L’Histoire et l’Intime – Pessac 4/4

29e Festival international du film d’histoire

Palmarès 2018

Le festival international du film d’histoire de Pessac vient de décerner ses récompenses aux meilleurs films sélectionnés cette année.

Dans la catégorie Fiction, le prix du jury professionnel revient aux Témoins de Lendsdorf d’Amichai Greenberg (Israël-Autriche, 2017), tandis que le jury étudiant a donné sa préférence à Leto de Kirill Serebrennikov (Russie-France, 2018) auquel ce blog a déjà consacré un article enthousiaste.

Dans la catégorie Documentaires Inédits, c’est L’Homme que nous aimions le plus de Danielle Jaeggi qui est récompensée par le jury professionnel. Pour plus de détails sur ce palmarès, vous pouvez dès à présent consulter le site du Festival.

La mémoire et l’oubli

Concernant ces trois films lauréats, on notera que chacun d’eux se penche à sa façon sur le rapport noué entre la mémoire et l’oubli. Si Leto fait revivre, non sans humour, la scène rock soviétique des années 1980 et de la décennie précédant la chute du Mur, le film rend hommage à deux figures tôt disparues : celles de Viktor Tsoï et Mike Naumenko dont le premier, quasiment inconnu en Occident, fut une idole dans son pays et participa à sa manière aux bouleversements de l’histoire. Le jury étudiant a aimé ce film « qui aime tous ses personnages, et qui porte dans ses tripes l’idée qu’on se libère de l’oppression par la création acharnée».

Notre relation intime à l’Histoire

Les Témoins de Lendsdorf d’Amichai Greenberg retrace l’enquête d’un historien juif orthodoxe obsédé, envers et contre tous, par un massacre perpétré en Autriche à la fin de la Seconde Guerre mondiale. « C’est un film qui hante et interroge », précise le jury professionnel qui l’a choisi. Un film « qui parle de notre relation intime à l’histoire ».

L’Homme que nous aimions le plus, le film de Danielle Jaeggi, interroge également l’histoire au regard de l’intime. Pour la réalisatrice, il s’agit d’explorer ses souvenirs d’enfance, ceux d’une petite fille suisse élevée dans les années 1950-60 par des parents communistes entraînés dans les pièges troubles de la Guerre froide.

La peur de trahir un secret

Ce très beau documentaire vaut tout particulièrement par sa charge émotionnelle. Danielle Jaeggi rencontrée cette semaine à Pessac raconte comment, à soixante-huit ans passés et beaucoup d’autres documentaires à son actif, elle ressentit le besoin d’aller explorer les archives et interroger les amis de ses parents pour comprendre enfin ce qu’on lui a si longtemps caché :

« Aujourd’hui encore, il me reste de cette enfance silencieuse la peur de dire quelque chose de dangereux, la peur de trahir un secret. Il fallait être fort, ne jamais douter. Et savoir être seule.»

Grâce à Danielle Jaeggi, on a rarement aussi bien compris comment et pourquoi ceux qui s’engagèrent pour le meilleur et pour le pire restèrent fidèles jusqu’au bout, même quand il fallut payer le prix de cette fidélité par la trahison des idéaux qui en avaient été le moteur.

Advertisement

#PayeTonAuteur

Que vaut le temps de l’écrivain ?

A quelques jours de l’ouverture de Livre Paris (ex salon du Livre de Paris), une polémique a éclaté autour de la rémunération des auteurs sollicités pour participer aux diverses animations proposées : tables rondes, débats, rencontres…

Tout a commencé par un texte publié sur Facebook autour d’un collectif d’auteurs et d’illustrateurs Jeunesse, La Charte, annonçant sa décision «  de dire non au travail gratuit» sous la forme d’un hashtag #PayeTonAuteur  lancé sur Twitter.

D’amour et d’eau fraîche

Dans le milieu de l’édition, il est souvent considéré que, comme les amoureux, il  siérait aux auteurs de vivre d’amour et d’eau fraîche. C’est pourtant oublier un peu vite que les auteurs, ces purs esprits, font vivre ce qu’il faut bien appeler une industrie, celle du livre dont ils sont la source. Faut-il le rappeler : sans auteur du livre, pas de livre ; et sans livre, de nombreux emplois en moins : chez les papetiers, les imprimeurs, les éditeurs, les libraires, les attachés de presse, les organisateurs de rencontres culturelles… c’est-à-dire tous ceux qui touchent un salaire prenant sa source dans la publication d’un livre. Et qu’est-ce qu’un livre si ce n’est un texte (avec ou sans images) écrit souvent dans une sorte de temps hors du temps, hors des normes, hors de toute rétribution hormis celle de l’espoir de faire sens et d’être lu?

Les feuilles volantes de Cavafis

Alors pourquoi donc faudrait-il refuser que les auteurs, qui sont situés au point de départ de l’industrie du livre soient exclus de son  économie, comme de grands enfants immatures même pas capables de gérer leur argent de poche? Rappelons au passage la légende qui entoure le poète grec Constantin Cavafis (parfois orthographié à l’anglaise Cavafy): on raconte qu’il écrivait ses vers sur papier libre et les laissait s’envoler au vent, pour ceux qui les ramasseraient et les liraient… En vérité, il les offrait à ses amis. Celui qui serait plus tard reconnu comme l’une des figures les plus importantes de la littérature grecque du siècle dernier vécut à l’écart de la renommée et gagna sa vie comme fonctionnaire, journaliste et courtier à la bourse d’Alexandrie, ainsi que nous sommes toujours si nombreux à le faire, l’édition étant bien connue pour préférer les écrivains morts à ceux que la vie oblige encore à se nourrir pour exister…

Ce que je veux dire, c’est que l’on peut écrire sans être publier; mais on ne peut publier ce qui n’a pas été écrit. Bientôt, on inventera peut-être des machines pour cela, comme on le fait déjà avec la traduction, mais le plus tard sera le mieux…

Jusqu’à ces derniers jours, Livre Paris s’était contenté d’expliquer (Source Twitter – 5 mars 2018) que certaines prestations seraient payées aux auteurs invités au Salon, mais pas toutes, puisque « les débats / conférences / tables rondes permettent à l’auteur d’être visible et c’est donc de la promotion, comme le serait une interview par un média». C’était à prendre ou à laisser: si les auteurs invités refusaient de faire le job gratuitement, ils étaient libres de décliner l’invitation…

Combien vaut un écrivain qui ne vend pas?

