la lampe : un halo écarlate s’imprime sur le tapis.

En bas, dans le salon, une rumeur enfle. Des bruits de porcelaine qu’on déplace. Tout à l’heure, on boira pour conjurer l’angoisse du solstice d’hiver, cette nuit si longue qui ne tolère pas les compromis. Il faut choisir : livrer bataille ou se soumettre, en s’abandonnant au sommeil. Se rendormir pour ne plus entendre la gifle des branches du sureau planté juste devant la fenêtre de la chambre. A chaque rafale, le bois durci par le froid vient heurter le carreau, comme si quelqu’un frappait pour se faire ouvrir. Clara, tu dormais ? Je te réveille ? Dors encore, je m’en vais…

Drôle de Noël. Etrange ballet… Elle descend au salon pour rejoindre les autres, ceux qui n’écoutent pas la radio. Elle est prise d’une terrible envie de décrocher le téléphone et de composer son numéro. Juste pour se rassurer : Allo, Paul ? C’est Clara… Dans le salon, on dirait que parmi les silhouettes familières se sont glissées d’autres visages ; des visage d’autrefois. Encore des voix qui murmurent mezza-voce: Clara, je m’en vais… Pardonne moi.Tu sais bien que je n’en valais pas la peine. Rien ne vaut la peine de pleurer…

Lundi matin, en partant au travail, elle achètera les journaux. A nouveau, il sera question d’un journaliste assassiné à son domicile. Et d’un dîner, le soir précédant le meurtre, réunissant une demi-douzaine de personnes, parmi lesquelles le comédien Vincent Lindon et le fils de Paul Barthélémy, Hugo, âgé de dix-sept ans. La presse croira savoir que le repas s’est déroulé sans encombre, que les convives se sont séparés vers une heure du matin et que le journaliste est rentré chez lui tandis que son fils prolongeait la soirée dans une discothèque, d’où il a ensuite tenté de joindre son père depuis son téléphone portable. En vain.

Lundi matin, le premier rapport d’autopsie confirmera la mort par fracas crânien provoqué par des coups portés à l’aide un objet contondant. Et plusieurs blessures à l’arme blanche au niveau de la gorge. L’enquête ne fait que commencer, diront les policiers : cambriolage, dispute qui tourne mal, mauvaise rencontre… Les journalistes rendront hommage à leur confrère, unanimement salué pour ses qualités humaines, sa finesse d’analyse, son tact.

De toute façon, Paul n’est plus là pour contredire personne, songe Clara.  Il emporte ses secrets avec lui. Et aussi ses humiliations. Son départ a bien arrangé tout le monde quand, l’année dernière, il a négocié sa fin de parcours. Lui a t-on laissé le choix ?

— Tu bois trop, Paul. C’est pas possible de continuer comme ça…

De toutes leurs forces, les jeunes loups de la rédaction l’ont poussé vers la sortie. A la fin, seule la vieille garde le défendait encore, du bout des lèvres. Finalement, le défunt avait eu l’élégance de s’effacer avant de disparaître, laissant le souvenir d’un éternel jeune homme. Un garçon charmant…

Vers neuf heures, comme tous les matins, elle prendra le bus 63 depuis la gare de Lyon pour aller travailler. Pour le moment, elle descend l’escalier menant au salon et se laisse dériver entre des visages familiers et d’autres qui le sont moins, ou pas du tout:

— Vous vous souvenez de moi ? L’année dernière, à Nantes, chez Denis…

Elle ne se souvient pas de Nantes, ni de Denis. Ni de cet homme souriant qui insiste pour lui rafraîchir la mémoire. Il y a tellement d’inconnus autour d’elle. Des inconnus et des gens du passé, des visages oubliés qui n’en finissent plus d’aller et venir d’une pièce à l’autre, une coupe de champagne à la main. Cette femme, par exemple, elle est sûre de l’avoir croisée, dans une autre vie. Peut-être avec Paul…

Depuis que le bulletin d’information l’a tirée de sa torpeur, tout à l’heure, dans la chambre, une pensée bizarre ne la quitte plus. C’est plus fort qu’elle, chaque fois qu’elle envisage les circonstances de la mort de Paul en se posant la question de l’identité de son meurtrier, la première réponse qui lui vient à l’esprit est que l’assassin pourrait être une femme. Une femme trahie.»

