En ces jours trépidants de rentrée littéraire, où la question serait de savoir si Richard Millet s’est fait virer, ou pas, des éditions Gallimard, après la publication de son Eloge littéraire d’Anders Breivik (cet activiste d’extrême-droite, auteur des massacres qui firent 77 morts l’année dernière, en Norvège) pour exprimer sa rage de voir la France gangrenée, selon lui, par les invasions barbares d’étrangers dont le seul but serait d’abâtardir sa culture ; tandis que l’inoxydable Amélie Nothomb, qui ressemble de plus en plus à un personnage de Harry Potter, arpente les plateaux télé, cet automne comme tous les autres, pour vendre on ne sait plus trop bien quoi : son nouveau livre ou une marque de champagne, cette boisson pétillante dont elle s’applique à chaque intervention à vanter les vertus… il serait peut-être bon de revenir aux fondamentaux.

Cet été, j’ai relu le roman de Louis Aragon, intitulé Blanche ou l’oubli. Mais est-ce un roman ? En tout cas, j’ai succombé à la virtuosité de ce texte de près de 600 pages (dans l’édition de poche, imprimée très petit). Aussitôt ouvert, le livre est entré en résonance avec mes préoccupations, dans cet exil programmé qui était le mien et m’avait d’abord fait penser à Victor Hugo (dont on fête cette année les deux cents ans de la naissance) à cause d’Hauteville House, la maison de son exil à Guernesey. Vous allez comprendre…
Blanche, d’abord. C’est le prénom de la femme aimée par Geoffroy, le narrateur, qui ressemble à Louis comme un double. C’est aussi le prénom du personnage d’un roman écrit par Elsa Triolet, Luna-Park, qui fait partie de la trilogie intitulée L’Age de Nylon. Comme les bas nylon… Vous me suivez?
Blanche fut également le nom de clandestinité d’Elsa, pendant la guerre ; un fantôme ici convoqué par Aragon, trois ans avant la disparition de sa compagne et muse. Comme si, non sans un certain masochisme, l’écrivain mesurait à l’avance la perte à venir de cette femme, et l’engloutissement des moments vécus, avec elle, ou sans elle ; sans elle, surtout. Que faisait-elle, Blanche, en 1930, à Java ? S’interroge-t-il. Et d’ailleurs, avec qui ? Il échafaude des hypothèses: « des hypothèses pour essayer de comprendre ce que je n’ai pas su, pas compris, ce que j’ai cherché, ce que je cherche… ». Et quelques lignes plus bas: « J’imagine Elsa à Tahiti en 1920 (je me vante), je cherche Elsa à Tahiti, dans les mots qu’elle en a dits:

Il n’y a que les premiers soirs ici que ça sent la vanille…
Mais j’ai beau chercher, je ne trouverai que Blanche à Java vers 1930 : rien ne m’est ce que je trouve, ce que je cherche est tout » .
Page 588, c’est-à-dire presque à la fin d’un très long texte consacré à recoller les morceaux d’une vie qui tombe en ruines.
L’ouvrage sort en 1967, Elsa mourra en 1970. Louis lui survivra douze ans de plus ; douze ans à se repasser le film d’une vie pleine de trous, à commencer par certains trous de mémoire qu’on lui a si souvent reprochés. Au lendemain du printemps de Prague d’août 1968 : « Et voilà qu’une fin de nuit, au transistor, nous avons entendu la condamnation de nos illusions perpétuelles… »
Pour l’instant, il préfère se souvenir de tout et de rien. Et surtout de l’oubli. « La vie a tout de même bien changé, note-t-il. Je ne connais plus personne qui boive des gin-fizz. »

C’est là que le lecteur, ou plutôt la lectrice, peut intervenir, au détour des analogies : « Ah, nous vivons d’analogies », remarque Louis. A commencer par le difficile métier de traduire le danois « où je n’ai commencé à patauger qu’après la seconde guerre mondiale, comme vous dites, quand je me suis mis à éprouver l’irrésistible envie de lire Hjelmslev dans le texte. » Puis sur « le goût du tabac levantin » pas seulement pour le tabac mais surtout « pour les inscriptions arabes que comportaient les boîtes ». Comme celle, datant de l’Empire ottoman, que les ouvriers découvrirent, à Istanbul/Constantinople, sous une planche disjointe de l’appartement que je faisais refaire, il y a quelques années, pour m’y installer (elle est passée où maintenant, cette boîte recouverte d’un papier bleu fané? dans quel carton empilé dans un entrepôt, quelque part en bordure de Gironde? Tenter d’oublier ça aussi, si possible. En lisant Aragon: « Comment expliquer aux gens que si, plus particulièrement, je m’étais attaché au malais, c’était à cause de Mata-Hari ? Enfin de son nom. ».
Le nom de Blanche est Hauteville. Blanche Hauteville. C’est aussi le nom de l’endroit où je venais de poser ma vieille malle noire qui me suit partout quand j’ai ouvert le livre, à la fin du mois de mai. Pas Hauteville House, comme Victor, non, juste Hauteville, une cité blanche dans une petite bourgade de province, pas habituée à tant de blancheur jaillie de la caillasse et des vignes, au détour des années 1970. Par dérision, les autochtones l’appelaient la Casbah. A cause de la blancheur, sans doute, des toits en terrasses… Et aussi des gens qui vivaient là.
J’ai passé l’été, à Hauteville, avec Blanche et Louis Aragon.
© Illustrations: Photos de Louis Aragon (en haut, seul) et en compagnie d’André Breton (dessous), par Man Ray (1925).