En d’autres termes : la politique du couteau sous la gorge, les auteurs n’ayant d’autre choix que de se soumettre (ne pas être payés) ou de se démettre (se résoudre à l’absence, c’est-à-dire à l’effacement). Car c’est cela, le pire : la grande solitude et la  précarité des auteurs de l’écrit, que les enquêtes menées notamment par la Société des Gens De Lettres (SGDL) ne cessent de mettre en lumière.

«Que vaut le temps de l’écrivain?» s’interrogeait déjà sa présidente, Marie Sellier, en novembre dernier. « Arrêtons d’évoquer un “temps de promotion de l’auteur” pour ses livres qui serait gratuit, alors même que cette   “promotion gratuite de l’auteur” bénéficie immédiatement à tous les autres acteurs de la chaîne, toujours rémunérés, souligne-t-elle aujourd’hui encore. En attirant le public par sa présence, l’auteur fait aussi la promotion du salon auquel il participe. »

Est-il légitime de payer un écrivain ?

Le 7 mars, sur France Inter, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen (fille de l’éditeur Hubert Nyssen fondateur des éditions Actes Sud, dont elle assurait à son tour la direction avant sa prise de fonction au gouvernement Macron) déclarait trouver «légitime que [les écrivains] soient rémunérés». Résultat immédiat : Quelques heures plus tard, Livre Paris rectifiait le tir dans un communiqué annonçant la décision de «rémunérer tous les auteurs quelle que soit leur intervention sur une scène du salon». En précisant toutefois que cette décision «ne s’applique en revanche pas aux auteurs en dédicace ».

Qui vient-on trouver au Salon sinon les livres et leurs auteurs?

On peut considérer qu’un tel revirement est un progrès. Au sujet des dédicaces, on peut aussi se demander, dans une logique marchande si chère à notre époque, si les visiteurs du Salon seraient aussi nombreux à se bousculer dans les allées si Amélie Nothomb (pour ne prendre que la plus emblématique en la matière) faisait l’économie d’un tel déplacement. Que deviendrait le Salon sans les  dédicaces? Et combien coûte un billet d’entrée Porte de Versailles? Combien ça rapporte?

Merci Frédéric!

Vous me direz peut-être que la sémillante Amélie n’a pas besoin d’un pourboire du Salon pour boucler ses fins de mois et qu’elle prend un sincère plaisir à rencontrer ses lecteurs. Elle peut donc assurer sa prestation sans se soucier de ses émoluments, pour le seul plaisir. Peut-être, mais les autres ? Ceux qui peinent à boucler leurs fins de mois… Et faut-il que ce soit Frédéric Beigbeder qui prenne pour nous tous la parole, comme il le fit récemment dans sa chronique (toujours sur Inter), pour que notre existence et ses difficiles contingences soit rappelées à ceux que nous faisons vivre ?

Il serait temps, pour nous les écrivains qui ne nous appelons ni Frédéric, ni Amélie, mais qui participons cependant, par notre singularité, de la diversité de la création littéraire en France ; il serait temps de sortir de cet isolement qui fait tellement le jeu de ceux qui trop souvent oublient que nous existons dès que le texte est passé entre leurs mains.

Ecrivains et petits paysans, même combat

En ces temps de prise de conscience des profondes disparités salariales dont les femmes continuent de faire les frais, du mépris et de l’injustice que subissent les petits paysans qui aiment leurs vaches, leurs donnent des petits noms et nous nourrissent, mais qui ploient l’échine sous les contraintes, il faudrait que nous aussi nous décidions à briser de mur de silence de notre solitude pour  faire entendre notre voix.

Toutes les illustrations de cet article sont des photos extraites de films mettant en scène des écrivains, réels ou fictifs. A la lumière de cet article, on pourra s’interroger sur le rapport à l’argent  problématique de leurs héros.
De haut en bas: le premier film est signé Philippe de Broca (Le Magnifique, 1973). On y retrouve Jean-Paul Belmondo incarnant un certain Bob Saint-Clar, qui crache la copie pour écrire des romans d’aventure commandés par un éditeur peu scrupuleux.
La seconde est la romancière Françoise Sagan (Sylvie Testut) transposée sur grand écran dans un biopic de Diane Kurys (Sagan, 2008).
Le troisième est Truman Capote (superbe et bluffant Seymour Hoffman) de Bennett Miller (Capote, 2005).
Le quatrième est Tony Leung dans 2046 de Wong Kar Waï (2004). L’histoire d’un journaliste, encore mal payé, qui se lance dans l’écriture d’un roman et finira par se perdre dans les méandres de sa mémoire et de ses fantasmes.
L’image finale correspond également à la dernière séquence de film de Roman Polanski, The Ghost Writer (2010) adapté du roman de Robert Harris, L’Homme de l’ombre. Erwan McGregor joue le nègre de Pierce Brosnan, dernière lequel on reconnaît sans peine un clone de l’ancien Prime Minister of Great Britain, Tony Blair. Gros problème en vue pour le premier. On lui avait pourtant promis un gros chèque…

Powidoki

la mémoire fantôme d’Andrezsj Wajda

Le Festival du film d’histoire de Pessac s’est ouvert lundi soir avec la  première présentation publique en France du 40e long-métrage du réalisateur polonais Andrezsj Wajda, sorti en Pologne au mois de septembre, tout juste un mois avant la disparition de son auteur.

afterimage_filmAvec Afterimage (Powidoki), Wajda signe son testament artistique,  revenant sur les pas de ses précédents chef-d’œuvre pour dénoncer l’oppression de la liberté individuelle par le pouvoir politique. Dès les premières images, on se remémore sa filmographie, alliant le lyrisme romanesque et fiévreux de L’Homme de fer à la délicatesse tchékovienne des Demoiselles de Wilko

Wladyslaw Strzeminski  et l’école de Lodz

Wajda rend ici hommage à son peintre préféré, le plasticien Wladyslaw Strzeminski, qui fut l’une figure majeure de la peinture d’avant-garde de la première moitié du XXème siècle en Pologne.