© L’Eveilleur éditions – JTM de Marie Michel – ISBN: 979-10-96011-17-9

Photos: ©  L. Moholy-Nagy

JTM 2/3 -Thérèse Desqueyroux

Je voudrais revenir aujourd’hui sur la prochaine parution de JTM. Ce roman sera en librairie à partir du 2 novembre, précédé d’une épigraphe de François Mauriac concernant Thérèse Desqueyroux, dont le roman éponyme, publié en 1927, s’ouvrait par cette adresse à son personnage : « Thérèse, beaucoup diront que tu n’existes pas. Mais je sais que tu existes… »

Ces mots se sont imposés à moi, tandis que je relisais le roman de Mauriac, presque par hasard, quelques jours seulement avant la remise du manuscrit du mien. Ces mots, je les ai choisis pour accompagner les miens, voulant y lire comme une reconnaissance, peut-être même une protection.

Un fait divers

On sait que pour ce roman, Thérèse Desqueyroux, François Mauriac s’est inspiré d’une histoire vraie : celle d’une certaine Henriette-Blanche Canaby, domiciliée au 54 quai des Chartrons. Son procès s’ouvrit le 25 mai 1906 devant la cour d’assises de la Gironde, à Bordeaux, pour tentative d’empoisonnement à l’arsenic sur la personne de son mari.

François Mauriac, alors âgé d’une vingtaine d’années, assista aux débats. Et ce n’est que vingt ans plus tard qu’il y revint, avec un roman offrant de nombreuses similitudes avec l’histoire de Madame Canaby, finalement acquittée au bénéfice du doute du crime d’empoisonnement (elle fut condamnée seulement pour faux et usage de faux pour la rédaction de fausses ordonnances à quinze mois de prison) à la demande de son mari. Il faut dire que l’on jasait beaucoup, aux Chartrons, au sujet d’un certain Edouard Rabot, l’ami très assidu du couple. Et comme chacun sait, la bourgeoisie bordelaise ne déteste rien tant que les ragots. Il fallait donc sauver l’honneur de la famille…

Le réel et le fictif

Sauver l’honneur et laver le linge sale dans l’intimité. Dans le roman de Mauriac, sitôt libérée de prison, Thérèse se retrouve recluse à Argelouse, qui n’est autre, dans la vie réelle, que le hameau de Jouanhaut, près de Saint-Symphorien, où les Mauriac ont une propriété. Les affinités entre ces deux mondes que l’on appelle le réel et le fictif ne s’arrêtent pas là…

La personne d’Henriette-Blanche Canaby n’est pas la seule à avoir nourri celui de Thérèse: « Quand je pense au visage de Thérèse Desqueyroux, je voix en réalité deux figures superposées, deux photographies », confie l’écrivain dans ses Souvenirs retrouvés (28e entretien, p.207). Ce deuxième visage est celui d’une « amie très chère » de la famille Mauriac qui donne à Thérèse « une certaine façon d’être » et son goût marqué pour les cigarettes.

Thérèse, c’est moi

« Madame Bovary, c’est moi », avait déjà écrit Flaubert, adaptant lui aussi, à sa manière, la triste histoire de l’imaginative et infidèle Delphine Delamare, née Couturier en 1822, épouse d’un l’élève du père de l’écrivain, le docteur Flaubert, à l’école de médecine de Rouen.

François Mauriac pourrait aussi l’écrire : Thérèse, c’est lui aussi. Sous le grand front tourmenté de l’héroïne, ce sont aussi les propres tourments de l’écrivain qui affleurent ; son propre corps : « que de fois ai-je admiré, sur ton front vaste et beau, ta main un peu trop grande ! déclare t-il, en préambule de son roman, à son personnage. Que de fois, à travers les barreaux vivants d’une famille, t’ai-je vue tourner en rond, à pas de louve ; et de ton œil méchant et triste, tu me dévisageais. » Comment ne pas apercevoir, dans ce portrait, la silhouette de son auteur ?

Ainsi se croisent et se nouent les fils du processus romanesque, cet entrelacement laissant transparaître la lente et douloureuse élaboration, cristallisée sous les traits d’Emma, de Thérèse et de tous ceux et celles qui peuplent les pages de nos livres, comme les spectres plus vrais que nous-mêmes de notre propre existence au monde.

Thérèse Desqueyroux fut adapté deux fois au cinéma : par Claude Miller en 2012 avec Audrey Tautou et par Georges Franju en 1962 avec Emmanuelle Riva.

Illustrations (de haut en bas): Couverture de l’édition de poche inspirée du Portrait de femme de K. Van Dongen – François Mauriac épouse Jeanne Lafon (1913) – Portrait de F. Mauriac (1932) – Photo du film de Georges Franju (1962).

Danielle Darrieux

une jeune fille toute simple

J’ai appris ce matin la disparition de Danielle Darrieux. Elle avait fêté son centième anniversaire au mois de mai et pouvait ce vanter, ce jour-là, de posséder encore plus de films à son palmarès que de bougies sur son gâteau.

Elle était née un 1er mai, en pleine guerre (la première), mais sous le signe du muguet. Quand je pense à elle, c’est d’abord la jeune espiègle qui me vient à l’esprit ; celle de ces comédies légères et sentimentales qui firent sa gloire, au tout début de sa carrière, et ma joie, un quart de siècle plus tard, vers la fin des années 1960, quand je la découvris un dimanche après-midi, devant la télévision, à l’occasion de la sacro-sainte séance de cinq heures avec ma mère, qui revoyait alors sur le petit écran de l’ORTF les films qu’elle avait découverts en salle, juste après la guerre (la seconde).

Danielle, ma mère et moi

Qu’en j’y repense, je considère cet extraordinaire rencontre hors du temps qui nous réunissait, ma mère et moi, dans ces moments qui furent peut-être les seuls vrais moments  de partage sincères entre nous. Tout cela grâce au cinéma…

Légère et naturelle

Mais revenons à Danielle Darrieux, par qui ce miracle put se produire,  quand je la découvris à l’écran (je réalise aujourd’hui que j’avais alors  le même âge que le sien quand elle avait découvrit les plateaux) : elle avait quatorze ans, était joyeuse, légère, piquante et charmante. «Le succès, c’est un mystère, j’ai réussi peut-être parce que mon personnage n’était pas courant sur les écrans : je veux dire par là que je n’étais simplement qu’une jeune fille, alors que les autres gamines de quatorze ans jouaient déjà à la vamp», confia-t-elle un jour à un journaliste. J’étais sous le charme, rêvant de me promener dans les rues d’une démarche aussi légère et insouciante que la «petite fiancée de Paris». L’identification était à son comble quand elle chantait: «Ah! qu’il doit être doux et charmant, le temps du premier rendez-vous»… Mais n’anticipons pas.