Refusant de se plier aux diktats du réalisme socialiste imposé par Staline, l’artiste fut renvoyé de l’école supérieure des arts plastiques de Lodz où il enseignait l’histoire de l’art, où Wajda lui-même sera  étudiant et plus tard encore Roman Polanski : c’est dire si cette école est placé au cœur du monde artistique polonais. Strzeminski fut donc expulsé de ce lieu mythique qu’il avait contribué à créer ; il se retrouve dépossédé de tout, sans bons d’alimentation pour se nourrir, sans papiers justifiant de son statut, sans argent pour payer ses couleurs et ses solvants…

Afterimage, l’image détruite

Pour raconter cette histoire tragique de la destruction physique d’un artiste par le pouvoir, Wajda s’appuie sur l’impressionnante stature de l’acteur  Boguslaw Linda: l’homme qui refuse de plier. On jour, on lui demande : « De quel côté es-tu ? » Il répond simplement : «Du mien». Il en mourra et ses tableaux seront détruits. C’est là qu’il faut aller chercher le sens du mot «afterimage» qui fait référence à la persistance rétinienne, cette  image fantôme, persistant à apparaître après que l’image réelle ait cessé d’être perceptible à l’œil.

z8737830qwladyslaw-strzeminski-siedzi-na-krzesle-wsrod-stWladyslaw Strzeminski et ses élèves à l’école de Lodz

Seul dans Berlin

cover-for-a-book-by-julian-przybo-z-ponad-1930-jpglarge

Refuser de plier, c’est aussi le sujet du film de Vincent Perez, Seul dans Berlin, présenté mardi soir (sa sortie dans les salles est prévue le 23 novembre). Adapté d’un roman d’Hans Fallada réputé pour être l’un des tous premiers ouvrages antinazi, sorti en 1947 et récemment traduit en anglais, Seul dans Berlin raconte l’histoire du basculement d’un couple allemand docilement soumis aux lois du nazisme, que  la perte d’un fils mort au front fait basculer dans la résistance. Las, pour d’étranges raisons, sans doute plus liées aux contigences de la coproduction internationale que par la nécessité artistique, les deux acteurs principaux sont incarnés par Brendan Gleeson et Emma Thomson et vraiment, en dépit de la qualité de ces acteurs, la pilule ne passe pas. Retrouver l’actrice fétiche de James Ivory dans la peau d’une prolétaire germanique paraît totalement absurde, de la même manière que les éructations  sans nuances des SS  débitant leur texte en anglais. Pourtant, l’histoire aurait pu être belle, mais cela ne suffit pas à sauver le film d’une confondante platitude.

Ci-dessus: Couverture pour un livre de Julian Przybos © Wladyslaw Strzeminski

Les Esprits libres

Le 27e festival international du film d’histoire s’est ouvert ce lundi à Pessac. Pendant huit jours, 150 films et une quarantaine de débats et rencontres, ainsi que plusieurs avant-premières telles que La Fille de Brest, d’Emmanuelle Bercot, Seul dans Berlin de Vincent Perez et La Communauté, de Thomas Vinterberg qui ne seront diffusés en salles  qu’à la fin de cette année, voire le début de 2017.

affiche-40_60_fifh27_lcell-2-jpg_375x250Culture et liberté

Thème choisi pour cette 27e édition: Culture et liberté. Sujet d’actualité, qui m’invite à rappeler que la romancière turque Asli Erdogan est emprisonnée depuis plusieurs semaines dans son pays du seul fait de ses écrits. Sous le même chez d’inculpation, des dizaines de journalistes  et d’écrivains sont également privés de liberté, en Turquie et ailleurs… Comme le rappelle Pierre-Henri Deleau, délégué général du festival: « On n’est jamais innocent quand on est un esprit libre ».

Qu’est-ce d’ailleurs que la liberté quand les télescopages de l’histoire viennent piétiner les valeurs que l’on croyaient pourtant intangibles?  La sincérité est-elle suffisante contre ce rouleau compresseur qui peut broyer les personnalités les mieux forgées? C’est une des question que soulève le film documentaire de François Caillat  projeté ce matin: Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux: d’une guerre à l’autre.

vid3_anonyme_001fLes intellectuels engagés

Ce film met en parallèle les choix opérés par trois intellectuels emblématiques de l’entre-deux guerres, quand il fallut faire le bon choix face à l’occupant nazi, moins de vingt ans après le carnage nationaliste de la première guerre mondiale qui posa les bases du pacifisme des années 1930.

Avoir raison ou tort contre l’histoire?

Les chemins qu’ils choisirent furent diamétralement opposés: Malraux, le pilleur des temples khmers et futur ministre du Général de Gaulle opta pour le soutien aux Républicains espagnols puis publia L’Espoir sans rendre véritablement part aux combats; Aragon trouva dans les rangs communistes la famille qui lui manquait et écrivit ses plus beaux poèmes dans la clandestinité ; quant à Drieu, son ancien ami de coeur, il fit le plus mauvais choix pour des raisons pas tellement plus mauvaises que les autres: il bascula du côté des franquistes  par détestation des planqués de 14 qui avait autorisé le casse-pipe des tranchées et finit par se suicider par dégoût de lui-même, non sans avoir fait paraître quelques romans comme Gilles et Le Feu follet dont s’inspirerait Louis Malle pour son film éponyme avec Maurice Ronet.