Quand j’y repense, je peux dire que nous ne nous sommes jamais quittées, elle et moi ; je l’ai vue grandir, à l’écran; ou plutôt nous avons grandi ensemble, avec quarante ans d’écart. Après, cela se complique car je la retrouve en mère idéale des Demoiselles de Rochefort. Vous savez bien: celle qui refusait d’épouser Michel Piccoli (monsieur Dame dans le film) parce qu’elle ne pouvait accepter l’idée de s’appeler un jour madame Dame ; celle qui « voulait de ses filles faire des érudites, et pour cela vendit toute sa vie des frites ». Maman certes de deux jumelles plus âgées que moi, mais elle-même plus jeune alors dans ce film de Jacques Demy que je l’avais trouvée, toujours à la télé, dans les rôles sombres rôdant autour de la guerre (la seconde, bien sûr) découverts grâce ciné-club de Claude-Jean Philippe : Mayerling, Madame de, La Vérité sur Bébé Donge…

Pour la fin de cette année, la revue Le Festin préparait cet automne un numéro spécial Célébrités à sortir fin novembre, pour lequel un article m’avait été commandé. J’avais prévu d’y raconter l’extraordinaire destin de celle qui fut DD avant même que Vadim ne créa BB. Je ne savais pas encore qu’il me faudrait ajouter le mot FIN à ma dernière phrase. Au revoir, chère Danielle Darrieux. Vous allez tellement me manquer…

Voir aussi cet extrait du film Mademoiselle ma mère, réalisé par Henri Decoin (1937). Avec Danielle Darrieux, André Alerme, Robert Arnoux et Pierre Brasseur:

Mae West 2/2/Yeux

Il y a quelques mois, j’ai rédigé dans ce carnet une note intitulée Mae West 1/2. Bouche, qui racontait l’histoire d’un télescopage entre vie réelle et vie rêvée,  provoqué par la vision, dans un cabinet médical, d’une affiche représentant une broche rubis et perles inspirée à Salvador Dalí par la très érotique bouche de l’actrice américaine Mae West. Pour illustrer cet article, j’avais choisi non pas une photo du bijou en question, mais le portrait magistral, quoiqu’assez pompier, réalisé par le peintre catalan qui était un fan de l’actrice.

J’aimerais aujourd’hui poursuivre ma réflexion sur ce portrait qui suscite de nombreuses questions et m’a valu un nombre assez important de visites. Comme d’habitude chez Dalí, il faut chercher la clé. Et d’abord, franchir le barrage  de la provocation exprimée par cette plantureuse Mae dont la chevelure, qui pourrait être la perruque d’un travesti en fin de soirée, fait office de rideau de scène. Quant à  la fameuse bouche, si délicate quand Dalí la métamorphose en bijou, elle est ramenée au statut de vulgaire sofa. Avec toutes les allusions sexuelles induites que je vous laisse le loisir d’apprécier par vous-même.

A priori donc, une œuvre assez déplaisante. Comme si Dalí avait envie de traîner cette femme dans la boue. De l’humilier…

Sauf qu’il y a les yeux : deux  tableaux dans le tableau. Et entre ces deux yeux placés sous cadre, comme un maquillage hindou, dans l’axe central du front, le cercle de l’horloge impitoyable du temps qui passe… Un regard en perdition.

Des larmes de rimmel  coulent. Pourquoi? On ne sait pas. Plus on regarde, moins on sait. A l’intérieur du périmètre  délimité par les  cadres patinés à l’ancienne s’esquissent des  paysages striés de fleuves sombres et de mâts chavirés. Un naufrage de l’âme. On pense alors aux marines d’un Turner, à la fois brumeuses et éclairées ; brumeuses du dehors, éclairées du dedans; à moins que ce soit l’inverse. Tout se brouille entre l’achevé et l’inachevé, le désir et la perte.

 

On pense aussi à cet air fameux de Donizetti, chanté par Caruso : Una furtiva lacrima… Et l’on se dit que la clé de l’œuvre est sans doute là, quelque part dans ces yeux pleins d’ombre et d’écume, prêts à sombrer dans leur propre obscurité, comme des galions dévastés.

Alors, on comprend que le portrait de Mae West est un piège. Et que la bouche écarlate  n’est qu’un miroir aux alouettes. Car la vérité du personnage est ailleurs. Dans le regard. Plus triste, plus belle aussi.