3557381-drieu-merite-t-il-la-pleiade-oui

Demain, Afterimage d’Andrzej Wajda

Demain, nous consacrerons un article au dernier opus d’Andrzej Wajda, Afterimage, qui sera présenté ce soir en première projection publique française. L’histoire d’un peintre polonais, enseignant à l’Ecole supérieure des arts plastiques de Lodz qui, au sortir de la guerre, refuse de se soumettre au canons du réalisme socialisme imposé aux artistes  du bloc de l’Est. On n’est jamais innocent quand on est un esprit libre et on le paie parfois très cher…

ReLire, c’est mourir un peu…

J’ai déjà évoqué dans ce blog mon premier roman, Les Faïences bleues, publié en juin 2000 sous le pseudonyme de Marie Michel. Chez un éditeur si peu concerné par la diffusion des œuvres qu’il était supposé défendre, comme le prévoit pourtant la loi puisque c’est sa mission et son devoir, que j’ai fini par reprendre les droits sur cet ouvrage, en 2003. En me disant qu’un jour peut-être, ce livre pourrait renaître de ses cendres… Car il fait partie de ma vie.

Au printemps dernier, je suis tombée un peu par hasard sur un article publié par Georges Moréas sur son blog, Police et cetera:  à propos du projet ReLire.

L’ancien commissaire principal de la police nationale est l’auteur de plusieurs ouvrages publiés notamment au Fleuve noir. Dans cet article, il décrit sa stupeur en apprenant que dix de ses bouquins figurent sur la liste des 60.000 titres parus avant 2001 que la BNF s’apprête à numériser, en application d’une loi votée le 21 mars 2012 sur « l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle ».

Vu de loin, la tâche paraît admirable, puisqu’il s’agit d’offrir une seconde vie à des textes dits « orphelins » et donc de favoriser la libre circulation des idées. Mais à y regarder de plus près, c’est beaucoup plus tordu, car il n’est pas question de gratuité dans ce projet puisqu’on va créer, avec des fonds publics, une bibliothèque numérique payante gérée par les éditeurs qui viendront faire leur marché dans le fonds proposé par la Sofia.

Les auteurs dans tout ça ? On ne leur a même pas demandé leur avis. Nul n’a été prévenu de rien. A charge pour eux de s’informer ; et vite car ils ne disposent de six mois pour s’opposer à ce qui n’est rien d’autre qu’une spoliation de leurs droits.

Pour que leur refus soit effectif, on leur demande même de remplir une déclaration sur l’honneur attestant qu’ils sont bien l’auteur de leurs propres textes, photocopie de leur carte d’identité ou de leur passeport à l’appui ! On croit rêver !

A mon tour, je suis donc allée visiter le site de la BNF. Et j’y ai trouvé, sur la liste des orphelins en voie d’adoption,  mon petit roman tout juste âgé de treize ans.

Puisqu’il en est ainsi, demain je mettrai en ligne une nouvelle inédite consacrée à Léo Ferré, à qui l’on rend hommage, ces jours-ci. De ce texte, vous pourrez faire ce que vous voulez : le lire, ou pas ; l’aimer, ou pas ; le copier, le coller, le zapper… tout, je vous dis. Du moment que vous  gardiez à l’esprit que c’est quand même moi qui l’ai écrit.

Les Faïences bleues, Editions d’Ecarts, 2000 — Publié sous le pseudonyme de : Marie Michel — ISBN 2-912824-26-5

Photos: © Zozodalmas — Géographie d’un mur

Promenade au parc Gezi

Si vous lisez ce blog depuis sa création, vous aurez sans doute remarqué que la Turquie s’y fait de plus en plus discrète. Certains d’entre vous le regrettent. Et moi-même, parfois… Sauf qu’il ne me semblerait pas honnête de continuer à faire comme si de rien n’était, de parler d’Istanbul comme si j’étais toujours là-bas, au  cœur de cette ville qui me fait parfois l’effet d’un bateau qui s’éloigne, comme les vapur que je voyais à ma fenêtre, traversant le Bosphore en direction d’Haydarpasa. Et puis, la radio a annoncé l’autre jour que des manifestations avaient lieu en plein centre d’Istanbul. Et les souvenirs ont refait surface…

Selon ses bonnes habitudes, la police anti-émeutes était en train de déloger à coup de gaz lacrymogènes pulvérisés à bout portant et de lances à eau dans la nuque ceux qui occupaient la très symbolique place Taksim. Il s’agissait pour ces intrépides de barrer la route aux pelleteuses chargées de faire table rase des grands arbres du parc Gezi pour les remplacer par un de ces projets immobiliers que la ville, en pleine expansion, a multiplié depuis une dizaine d’années. A tel point qu’en la quittant, je me suis dit que c’était peut-être mieux ainsi : ainsi je n’assisterais pas plus longtemps à la destruction de ce que j’avais tant aimé. J’avais déjà vu mon cher quartier de Beyoglu défiguré par  l’arrivée de Starbucks, des pâtisseries industrielles et du prêt-à-porter moche. Adieu le salon de thé Markiz, les librairies et le vieux bijoutier Diyamanstayn.…On avait sommé les commerçants de coordonner la décoration de leur devanture, qui furent repeintes d’une étrange couleur caca d’oie agrémentée de fausses dorures clinquantes. Les néons des années 50 ne survécurent pas à ce nettoyage au Karcher, même pas mon préféré, celui de ce cabaret nommé Chanzélizé (Champs-Elysées, a la turca) qui représentait une danseuse en mouvement. Par la magie du courant alternatif, la fille rose fluo en maillot vert anis levait la jambe en cadence. Plus tard, je l’ai ressuscitée, cette danseuse électrique: dans un roman. C’est le triste privilège des romanciers…

En écoutant les nouvelles à la radio, une vague de fond est donc remontée à la surface de ma mémoire, bercée par la voix de  Serif  Gören (qui réalisa, avec Yilmaz Guney, alors en prison,  le film Yol, Palme d’or 1982 à Cannes). En 1987, il m’avait fait visiter son quartier de Cihangir en me montrant les emplacements des anciennes maisons de bois  mystérieusement détruites par l’incendie, une nuit, toujours la nuit, comme par accident, pour dégager le terrain nécessaire à la construction d’un de ces immeubles en béton qu’il exécrait.