Illustrations: © Joseph Mallord William Turner

Mae West 1/2/Bouche

Qui a dit que les médecins ne s’intéressent qu’à leur compte en banque et aux portefeuilles ministériels ? Sans parler de leur mégalomanie… Question : Quelle est la différence entre Dieu et un médecin ? Réponse : Dieu ne s’est jamais pris pour un médecin… Je n’épiloguerai pas sur le sujet, mais me permettrai quand même, une fois n’est pas coutume, de témoigner en faveur de l’un des représentants de cette profession si injustement décriée ces jours-ci.

Celui dont je vais vous parler s’occupe de mes dents. Mais  je tairai son nom et sa spécialité car sa salle d’attente est  bien assez remplie comme ça, et je n’ai aucune envie de supporter les conséquences d’une excessive célébrité sur ses nerfs,  déjà beaucoup trop sollicités par le surmenage.  Voici l’histoire… La semaine dernière, comme d’habitude, j’avais rendez-vous à son cabinet. Tandis que je m’installais le plus confortablement possible dans le fauteuil basculant,  je remarquai un changement dans la décoration de la pièce: un nouveau cadre, encore posé sur la moquette, prêt à être fixé au mur.  C’est l’affiche de l’expo Dalí dont je vous ai parlé l’autre jour, a-t-il dit.

Un petit miracle a dû se produire alors, car la perspective de la séance à venir m’est soudain apparue  moins terrible. Ça change quand même considérablement la donne, dans un cabinet médical, d’échapper à ces effrayantes publicités vantant les mérites de telle pâte à coller les dentiers ou du dernier dentifrice anti-caries avec clichés techniques des ravages induits, non ? L’affiche choisie ne s’éloignait pourtant pas du sujet dentaire puisqu’au  centre de l’image il y avait la photo d’une très belle broche représentant une bouche aux lèvres pavées de fins rubis, délicatement entrouverte sur une double rangée de perles…


Le lendemain, l’impression dégagée par ce bijou ne m’avait pas quittée. J’étais d’autant plus troublée que la bouche précieuse imaginée par Dalí me  ramenait au point de départ de ce carnet de notes, que vous avez la bonté de lire depuis bientôt quatre ans. Les plus assidus d’entre vous n’ignorent pas qu’il me fut inspiré par un poème d’Ilhan Berk, tombé sous le charme d’une certaine Zozo Dalmas qui prête son nom au titre de ces pages. Pour ceux qui ont raté les précédents épisodes, je résume : Zozo Dalmas est une actrice d’origine grecque, née dans les années 1890 à Salonique,  célèbre dans tout le Moyen-Orient du temps où les Jeunes-Turcs faisaient tomber les fez (et les têtes aussi) de ceux qui ne partageaient pas leur conception de l’esthétique vestimentaire.

 

Le bijou créé, en 1949, par l’extravagant marquis  de Dalí y de Púbol réveilla donc en moi le fantôme parfumé de Zozo, égarée dans le hall d’un palace d’Istanbul, où louvoyaient  des voyageurs de l’Orient-Express et toute une société interlope. On est dans les années 1915, écrit Berk. Istanbul est occupée par les Anglais et les Français, et ça grouille d’Européens et d’espions dans les hôtels :

Et au premier plan, l’immortelle Greta Garbo et Charles Boyer.
Et le général Harrington – un occupant – boit son thé.
Et les pachas Enver et Cemal montent à leur chambre.
Et Zozo Dalmas retouche son rouge à lèvres.
Et un feu d’artifice illumine le ciel.