Vous me direz peut-être  qu’il ne s’agissait que de vieilles maisons prêtes à tomber en ruines. Et que dans l’affaire qui nous occupe ces jours-ci,  il ne s’agit après tout que d’un parc… Peut-être, mais je me souviens aussi d’un chauffeur de taxi turc rencontré un jour à Paris. Apprenant que je vivais à Istanbul, il était devenu intarissable sur cette ville qui avait été la sienne et, tout en conduisant, il me parla de ce parc avec un pincement dans la voix : « si vous aviez vu la place Taksim du temps de mon enfance. Et le parc Gezi, planté d’arbres magnifiques. Je m’y rendais souvent, avec mon grand père… »

Si je vous parle de tout cela, c’est parce qu’au delà de l’aspect purement politique, qui risque d’ailleurs de prendre finalement le dessus, il me semble que la question de départ qui est posée, ces jours-ci, en Turquie, c’est celle, à la fois simple et compliquée, du style de vie. Ce sujet-là ne se limite pas à un raz-le-bol du parti AKP au pouvoir et dépasse largement le cadre de la seule Turquie. Il concerne notamment  la privatisation de l’espace public (le mot gezi se traduit par promenade, en français) au  bénéfice de l’espace privé réservé aux élites (à ce sujet, je vous conseille de lire  l’article consacré il y a quelques années par Etudes balkaniques à la notion d’espace public dans la ville ottomane).

Si l’on observe la révolte en cours sous cet angle-là, alors la  restriction de l’espace public urbain apparaît comme  une métaphore du rétrécissement du champ des libertés de chacun, si infimes soient-elles. Et malheureusement pour les Turcs, le problème ne date pas non plus de l’arrivée des islamistes au pouvoir. Pour cette raison, ceux qui affrontent ces jours-ci la police me semblent faits de la même pâte que ceux qui accompagnaient le cortège funéraire du journaliste  assassiné, Hrant Dink. Ce jour-là, bravant la police et un siècle de non-dits sur le génocide arménien, ils proclamèrent qu’ils étaient tous des Turcs arméniens.

Parfois, les petites interdictions pèsent sur la vie quotidienne comme un couvercle. Ici comme là-bas… Il peut s’agir d’un arbre; de la longueur d’un ourlet… Vous vous souvenez, il n’y a pas si longtemps, de nos trains? Ils roulaient moins vite qu’aujourd’hui, certes, mais ils étaient équipés de fenêtres, des vraies, celles que l’on peut ouvrir et fermer. La vitre portait une inscription: e periciloso sporgersi. Mais on se penchait quand même un peu, pour le plaisir du vent dans les cheveux. C’est aussi ce genre de libertés que l’on a perdues. Ici comme ailleurs… Des trucs simples mais essentiels, comme les arbres du parc Gezi.  Alors, il me semble que nos brillants éditorialistes parisiens seraient bien inspirés de modérer leur ardeur avant de se lancer, comme je l’ai entendu ce matin à la radio, dans de lyriques envolées anti-turques et de douteux amalgames avec le «printemps arabe» qui n’a d’ailleurs, selon moi, que bien peu de sens, même en Afrique du Nord, où ce terme collectif fait fi des spécificités de chacun des pays concernés.

En écoutant la radio, je fus donc bien heureuse d’entendre que les jeunes Turcs occupaient bravement la place Taksim. En dépit des efforts déployés par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan (démocratiquement élu, rappelons le quand même, et en très bonne position pour être réélu la prochaine fois)  pour freiner leurs ardeurs: interdiction pour les hôtesses de Turkish Airlines d’utiliser un rouge à lèvres de couleur vive, interdiction de s’embrasser sur la bouche sur les quais du métro, restriction de la vente et de la consommation d’alcool… Un de ces jours, si Dieu le veut, j’irai  boire un raki à Istanbul avec mes amis. Mais nous ne pourrons plus  jamais poursuivre la soirée en allant  voir un film au cinéma Emek puisque ce même gouvernement a également décidé de sa démolition. Et je ne me pencherai plus à la fenêtre des trains de mes vacances. C’est bien dommage…

————————————————————————————————————

L’écrivain Orhan Pamuk, dans Istanbul, souvenirs d’une ville, l’ouvrage qu’il a consacré à sa ville chérie, évoque lui aussi les incendies planifiés et rend hommage à Antoine Ignace Melling  (1763-1831). Architecte, peintre, graveur… et infatigable voyageur, il séjourna à Constantinople pendant dix-huit ans et devint architecte impérial du sultan Selim III. Son œuvre picturale volumineuse, remarquable par son sens du détail, donne une image précise et délicate de la société ottomane de son époque.

Istanbul, souvenirs d’une ville, d’Orhan Pamuk, Gallimard, 2007

Lire aussi les nouvelles et romans de Nedim Gürsel parmi lesquels je ne citerais pour le moment qu’un titre évocateur: Sevgilim Istanbul (Istanbul, ma bien-aimée). Sur l’actualité de la place Taksim, Nedim Gürsel a publié une tribune dans le journal Le Monde.

Illustrations:  Fikret Mualla (1903-1967).

———————————————————————————————————–

Pour suivre au jour le jour l’évolution des événements en Turquie, consulter  deux excellents blogs:

Celui de l’historien et chercheur spécialiste du monde turc, Etienne Copeaux:

http://www.susam-sokak.fr

Celui de la journaliste franco-turque Defne Gürsoy sur Mediapart:

http://blogs.mediapart.fr/blog/defne-gursoy

J’ai trop aimé Jean-Sol

Cher Demir Bey,

Pardonnez moi d’avoir tardé à répondre à la lettre que vous m’avez envoyée au printemps mais, pour moi,  le printemps  n’a pas du tout été propice à l’écriture et à la traduction, puisque j’ai dû quitter la maison que j’occupais près de Paris depuis six ans, c’est-à-dire depuis mon retour d’Istanbul.

Me voici maintenant installée près de Bordeaux, à proximité d’un estuaire qui m’a toujours fait penser au Mékong, même si je ne me suis jamais approchée des rives de ce fleuve que j’ai seulement appris à lire entre les lignes des romans de Marguerite Duras, selon le même processus de recomposition imaginaire du réel que celui qui m’a fait aimer Istanbul autant par les livres lus qu’en parcourant les rues arpentées plus tard; ces mêmes rues de Beyoglu que vous connaissez par cœur, de mémoire, vous qui vivez  comme un prince shakespearien en exil, quelque part dans la froide Stockholm.

Les pages que vous m’avez envoyées, nous en avions parlé un soir, à Paris, dans un restaurant du 15e arrondissement. Et vous m’aviez promis de les exhumer un jour de votre bibliothèque de Feriköy, si par chance vous réussissiez  à remettre la main sur ces archives. Vous avez tenu promesse.

Il s’agit d’un article publié en avril 1973 dans la revue Soyut (Abstraction), une de ces revues littéraires d’avant-garde comme il en fleurissait tant à l’époque à Istanbul et que le coup d’Etat militaire de 1971 n’avait pas réussi à faire disparaître. Vous y apportiez votre contribution.

En 1973, vous aviez trente huit ans. En France, il y eut au printemps des élections législatives partielles, qui virent notamment se renforcer l’Union de la gauche pour tenter de faire barrage à la majorité présidentielle de droite. A cette occasion, Jean-Paul Sartre, encore un plein trip Mao, accorda une interview au magazine allemand Der Spiegel.

Dans cette interview, en bon gauchiste qu’il était devenu, et dans le prolongement des «élections piège à cons» qu’il avait dénoncées sur les barricades de  mai 68, il déclarait notamment que «les communistes et socialistes ne sont pas les véritables représentants de la gauche» et qu’entre gaullistes et communistes, «d’un point de vue social, la différence est très mince». Ce qui vous amena à vous désolidariser de celui qui avait pourtant été le modèle de votre jeunesse. Le titre de votre article était sans appel: Sartre’ın dumanlı kafası. Autrement dit: Les pensées fumeuses de Sartre. A la lecture de ces mots, on se dit qu’il a dû vous en coûter de les choisir, tant le philosophe français a marqué votre trajectoire littéraire. Ce que vous rappelez avec une grande sincérité en évoquant vos années de jeunesse et d’éveil intellectuel, entravées par la censure et  l’interdiction, en Turquie, des textes marxistes ; stimulées aussi par la révélation que vous procura la lecture des existentialistes, dont les textes échappaient à cette censure:

«Quand je pense à Jean-Paul Sartre, une foule de souvenirs me reviennent en mémoire, depuis les années d’adolescence, pleines d’admiration, suivies d’un séjour d’un an à Paris: tant de moments, de regrets, d’amitiés, d’échanges. Au cours de nos années de  formation, nous avions été privés de la lecture des textes de philosophie marxiste, et nous  avons applaudi des deux mains en découvrant Jean-Paul Sartre et l’existentialisme. Sartre, Heidegger, dans une moindre mesure Marcel, Jaspers, Kierkegaard, et bien sûr Camus. […] N’ayant accès qu’à une seule dimension de la philosophie, nous étions comme amputés d’une partie de nous-mêmes. L’environnement  politique dans lequel nous vivions ne nous donnait aucune ouverture vers d’autres systèmes de pensée.  Mais la réflexion sur l’engagement engagée par l’existentialisme nous  apparut comme une réponse. »

On connaît la suite puisque vous êtes ensuite devenu l’un des fers de lance, avec  Ferit Edgü et Orhan Duru,  de ce courant littéraire qui, en Turquie, plaça ses pas dans ceux des philosophes de Saint-Germain-des-Prés. Les titres de vos ouvrages sont éloquents: ils s’inscrivent comme en réponse à La Nausée de votre mentor: Inquiétude (Bunalti), paru en 1958, Halètement (Soluma) en 1963,  Rues d’angoisse (Boguntulu Sokaklar) en 1966… Faut-il rappeler aussi que vous lisiez le français dans le texte? Et que vous avez suivi les convulsions politiques et sociales de la France avec parfois plus d’acuité que nombre de nos contemporains de souche? Ce fut  le cas, au tournant des années 1950-1960, dont vous évoquez dans votre article le climat alourdi par une guerre qui ne voulait pas dire son nom et que l’on appellait alors pudiquement les «événements d’Algérie».