Je ne saurais dire pourquoi la  lecture de ces vers, surtout les deux derniers, très cinématographiques mais sans rien d’extraordinaire,  m’ont toujours fait  grande impression. Zozo Dalmas retouchant son rouge à lèvres… Et voici que, plusieurs années plus tard,  la broche rouge imaginée par Dalí allumait un feu d’artifice sur une bouche semblable à celle que j’avais imaginée. Pourtant,  Zozo n’était pas l’inspiratrice de ce bijou. Après quelques recherches, je découvris qu’une  autre actrice en était le modèle : une Américaine, Mae West, née en 1893, c’est-à-dire à peu près au même moment que la Grecque. J’ai répondu à mon cher médecin: Oui, c’est un très beau bijou… Il a souri et,  juste à ce moment-là, j’ai senti un léger goût de sang sur ma lèvre.

Mae West  fut la première blonde fatale du cinéma américain. Dotée d’une poitrine si généreuse que les aviateurs américains de la Seconde Guerre mondiale avaient donné son nom à leurs gilets de sauvetage qui se gonflaient sur le devant. N’allez pas croire pour autant que la belle Mae n’était qu’une ravissante idiote. Ses répliques, souvent salaces, ne manquaient jamais d’esprit : « Entre deux maux, je choisis toujours celui que je n’ai pas encore essayé », disait-elle, un brin fataliste. Dalí était fou d’elle. Il en fit une obsession esthétique. Dans son musée de Figueres, en  Catalogne, une salle entière est dédiée à Mae. Une œuvre en trois dimensions décline son visage: ses cheveux, ses yeux, son nez… et sa bouche, transformée en  sofa. Une dizaine d’années plus tard, il imaginera le bijou dont les lèvres étincelantes et ourlées semblent se mouvoir comme les valves d’un coquillage d’où jailliraient des perles.

« Sans public, sans la présence de spectateurs, ces bijoux ne rempliraient pas la fonction pour laquelle ils ont été créés. A cet égard, celui qui regarde est le créateur ultime. Son regard, son cœur et son esprit — selon qu’ils saisissent et pénètrent avec plus ou moins de finesse les intentions de l’artiste — leur donnent  vie.» Salvador Dalí

Depuis le 21 novembre et jusqu’au 25  Mars 2013, à Paris, le Centre Pompidou consacre  une rétrospective inédite à Salvador Dalí.

Illustration: Le visage de Mae West, par Salvador Dalí (1935)

Blanche Hauteville

En ces jours trépidants de rentrée littéraire, où la question serait de savoir si Richard Millet s’est fait virer, ou pas, des éditions Gallimard, après la publication de son Eloge littéraire d’Anders Breivik (cet activiste d’extrême-droite, auteur des massacres qui firent 77 morts l’année dernière, en Norvège) pour exprimer sa rage de voir la France gangrenée, selon lui, par les invasions barbares d’étrangers dont le seul but serait d’abâtardir sa culture ; tandis que l’inoxydable Amélie Nothomb, qui ressemble de plus en plus à un personnage de Harry Potter, arpente les plateaux télé, cet automne comme tous les autres, pour vendre on ne sait plus trop bien quoi : son nouveau livre ou une marque de champagne, cette boisson pétillante dont elle s’applique à chaque intervention à vanter les vertus… il serait peut-être  bon de revenir aux fondamentaux.

Cet été, j’ai relu le roman de Louis Aragon, intitulé Blanche ou l’oubli. Mais est-ce un roman ? En tout cas,  j’ai succombé à la virtuosité de ce texte de près de 600 pages (dans l’édition de poche, imprimée très petit). Aussitôt ouvert, le livre est entré en résonance avec mes préoccupations, dans cet exil programmé qui était le mien et m’avait d’abord fait penser à Victor Hugo (dont on fête cette année les deux cents ans de la naissance) à cause d’Hauteville House, la maison de son exil à Guernesey. Vous allez comprendre…

Blanche, d’abord. C’est le prénom de la femme aimée par Geoffroy, le narrateur, qui ressemble à Louis comme un double. C’est aussi le prénom du personnage d’un roman écrit par Elsa Triolet,  Luna-Park, qui fait partie de la trilogie intitulée L’Age de Nylon. Comme les bas nylon… Vous me suivez?