Dans la lettre que vous m’avez envoyée, avec ces quelques feuillets, vous me dites, en me tutoyant soudain, comme nous l’avons déjà fait, vous et moi, en passant du vous au tu, et puis au vous à nouveau: «Tu vas voir; j’ai trop aimé les idées de Sartre. Mais je suis quand même resté indépendant». Voilà pourquoi vous écrivez, en 1973 dans Soyut, que Monsieur Sartre n’a pas les idées claires quand il juge, répondant aux questions des journalistes du Spiegel, que le combat contre les communistes et les socialistes se situe, pour lui et ses amis, sur le même plan que celui à mener contre les capitalistes.  Vous vous désolidarisez alors de Sartre, lui reprochant son manque d’ancrage dans la réalité d’un monde où la liberté individuelle n’est pour lui qu’une abstraction: «Si je parle de ses “pensées fumeuses”, écrivez vous dans cet article d’avril 1973, c’est à cause de ses jugements injustes, instables, de ses volte-faces, de ses contradictions profondes, de son obsession du petit-bourgeois, de son athéisme ostentatoire, de son incompréhension des évolutions de la philosophie, tant dans le domaine de l’économie que de l’histoire, tout cela aboutissant (du point de vue de la classe ouvrière) à un défaut de tolérance et de modestie.» A l’inverse de celui opéré par Sartre, votre choix ira en faveur de  l’Union de la gauche, dont l’option vous paraît la plus réaliste, la plus à même de défendre les intérêts du peuple, dont le philosophe français prétendait pourtant défendre la Cause, au nom d’un idéal que vous jugiez incertain.

Comme vous le savez, en France, nous venons d’élire un nouveau président de la République. Et si Jean-Paul Sartre était là, il s’interrogerait sans doute, avec raison,  sur l’exact dosage de rouge dans le rose plus ou plus moins soutenu des décisions politiques à attendre d’un gouvernement qui se refuse à parler de rigueur tout en annonçant des efforts au menu de nos prochains mois.

Quand vous m’avez écrit, au printemps, depuis Istanbul, nous ne savions pas encore ce qui sortirait des urnes. Mais vous avez ainsi terminé votre lettre: «En ce moment, et aujourd’hui surtout, Istanbul est très belle. Mais comment peut-on supporter l’idée que dans une telle ville de 13 millions d’habitants, une personne sur deux soit au chômage?»

Que répondrait Jean-Sol, selon vous, à ce sujet?

————————————————————————————————————-

Les éditions YKY viennent de publier un recueil des nouvelles de Demir Özlü (œuvres complètes) sous le titre suivant: Sürgün Küçük Bulutlar (Toplu Öyküler)

En France, son roman Un rêve de Beyoglu (1985) est édité, en France, par les éditions Petra (traduction de Célin Vuraler)

Hallucination à Berlin (récit, 1993) est publié chez Publisud (traduction Alain Mascarou, Aslî Aktug)

Le titre de cette page est un clin d’œil au personnage inspiré par Sartre à Boris Vian dans son roman L’Ecume des jours


Willis from Tunis

La dessinatrice Nadia Khiari — Prix Daumier

La deuxième Rencontre internationale des dessinateurs de presse organisée par le Mémorial de Caen vient de récompenser le travail de Nadia Khiari, alias Willis From Tunis en lui remettant le prix Daumier – du nom du célèbre et féroce caricaturiste de la Monarchie de Juillet, qui éreinta les travers de la vie politique et sociale en France au XIXe siècle.
Dans la même veine, Nadia Khiari  se distingue par les pointes acérées d’un humour ravageur.  Son chat, Willis from Tunis,  est né le jeudi 13 janvier 2011, jour du dernier  discours de Ben Ali qui précéda son départ.  Le petit animal, venu avec un printemps précoce, est aussi griffu que le crayon de sa maîtresse, qui publie sur les réseaux sociaux de piquantes chroniques consacrées à  l’actualité tunisienne depuis la révolution.

Cartoon’s diplomacy

C’est comme dans la chanson du vicomte qui rencontre un autre vicomte: quand un dessinateur de presse rencontre un autre dessinateur de presse, que se racontent-ils? Sans doute des histoires de dessinateurs, faites d’un méli-mélo de papier blanc, d’encre de Chine,  de scènes plus ou moins cocasses croquées en deux ou trois coups de crayon. Et parfois aussi, de rencontres avec  l’Histoire, celle qui s’écrit avec un grand H. Aux risques et périls de celui qui a su la saisir au vol. Comme ce jour de novembre 1991, quand le dessinateur Jean Plantu rencontre Yasser Arafat à Tunis et que, pris d’une soudaine inspiration, il demande au chef palestinien de réagir à chaud à ses dessins.  Arafat  relève le défi : sur le drapeau israélien esquissé par Plantu, il tracera lui-même l’étoile de David.

Un an plus tard,  Plantu rencontre Shimon Peres à Jérusalem. A son tour, il lui tend à un crayon et obtient le scoop de sa vie : pour la première fois, sur un même document, un an avant les accords d’Oslo de 1993, figurent les signatures du numéro un de l’OLP et du leader de la diplomatie israélienne.

De son propre aveu, Plantu n’avait jamais pensé décrocher un tel scoop. Et c’est à partir de cet incroyable événement graphique qu’est née, dans son esprit, l’idée de Cartooning for peace, qui vit le jour en 2006, à New-York, au siège des Nations-Unies. Plus tard, je l’ai interrogé à ce sujet. Voici ce qu’il m’a dit:

«Quand Yasser Arafat a souhaité me rencontrer en 1991 à Tunis,  je ne savais pas qu’il utiliserait le dessin pour reconnaître l’Etat israélien et cela a été une surprise pour le dessinateur que  je suis. J’ai compris que le dessin pouvait servir d’intermédiaire pour essayer de faire avancer les choses au Proche-Orient. Cette expérience a été fondatrice pour Cartooning For Peace. L’agence Reuters a appelé cette rencontre la “Cartoon’s diplomacy” ».