Blanche  fut également le nom de clandestinité d’Elsa, pendant la guerre ; un fantôme ici convoqué par  Aragon, trois ans avant la disparition de sa compagne et muse. Comme si, non sans un certain masochisme, l’écrivain mesurait à l’avance la perte à venir de cette femme, et l’engloutissement des moments vécus, avec elle, ou sans elle ; sans elle, surtout. Que faisait-elle, Blanche, en 1930, à Java ? S’interroge-t-il. Et d’ailleurs, avec qui ? Il échafaude des hypothèses: « des hypothèses pour essayer de comprendre ce que je n’ai pas su, pas compris, ce que j’ai cherché, ce que je cherche… ». Et quelques lignes plus bas: « J’imagine Elsa à Tahiti en 1920 (je me vante), je cherche Elsa à Tahiti, dans les mots qu’elle en a dits:

Il n’y a que les premiers soirs ici que ça sent la vanille…

Mais j’ai beau chercher, je ne trouverai que Blanche à Java vers 1930 : rien ne m’est ce que je trouve, ce que je cherche est tout » .

Page 588, c’est-à-dire presque à la fin d’un très long texte consacré à recoller les morceaux d’une vie qui tombe en ruines.

L’ouvrage sort en 1967, Elsa mourra en 1970. Louis lui survivra douze ans de plus ; douze ans à se repasser le film d’une vie pleine de trous, à commencer par certains trous de mémoire qu’on lui a si souvent reprochés. Au lendemain du printemps de Prague d’août 1968 :  « Et voilà qu’une fin de nuit, au transistor, nous avons entendu la condamnation de nos illusions perpétuelles… »

Pour l’instant, il préfère se souvenir de tout et de rien. Et surtout de l’oubli. « La vie a tout de même bien changé, note-t-il. Je ne connais plus personne qui boive des gin-fizz. »

C’est là que le lecteur, ou plutôt la lectrice, peut intervenir, au détour des analogies : « Ah, nous vivons d’analogies », remarque Louis. A commencer par le difficile métier de traduire le danois « où je n’ai commencé à patauger qu’après la seconde guerre mondiale, comme vous dites, quand je me suis mis à éprouver l’irrésistible envie de lire Hjelmslev dans le texte.  » Puis sur « le goût du tabac levantin » pas seulement pour le tabac mais surtout « pour les inscriptions arabes que comportaient les boîtes ». Comme celle, datant de l’Empire ottoman, que les ouvriers découvrirent, à Istanbul/Constantinople, sous une planche disjointe de  l’appartement que je faisais refaire, il y a quelques années, pour m’y installer (elle est passée où maintenant, cette boîte recouverte d’un papier bleu fané? dans quel carton empilé dans un entrepôt, quelque part en bordure de Gironde? Tenter d’oublier ça aussi, si possible. En lisant  Aragon: « Comment expliquer aux gens que si, plus particulièrement, je m’étais attaché au malais, c’était à cause de Mata-Hari ? Enfin de son nom. ».

Le nom de Blanche est Hauteville. Blanche Hauteville. C’est aussi le nom de l’endroit où je venais de poser ma vieille malle noire qui me suit partout quand j’ai ouvert le livre, à la fin du mois de mai. Pas Hauteville House, comme Victor, non, juste Hauteville, une cité blanche dans une petite bourgade de province, pas habituée à tant de blancheur jaillie de la caillasse et des vignes, au détour des années 1970. Par dérision, les autochtones l’appelaient la Casbah. A cause de la blancheur, sans doute, des toits en terrasses… Et aussi des gens qui vivaient là.

J’ai passé l’été, à Hauteville, avec Blanche et Louis Aragon.

© Illustrations: Photos de Louis Aragon (en haut, seul) et en compagnie d’André Breton (dessous), par Man Ray (1925).