Depuis, la “Cartoon’s diplomacy” a fait son chemin. Et le moins que l’on puisse dire est que l’actualité internationale lui a donné de nombreuses occasions d’exercer ses talents. Pour la deuxième année, le Mémorial de Caen accueille jusqu’à dimanche soir (14 et 15 avril) Cartooning for Peace. Et vingt-cinq dessinateurs venus du monde entier, parmi lesquels Piyâle Madra (Turquie) qui nous fait l’amitié de collaborer régulièrement à ce blog. Et aussi, entre autres, Boligan (Mexique), Glez (Burkina-Faso), Kichka (Israël)… Et le Syrien Ferzat dont le travail n’a pas eu le bonheur de plaire à la censure de son pays. L’été dernier, des hommes masqués et armés l’ont roué de coups et  lui ont brisé les deux mains. Pour éviter ce genre de désagrément, Z (Tunisie) juge l’anonymat plus prudent. Sous ce pseudonyme, il publie ses dessins sur son blog. Quant à Dilem (Algérie), il comptabilise à ce jour plus d’une cinquantaine de procès.

Illustrations: dessin de Plantu avec la collaboration de Yasser Arafat et Shimon Peres. Dessin d’Ali Ferzat.

Se souvenir de la Cilicie (3/3)

Le Sénat a  voté hier  la proposition de loi pénalisant la négation du génocide arménien sous l’Empire ottoman. Je ne reviendrai pas aujourd’hui sur cette fausse bonne idée à fort relent électoraliste et préfère  donner aujourd’hui la parole à trois étudiants turcs francophones. Ils  m’ont envoyé copie d’une lettre ouverte adressée, le mois dernier, au Président de la république française.

Ces trois jeunes gens, qui représentent l’élite future de leur pays, font partie de la minorité de ceux qui, en Turquie, n’ont pas encore tourné le dos à la France. Ils sont issus du cercle des francophones qui, de l’autre côté du Bosphore, depuis des générations, ont lu Montaigne et Gide dans le texte, contribuant à faire circuler, au-delà de nos frontières, une image de  la France qui, en dépit de leurs efforts, n’en finit plus de se flétrir. Voilà ce qu’ils ont écrit :

Monsieur Le Président,

C’est avec indignation que nous souhaitons réagir au vote hier, de la proposition de loi  sur « la lutte contre le racisme et sur la répression de la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi »  réprimant en fait la négation du génocide arménien en France.

Partagés entre deux cultures de par nos histoires personnelles et nos éducations, nous sommes  trois anciens élèves du lycée Français Pierre Loti d’Istanbul.

Actuellement étudiants à Sciences-Po et McGill, nous ressentons l’ardent besoin de vous exprimer le désarroi de l’ensemble de la communauté francophone et francophile d’Istanbul. Cette lettre ne s’inscrit pas dans une logique partisane ; elle est un plaidoyer en faveur de la souveraineté de chaque pays, libre de faire face à ses maux historiques de façon indépendante.

Cette loi mémorielle est dangereuse. Elle cristalliserait les frustrations intercommunautaires plutôt que de protéger les minorités en France. En effet, nous craignons que cette loi ait des répercussions négatives sur les deux communautés qui, jusqu’à présent ont cohabité autant en France qu’en Turquie.

La France, garante des libertés fondamentales issues du siècle des Lumières nous paraît  aujourd’hui agir en totale contradiction avec ses propres valeurs. Imposer une histoire officielle est liberticide et indigne d’une démocratie.

Le concept d’histoire officielle, d’histoire dictée, d’histoire imposée n’est pas récent. En effet, nous en avons fait l’expérience sous les régimes totalitaires du XXe siècle.

L’histoire n’est pas un objet juridique. C’est une science sociale dédiée à l’étude du passé par des historiens ayant acquis l’expertise nécessaire pour juger en toute impartialité de la véracité de ces faits historiques et de leurs qualifications. Par conséquent, il nous semble évident que le rôle du législateur n’est pas d’imposer une interprétation officielle de l’histoire. Si tel était le cas, à quoi serviraient les historiens ?

Hrant Dink, ambassadeur de la cause arménienne en Turquie, au cœur de cette problématique et militant de la liberté d’expression, s’opposait à l’élaboration de toute loi réduisant l’histoire à des lois punitives. Ainsi, il déclara en 2006 que si la France venait à légiférer sur la question du génocide arménien il serait le premier à le nier sur le sol français, alors qu’il continuerait à le reconnaître sur le sol turc ; et cela, au nom de la liberté d’expression. C’est au nom de ce principe démocratique sacré que nous demandons à la France de ne pas y déroger.

Monsieur Le Président, nous ne comprenons pas l’immixtion du législateur français dans cette affaire. L’implication officielle de la France constitue un acte d’ingérence hostile, contre-productif et potentiellement néfaste. La question du génocide arménien ne peut pas être transformée en outil diplomatique ou, pire, électoraliste. Nous sommes persuadés que la France serait plus fidèle à ses traditions si elle offrait ses bons offices afin de stimuler le dialogue entre l’Arménie et la Turquie.

 Monsieur le Président, en attirant  votre attention sur cette regrettable initiative du parlement français qui nous heurte au plus au profond dans notre conscience de citoyens français ou de francophiles d’origine turque, nous vous saurons gré de bien vouloir apporter une réponse à nos questions.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur Le Président, l’expression de nos respectueuses  salutations biculturelles.

Melisa Atassi, étudiante turco-syrienne, Sciences Po Paris

Nil Eyuboglu, étudiante franco-turque,  Sciences Po Paris

Sinan Kesova,  étudiant franco-turc, université McGill, Montréal

Illustrations: remerciements à Plantu pour ses dessins, inspirés par le fameux Iznogoud, inventé il y a exactement cinquante ans par  le couple Tabary-Goscinny.

On fête également cette année le cinquantenaire de  l’indépendance de l’Algérie. A cette occasion,  Plantu échange cette semaine son crayon avec son homologue algérien, Dilem, caricaturiste du journal Liberté à Alger. Pour en savoir plus:

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx