Les Détenues de B. Rheims

A plusieurs reprises, dit-elle, Robert Badinter le lui avait glissé à l’oreille: il faudrait photographier des femmes détenues dans les prisons de France. Ecouter ce que leurs corps ont à nous dire de leur claustration et du silence de leur douleur. Longtemps, elle a renâclé sur l’obstacle. Et puis finalement, elle l’a fait.

Elle, c’est Bettina Rheims

Elle a passé sa vie à ça : enfermer des femmes souvent dénudées, parfois célèbres, dans le vide d’un studio, pour les prendre en photos. De son travail, elle parle comme d’une « lutte entre le photographe et son modèle pour essayer d’attraper quelque chose que le modèle n’est pas disposé à donner de lui-même ».

Lui, c’est l’ancien avocat puis ministre de la Justice de François Mitterrand, porteur de la loi d’abolition de la peine de mort. Il voulait que la photographe tente de « restituer à chacune sa personnalité que l’incarcération tend à effacer », qu’elle mette de la lumière sur cette « vie mise en veilleuse » qu’est la vie en prison.

Je voulais leur ouvrir une petite fenêtre

Finalement, elle s’est lancée : pendant trois mois en 2014, avec le soutien de l’administration pénitentiaire, elle s’est rendue dans les centres de détention de Rennes, Poitiers, Vivonne et Roanne et dans la maison d’arrêt de Lyon-Corbas. Elle est partie à la rencontre de ces femmes qui n’avaient « pas fait le choix de vivre entre quatre murs ».

Au propre comme au figuré, elle a fixé un cadre à cette expérience commune, basée évidemment sur le volontariat : les photos seraient prises dans un même lieu, sans aucun élément de décor, sur un même fond blanc, éclairé d’une même source lumineuse. Chacune prendrait la pose sur un seul et même tabouret… Auparavant, elle aurait eu le temps de se préparer, de s’habiller, se maquiller…

Un mystérieux air de famille

Elles l’ont fait et le résultat est magnifique. Chaque photo offre l’image d’une singularité. L’ensemble exprime une unité et une diversité troublantes. On y voit la violence de la prison, les comprimés avalés par poignées et les poignets tailladés, la drogue, la dépression. On y entend aussi la polyphonie des voix mêlées, on y devine la multiplicité des parcours et des origines. Les regards sont caressants, roublards, agressifs, étonnés, meurtris et, au final, infiniment mélancoliques… On dirait qu’ils se répondent les uns aux autres. Ce que Robert Badinter définit si justement comme « un mystérieux air de famille » les réunit dans une sorte de conversation muette soulignée par de petits textes disséminés ça et là, comme ces bouts de papiers que les prisonniers se font passer sous le manteau.

Le château-prison

Il n’est pas anodin que cette exposition ait été d’abord présentée au château de Vincennes, près de Paris (2018). N’oublions pas que le donjon fut aménagé en prison d’Etat au XVIIe siècle et que Mata-Hari y fut fusillée pour espionnage en 1917.

De la même manière, le château de Cadillac, où cette exposition est présentée jusqu’au 4 novembre, fut longtemps une prison pour femmes réputée pour sa dureté et sa vétusté avant de devenir, jusqu’en 1952, un établissement d’éducation surveillé pour jeunes filles qui ressemblait à s’y méprendre à un bagne d’enfants.

Détenues, de Bettina Rheims – Château de Cadillac – Jusqu’au 4 novembre

Lire aussi le livre publié par Gallimard comprenant une soixantaine de photos de Bettina Rheims. Avec un avant-propos de Robert Badinter et un texte de l’historienne de l’art Nadeije Laneyrie-Dagen

Photos ©Bettina-Rheims – De haut en bas: Soizic, novembre 2014, Rennes — Niniovitch, novembre 2014, Roanne — Lu, novembre 2014, Rennes.

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#PayeTonAuteur

Que vaut le temps de l’écrivain ?

A quelques jours de l’ouverture de Livre Paris (ex salon du Livre de Paris), une polémique a éclaté autour de la rémunération des auteurs sollicités pour participer aux diverses animations proposées : tables rondes, débats, rencontres…

Tout a commencé par un texte publié sur Facebook autour d’un collectif d’auteurs et d’illustrateurs Jeunesse, La Charte, annonçant sa décision «  de dire non au travail gratuit» sous la forme d’un hashtag #PayeTonAuteur  lancé sur Twitter.

D’amour et d’eau fraîche

Dans le milieu de l’édition, il est souvent considéré que, comme les amoureux, il  siérait aux auteurs de vivre d’amour et d’eau fraîche. C’est pourtant oublier un peu vite que les auteurs, ces purs esprits, font vivre ce qu’il faut bien appeler une industrie, celle du livre dont ils sont la source. Faut-il le rappeler : sans auteur du livre, pas de livre ; et sans livre, de nombreux emplois en moins : chez les papetiers, les imprimeurs, les éditeurs, les libraires, les attachés de presse, les organisateurs de rencontres culturelles… c’est-à-dire tous ceux qui touchent un salaire prenant sa source dans la publication d’un livre. Et qu’est-ce qu’un livre si ce n’est un texte (avec ou sans images) écrit souvent dans une sorte de temps hors du temps, hors des normes, hors de toute rétribution hormis celle de l’espoir de faire sens et d’être lu?

Les feuilles volantes de Cavafis

Alors pourquoi donc faudrait-il refuser que les auteurs, qui sont situés au point de départ de l’industrie du livre soient exclus de son  économie, comme de grands enfants immatures même pas capables de gérer leur argent de poche? Rappelons au passage la légende qui entoure le poète grec Constantin Cavafis (parfois orthographié à l’anglaise Cavafy): on raconte qu’il écrivait ses vers sur papier libre et les laissait s’envoler au vent, pour ceux qui les ramasseraient et les liraient… En vérité, il les offrait à ses amis. Celui qui serait plus tard reconnu comme l’une des figures les plus importantes de la littérature grecque du siècle dernier vécut à l’écart de la renommée et gagna sa vie comme fonctionnaire, journaliste et courtier à la bourse d’Alexandrie, ainsi que nous sommes toujours si nombreux à le faire, l’édition étant bien connue pour préférer les écrivains morts à ceux que la vie oblige encore à se nourrir pour exister…

Ce que je veux dire, c’est que l’on peut écrire sans être publier; mais on ne peut publier ce qui n’a pas été écrit. Bientôt, on inventera peut-être des machines pour cela, comme on le fait déjà avec la traduction, mais le plus tard sera le mieux…

Jusqu’à ces derniers jours, Livre Paris s’était contenté d’expliquer (Source Twitter – 5 mars 2018) que certaines prestations seraient payées aux auteurs invités au Salon, mais pas toutes, puisque « les débats / conférences / tables rondes permettent à l’auteur d’être visible et c’est donc de la promotion, comme le serait une interview par un média». C’était à prendre ou à laisser: si les auteurs invités refusaient de faire le job gratuitement, ils étaient libres de décliner l’invitation…

Combien vaut un écrivain qui ne vend pas?

En d’autres termes : la politique du couteau sous la gorge, les auteurs n’ayant d’autre choix que de se soumettre (ne pas être payés) ou de se démettre (se résoudre à l’absence, c’est-à-dire à l’effacement). Car c’est cela, le pire : la grande solitude et la  précarité des auteurs de l’écrit, que les enquêtes menées notamment par la Société des Gens De Lettres (SGDL) ne cessent de mettre en lumière.

«Que vaut le temps de l’écrivain?» s’interrogeait déjà sa présidente, Marie Sellier, en novembre dernier. « Arrêtons d’évoquer un “temps de promotion de l’auteur” pour ses livres qui serait gratuit, alors même que cette   “promotion gratuite de l’auteur” bénéficie immédiatement à tous les autres acteurs de la chaîne, toujours rémunérés, souligne-t-elle aujourd’hui encore. En attirant le public par sa présence, l’auteur fait aussi la promotion du salon auquel il participe. »

Est-il légitime de payer un écrivain ?

Le 7 mars, sur France Inter, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen (fille de l’éditeur Hubert Nyssen fondateur des éditions Actes Sud, dont elle assurait à son tour la direction avant sa prise de fonction au gouvernement Macron) déclarait trouver «légitime que [les écrivains] soient rémunérés». Résultat immédiat : Quelques heures plus tard, Livre Paris rectifiait le tir dans un communiqué annonçant la décision de «rémunérer tous les auteurs quelle que soit leur intervention sur une scène du salon». En précisant toutefois que cette décision «ne s’applique en revanche pas aux auteurs en dédicace ».

Qui vient-on trouver au Salon sinon les livres et leurs auteurs?

On peut considérer qu’un tel revirement est un progrès. Au sujet des dédicaces, on peut aussi se demander, dans une logique marchande si chère à notre époque, si les visiteurs du Salon seraient aussi nombreux à se bousculer dans les allées si Amélie Nothomb (pour ne prendre que la plus emblématique en la matière) faisait l’économie d’un tel déplacement. Que deviendrait le Salon sans les  dédicaces? Et combien coûte un billet d’entrée Porte de Versailles? Combien ça rapporte?

Merci Frédéric!

Vous me direz peut-être que la sémillante Amélie n’a pas besoin d’un pourboire du Salon pour boucler ses fins de mois et qu’elle prend un sincère plaisir à rencontrer ses lecteurs. Elle peut donc assurer sa prestation sans se soucier de ses émoluments, pour le seul plaisir. Peut-être, mais les autres ? Ceux qui peinent à boucler leurs fins de mois… Et faut-il que ce soit Frédéric Beigbeder qui prenne pour nous tous la parole, comme il le fit récemment dans sa chronique (toujours sur Inter), pour que notre existence et ses difficiles contingences soit rappelées à ceux que nous faisons vivre ?

Il serait temps, pour nous les écrivains qui ne nous appelons ni Frédéric, ni Amélie, mais qui participons cependant, par notre singularité, de la diversité de la création littéraire en France ; il serait temps de sortir de cet isolement qui fait tellement le jeu de ceux qui trop souvent oublient que nous existons dès que le texte est passé entre leurs mains.

Ecrivains et petits paysans, même combat

En ces temps de prise de conscience des profondes disparités salariales dont les femmes continuent de faire les frais, du mépris et de l’injustice que subissent les petits paysans qui aiment leurs vaches, leurs donnent des petits noms et nous nourrissent, mais qui ploient l’échine sous les contraintes, il faudrait que nous aussi nous décidions à briser de mur de silence de notre solitude pour  faire entendre notre voix.

Toutes les illustrations de cet article sont des photos extraites de films mettant en scène des écrivains, réels ou fictifs. A la lumière de cet article, on pourra s’interroger sur le rapport à l’argent  problématique de leurs héros.
De haut en bas: le premier film est signé Philippe de Broca (Le Magnifique, 1973). On y retrouve Jean-Paul Belmondo incarnant un certain Bob Saint-Clar, qui crache la copie pour écrire des romans d’aventure commandés par un éditeur peu scrupuleux.
La seconde est la romancière Françoise Sagan (Sylvie Testut) transposée sur grand écran dans un biopic de Diane Kurys (Sagan, 2008).
Le troisième est Truman Capote (superbe et bluffant Seymour Hoffman) de Bennett Miller (Capote, 2005).
Le quatrième est Tony Leung dans 2046 de Wong Kar Waï (2004). L’histoire d’un journaliste, encore mal payé, qui se lance dans l’écriture d’un roman et finira par se perdre dans les méandres de sa mémoire et de ses fantasmes.
L’image finale correspond également à la dernière séquence de film de Roman Polanski, The Ghost Writer (2010) adapté du roman de Robert Harris, L’Homme de l’ombre. Erwan McGregor joue le nègre de Pierce Brosnan, dernière lequel on reconnaît sans peine un clone de l’ancien Prime Minister of Great Britain, Tony Blair. Gros problème en vue pour le premier. On lui avait pourtant promis un gros chèque…

La Douleur 2/2

L’adaptation d’un roman au cinéma est un exercice périlleux. Une alchimie difficile. Souvent, les couleurs y semblent factices, les voix fausses, la petite musique des mots perdue.

L’Amant de Jean-Jacques Annaud

Concernant Marguerite Duras, on se souvient de l’adaptation de L’Amant (1985) par Jean-Jacques Annaud (1992) : la gamine souriait sans mystère, le Mékong sentait l’eau de Cologne… encore une fois, la fusion n’avait pas fonctionné. La réaction de Duras fut brutale : ulcérée par cette  illustration si plate, elle reprit la plume pour se réapproprier son histoire en écrivant L’Amant de la Chine du Nord, publié en 1991, c’est-à-dire avant que le film soit en salle: «Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance: l’imaginaire», écrivit-elle alors, reprenant ainsi  la main sur son enfance vécue et fantasmée en Indochine…

La Douleur d’Emmanuel Finkiel

Pour toutes ces raisons, on pouvait craindre un nouveau fiasco avec La Douleur d’Emmanuel Finkiel. Sauf que le film, primé au dernier Festival du film d’histoire de Pessac, est une très belle réussite. Après la mise en scène théâtrale de Patrice Chéreau, portée par Dominique Blanc, Emmanuel Finkiel offre une proposition très soignée dans sa forme, jouant notamment sur l’ombre et la lumière, le net et le flou, donnant corps au travail de l’écrivain, que le réalisateur n’hésite pas à soumettre à des dédoublements oniriques portés par les mots de Duras qui scandent le récit à la manière d’une partition mentale.

Les cahiers oubliés

On se souvient de l’histoire de ce texte racontée par son auteur : deux cahiers bleus retrouvés presque par hasard au fond d’une armoire bleue, dans la maison de Neauphle-le-Château. Un journal dont elle précisera qu’elle n’a conservé «aucun souvenir de l’avoir écrit».

On sait aujourd’hui grâce à ses biographes qu’elle l’a probablement composé après la guerre en 1946-1947. Elle y raconte les heures sombres de sa vie en 1944, alors que son mari, l’écrivain et poète Robert Antelme, engagé comme elle dans la Résistance (ils faisaient partie du réseau Morland, nom de guerre de François Mitterrand) venait d’être arrêté sur dénonciation. Pour le faire libérer, elle était prête à tout, y compris à jouer avec le feu en se rapprochant d’un agent français travaillant pour la Gestapo.

J’ai détesté Duras

Dans une interview au journal Le Monde, Emmanuel Finkiel n’a pas caché l’ambivalence de ses sentiments à l’égard du texte de Duras et de son jeu de cache-cache entre fiction et réalité: « J’ai détesté Duras en travaillant à mon film. Puis j’ai été reconquis. Ses ficelles sont si grosses. Elle nous montre qu’elle ment. Elle expose sa faiblesse pour mieux dire la vérité.»

« La dernière fois que j’ai vu Rabier…»

Dans le texte le gestapiste qui l’invite souvent à déjeuner s’appelle Rabier ; dans la vrai vie, son nom est Charles Delval: il sera exécuté dans la cour de la prison de Fresnes à la Libération:

« La dernière fois que j’ai vu Rabier, il m’a demandé d’aller prendre un verre avec lui “dans un studio d’un ami absent de Paris”. J’ai dit: “Une autre fois.” Je me suis sauvée. Mais cette fois-là, je savais que c’était la dernière fois.»

Dans le film, Rabier/Delval est incarné par Benoît Magimel dont la palette de jeu s’affine et se raffine au fil des années, pour donner ici un personnage dangereux et fragile. Mélanie Thierry, dont on pouvait craindre que les  postures de l’univers durassien lui soit une cuirasse trop lourde porte son rôle sans aucun maniérisme et beaucoup d’intensité. Quant aux seconds rôles (notamment Benjamin Biolay, l’éditeur et amant Dionys Mascolo) et Grégoire Leprince-Ringuet (Morland/Mitterrand) ils nous rappellent que les petits rôles ne sont jamais  petits que par les mots.

Illustrations – de bas en haut: Marguerite Donnadieu en Indochine – Le film d’Emmanuel Finkiel – M. pendant la guerre – Carte de membre du foyer des étudiantes 1934-1935 –  La Douleur (édition Folio) – L’écrivain à sa table d’écriture.

Bordeaux en livres

Je serai demain samedi au Palais Rohan pour participer à la deuxième édition de Bordeaux en Livres.

Cette manifestation culturelle, organisée par la Ville de Bordeaux, s’inscrit dans le sillage et la complémentarité de l’Escale du Livre qui aura lieu du 6 au 8 avril 2018. On y reviendra…

Pour l’immédiat, Bordeaux en Livres s’ouvrira par une rencontre animée par le journaliste Erwan Desplanques de Télérama entre les trois éditeurs bordelais accompagnés de trois de leurs auteurs et leur nouveau roman :

La narratrice du roman de Marie Berne est une pieuvre follement amoureuse d’un cinéaste ; pas n’importe lequel puisqu’il s’agit du documentariste un peu oublié, Jean Painlevé, qui consacra l’essentiel de sa vie à ce genre de bestioles, offrant à la romancière l’occasion de broder moult arabesques sur cette danse nuptiale aussi surprenante que tentaculaire.

Sur la lancée du phénoménal succès d’En attendant Bojangles, d’Olivier Bourdeaut (plus de 225.000 exemplaires vendus à ce jour et l’édition de poche déjà disponible), Finitude rempile avec un nouveau premier roman : celui de Victor Pouchet. L’histoire d’un jeune Parisien rêvant dans le village normand où il a grandi pour y enquêter sur un étrange phénomène : des oiseaux qui tombent du ciel. Ce que l’éditeur résume en ces mots : «Un river-trip normand comme un road-trip californien.»

Marie Berne et Olivier Pouchet seront donc samedi à Bordeaux. Ils vous parleront de leurs bouquins ; et moi aussi, j’y serai, avec JTM mais… je n’en dirai pas plus ici.

Bordeaux en Livres 2017

samedi 9 décembre 2017
de 13h30-20h30

Hôtel de Ville de Bordeaux – Place Pey-Berland – 33000 Bordeaux

La Promesse de l’aube

« – Tu as été heureux?

   – Non… Si… Je ne sais pas. Entre les gouttes.»

Romain Gary

En 1960, Romain Gary publia un roman intitulé La Promesse de l’aube, qui racontait sa vie d’enfant juif russe, commencée en 1914 en Pologne à Wilno (aujourd’hui Vilnius) et poursuivie à travers l’Europe jusqu’à Nice en passant par Varsovie. Avec sa mère Mina qui tracerait pour lui la route du Destin : tu seras un héros, mon fils. Et aussi un grand écrivain. Et tu seras ambassadeur de France, dira la mère. Et Romain exaucera chacun des vœux de sa mère. Pour ne jamais la décevoir…

Changer de peau

La suite, on la connaît : une cinquantaine d’années plus tard, au tournant des années 1970, la France n’est plus de qu’elle était ; la nostalgie non plus. L’ancien pilote des Forces françaises libres, Compagnon de la Libération et fervent gaulliste n’est plus en phase avec l’air du temps. Il va donc changer de peau.

Les pseudonymes, il a déjà largement pratiqué : à ses débuts, il a signé des manuscrits refusés sous les noms très français de François Mermont ou Lucien Brûlard, et d’autres plus exotiques comme Shatan Bogat et Fosco Sinibaldi.

La grande mystification

Cette fois, il se crée un double : ce sera Emile Ajar. Etourdissant scandale littéraire puisqu’Ajar obtiendra le prix Goncourt en 1975 pour La Vie devant soi, réitérant l’exploit de Gary qui avait décroché la même distinction vingt ans plus tôt avec Les Racines du Ciel (1956). Sauf que le règlement stipule qu’un auteur ne peut pas obtenir deux fois ce prix prestigieux. Mais rien ne peut résister à Romain, c’est sa mère qui l’a dit et elle a toujours raison. La question étant peut-être : à quel prix ?

Le 2 décembre 1980, Romain Gary se suicide d’une balle dans la bouche.

A ce moment seulement, la doublure qu’il s’était choisi pour incarner Emile Ajar et n’était autre que Paul Pavlovitch, son petit-cousin, peut révéler la supercherie…

Près de quarante plus tard, la gloire de Romain Gary est intacte. En 2014, à l’occasion du centenaire de sa naissance, les éditions Futuropolis ont édité un très beau livre de Joann Sfar : une édition de La Promesse de l’aube augmentée de cinq cent planches originales: « Si j’aime la France, c’est grâce à Romain Gary », confie alors Joann Sfar au Figaro.

Au cinéma, La Promesse de l’aube avait déjà inspiré à Jules Dassin une adaptation en 1970, avec Mélina Mercouri dans le rôle de la mère. Dans la version d’Eric Barbier qui sera présentée dimanche prochain en soirée de clôture du 28e festival du film d’histoire de Pessac, c’est Charlotte Gainsbourg qui incarne de manière très émouvante la terrible Mina, étouffant son fils d’un amour passionné et exclusif.

Dans le rôle de Romain, on retrouve l’étonnant Pierre Niney, très convaincant.

Le résultat est un vrai film populaire, au sens noble du terme. Plein de fougue et d’émotion. Il sera présenté dimanche prochain, 26 novembre 2017, à 20 h 30, hors compétition, en soirée de clôture du 28e festival du film d’histoire de Pessac.

La promesse de l’aube, Affiche

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Images (de haut en bas): La Promesse de l’aube illustrée par Joann Sfar, Futuropolis, 2014.

©Jean-Loup Sieff, portrait.

Affiche du film d’Eric Barbier.

 

 

JTM 3/3 – Extrait

Mon nouveau roman, intitulé JTM et publié par L’Eveilleur est en librairie ce jeudi 2 novembre.

Le 8 novembre, je serai l’invitée de La Machine à Lire, à 18h30, pour répondre à vos questions et à celles du journaliste Ezequiel Fernandez, au sujet de ce livre dont je vous offre un extrait, en avant-première:

«De quoi parlait-il, le speaker, quand elle s’était assoupie, son petit poste de radio posé à côté d’elle, sur le lit ? Pour ce qu’elle en avait à faire d’un bulletin d’information… Un jour de Noël, qu’aurait-il bien pu se passer ? Elle n’écoutait pas… Juste le bourdonnement de la voix anonyme, dans le silence de la chambre, comme un moteur d’avion qui tourne, dans le noir, la nuit, quelque part au-dessus de la mer, par gros temps. De loin, suivre les lumières tremblantes de la côte, tandis que la pluie et les rafales s’écrasent sur le cockpit, effaçant les repères. Ni air, ni terre, juste une bulle de métal et de verre traversée par la vibration du moteur.

La radio grésillait en sourdine… elle n’écoutait pas. Combien de programmes avait-t-elle parcourus ainsi, comme d’autres parcourent les mers et les déserts à la recherche de ce qu’ils ne sauraient nommer, mais qu’ils voient briller dans la nuit. Si elle avait su, et même si cela n’aurait pas changé grand-chose, elle aurait continué à somnoler encore un peu ; ou bien, sans s’attarder plus longtemps dans la chambre, elle serait allée rejoindre les autres, en bas, dans le salon, sans allumer le transistor. Un mirage… La radio était peuplée de mirages, de voix venues de nulle part. Pas faites pour être écoutées ; juste pour échapper, les yeux fermés, à l’insomnie, à la pesanteur des corps, à ces rêves venus d’on ne sait où qui marmonnent des choses que l’on ne comprend pas.

Il doit être cinq ou six heures du soir. La voix du rêve est la même que celle du type à la radio. Elle parle d’un meurtre, à Paris. Le corps sans vie d’un ancien journaliste, Paul Barthélémy, a été retrouvé dans son appartement. Le crâne fracassé et la gorge tranchée… Elle éteint le transistor.

Sous ses paupières closes s’impriment les contours d’un visage, d’abord un peu flou, puis de plus en plus précis : celui de Paul. Il articule des mots mais elle n’entend pas, comme s’il se trouvait de l’autre côté d’une vitre. Dehors, il fait nuit. Elle allume la lampe : un halo écarlate s’imprime sur le tapis.

En bas, dans le salon, une rumeur enfle. Des bruits de porcelaine qu’on déplace. Tout à l’heure, on boira pour conjurer l’angoisse du solstice d’hiver, cette nuit si longue qui ne tolère pas les compromis. Il faut choisir : livrer bataille ou se soumettre, en s’abandonnant au sommeil. Se rendormir pour ne plus entendre la gifle des branches du sureau planté juste devant la fenêtre de la chambre. A chaque rafale, le bois durci par le froid vient heurter le carreau, comme si quelqu’un frappait pour se faire ouvrir. Clara, tu dormais ? Je te réveille ? Dors encore, je m’en vais…

Drôle de Noël. Etrange ballet… Elle descend au salon pour rejoindre les autres, ceux qui n’écoutent pas la radio. Elle est prise d’une terrible envie de décrocher le téléphone et de composer son numéro. Juste pour se rassurer : Allo, Paul ? C’est Clara… Dans le salon, on dirait que parmi les silhouettes familières se sont glissées d’autres visages ; des visage d’autrefois. Encore des voix qui murmurent mezza-voce: Clara, je m’en vais… Pardonne moi.Tu sais bien que je n’en valais pas la peine. Rien ne vaut la peine de pleurer…

Lundi matin, en partant au travail, elle achètera les journaux. A nouveau, il sera question d’un journaliste assassiné à son domicile. Et d’un dîner, le soir précédant le meurtre, réunissant une demi-douzaine de personnes, parmi lesquelles le comédien Vincent Lindon et le fils de Paul Barthélémy, Hugo, âgé de dix-sept ans. La presse croira savoir que le repas s’est déroulé sans encombre, que les convives se sont séparés vers une heure du matin et que le journaliste est rentré chez lui tandis que son fils prolongeait la soirée dans une discothèque, d’où il a ensuite tenté de joindre son père depuis son téléphone portable. En vain.

Lundi matin, le premier rapport d’autopsie confirmera la mort par fracas crânien provoqué par des coups portés à l’aide un objet contondant. Et plusieurs blessures à l’arme blanche au niveau de la gorge. L’enquête ne fait que commencer, diront les policiers : cambriolage, dispute qui tourne mal, mauvaise rencontre… Les journalistes rendront hommage à leur confrère, unanimement salué pour ses qualités humaines, sa finesse d’analyse, son tact.

De toute façon, Paul n’est plus là pour contredire personne, songe Clara.  Il emporte ses secrets avec lui. Et aussi ses humiliations. Son départ a bien arrangé tout le monde quand, l’année dernière, il a négocié sa fin de parcours. Lui a t-on laissé le choix ?

— Tu bois trop, Paul. C’est pas possible de continuer comme ça…

De toutes leurs forces, les jeunes loups de la rédaction l’ont poussé vers la sortie. A la fin, seule la vieille garde le défendait encore, du bout des lèvres. Finalement, le défunt avait eu l’élégance de s’effacer avant de disparaître, laissant le souvenir d’un éternel jeune homme. Un garçon charmant…

Vers neuf heures, comme tous les matins, elle prendra le bus 63 depuis la gare de Lyon pour aller travailler. Pour le moment, elle descend l’escalier menant au salon et se laisse dériver entre des visages familiers et d’autres qui le sont moins, ou pas du tout:

— Vous vous souvenez de moi ? L’année dernière, à Nantes, chez Denis…

Elle ne se souvient pas de Nantes, ni de Denis. Ni de cet homme souriant qui insiste pour lui rafraîchir la mémoire. Il y a tellement d’inconnus autour d’elle. Des inconnus et des gens du passé, des visages oubliés qui n’en finissent plus d’aller et venir d’une pièce à l’autre, une coupe de champagne à la main. Cette femme, par exemple, elle est sûre de l’avoir croisée, dans une autre vie. Peut-être avec Paul…

Depuis que le bulletin d’information l’a tirée de sa torpeur, tout à l’heure, dans la chambre, une pensée bizarre ne la quitte plus. C’est plus fort qu’elle, chaque fois qu’elle envisage les circonstances de la mort de Paul en se posant la question de l’identité de son meurtrier, la première réponse qui lui vient à l’esprit est que l’assassin pourrait être une femme. Une femme trahie.»

© L’Eveilleur éditions – JTM de Marie Michel – ISBN: 979-10-96011-17-9

Photos: ©  L. Moholy-Nagy

JTM 2/3 -Thérèse Desqueyroux

Je voudrais revenir aujourd’hui sur la prochaine parution de JTM. Ce roman sera en librairie à partir du 2 novembre, précédé d’une épigraphe de François Mauriac concernant Thérèse Desqueyroux, dont le roman éponyme, publié en 1927, s’ouvrait par cette adresse à son personnage : « Thérèse, beaucoup diront que tu n’existes pas. Mais je sais que tu existes… »

Ces mots se sont imposés à moi, tandis que je relisais le roman de Mauriac, presque par hasard, quelques jours seulement avant la remise du manuscrit du mien. Ces mots, je les ai choisis pour accompagner les miens, voulant y lire comme une reconnaissance, peut-être même une protection.

Un fait divers

On sait que pour ce roman, Thérèse Desqueyroux, François Mauriac s’est inspiré d’une histoire vraie : celle d’une certaine Henriette-Blanche Canaby, domiciliée au 54 quai des Chartrons. Son procès s’ouvrit le 25 mai 1906 devant la cour d’assises de la Gironde, à Bordeaux, pour tentative d’empoisonnement à l’arsenic sur la personne de son mari.

François Mauriac, alors âgé d’une vingtaine d’années, assista aux débats. Et ce n’est que vingt ans plus tard qu’il y revint, avec un roman offrant de nombreuses similitudes avec l’histoire de Madame Canaby, finalement acquittée au bénéfice du doute du crime d’empoisonnement (elle fut condamnée seulement pour faux et usage de faux pour la rédaction de fausses ordonnances à quinze mois de prison) à la demande de son mari. Il faut dire que l’on jasait beaucoup, aux Chartrons, au sujet d’un certain Edouard Rabot, l’ami très assidu du couple. Et comme chacun sait, la bourgeoisie bordelaise ne déteste rien tant que les ragots. Il fallait donc sauver l’honneur de la famille…

Le réel et le fictif

Sauver l’honneur et laver le linge sale dans l’intimité. Dans le roman de Mauriac, sitôt libérée de prison, Thérèse se retrouve recluse à Argelouse, qui n’est autre, dans la vie réelle, que le hameau de Jouanhaut, près de Saint-Symphorien, où les Mauriac ont une propriété. Les affinités entre ces deux mondes que l’on appelle le réel et le fictif ne s’arrêtent pas là…

La personne d’Henriette-Blanche Canaby n’est pas la seule à avoir nourri celui de Thérèse: « Quand je pense au visage de Thérèse Desqueyroux, je voix en réalité deux figures superposées, deux photographies », confie l’écrivain dans ses Souvenirs retrouvés (28e entretien, p.207). Ce deuxième visage est celui d’une « amie très chère » de la famille Mauriac qui donne à Thérèse « une certaine façon d’être » et son goût marqué pour les cigarettes.

Thérèse, c’est moi

« Madame Bovary, c’est moi », avait déjà écrit Flaubert, adaptant lui aussi, à sa manière, la triste histoire de l’imaginative et infidèle Delphine Delamare, née Couturier en 1822, épouse d’un l’élève du père de l’écrivain, le docteur Flaubert, à l’école de médecine de Rouen.

François Mauriac pourrait aussi l’écrire : Thérèse, c’est lui aussi. Sous le grand front tourmenté de l’héroïne, ce sont aussi les propres tourments de l’écrivain qui affleurent ; son propre corps : « que de fois ai-je admiré, sur ton front vaste et beau, ta main un peu trop grande ! déclare t-il, en préambule de son roman, à son personnage. Que de fois, à travers les barreaux vivants d’une famille, t’ai-je vue tourner en rond, à pas de louve ; et de ton œil méchant et triste, tu me dévisageais. » Comment ne pas apercevoir, dans ce portrait, la silhouette de son auteur ?

Ainsi se croisent et se nouent les fils du processus romanesque, cet entrelacement laissant transparaître la lente et douloureuse élaboration, cristallisée sous les traits d’Emma, de Thérèse et de tous ceux et celles qui peuplent les pages de nos livres, comme les spectres plus vrais que nous-mêmes de notre propre existence au monde.

Thérèse Desqueyroux fut adapté deux fois au cinéma : par Claude Miller en 2012 avec Audrey Tautou et par Georges Franju en 1962 avec Emmanuelle Riva.

Illustrations (de haut en bas): Couverture de l’édition de poche inspirée du Portrait de femme de K. Van Dongen – François Mauriac épouse Jeanne Lafon (1913) – Portrait de F. Mauriac (1932) – Photo du film de Georges Franju (1962).

JTM, Marie Michel – 1/3

Au début du mois de novembre, chez L’Eveilleur, à Bordeaux, paraîtra mon nouveau roman, intitulé JTM. Sous le pseudonyme de Marie Michel, que j’avais déjà choisi pour Les Faïences bleues (2000) afin de ne pas mélanger les genres entre ma vie de journaliste et celle d’écrivain, ces deux existences étant finalement pour moi trop incompatibles pour cohabiter sous un même nom.

Le titre, on dirait un message en morse, comme une bouteille à la mer :  JTM, trois lettres version SMS pour un « je t’aime » en format uppercut. Pour dire la violence des chocs de l’existence, à commencer par ceux qui commencent par des mots d’amour et se terminent dans le chaos.

Pour commencer à comprendre, il faut donner la parole à mon éditeur, Xavier Rosan : « Une tragédie contemporaine où les familles sont recomposées, les paternités non assumées, voire secrètement usurpées. Sinon, rien n’a vraiment changé depuis Œdipe, l’histoire se répète, inlassablement, jusqu’au coup fatal qui précipite les groupes humains, ne voyant toujours rien venir, au désastre. »

Pour supporter le désastre, j’avais d’abord écrit, puis rangé le manuscrit dans l’enfer de ma bibliothèque, renvoyé aux limbes en compagnie des petits enfants morts sans baptême, expédié aux oubliettes. C’est par la grâce de Xavier Rosan que le livre  a pu voir le jour, parce qu’après avoir insisté pour le lire,  il l’a sorti du purgatoire auquel je l’avais moi-même condamné, dans l’espoir vain de m’en libérer des démons. Qu’il en soit remercié ici…

JTM, Marie Michel, L’Eveilleur  – ISBN : 979-10-96011-17-9

Disponible en librairies le 2 novembre 2017

Photo de couverture : © László Moholy-Nagy.

Jackie à Paris

En marge de la visite officielle du président américain et du film de Pablo Larraín, Jackie, sorti en début d’année, j’ai découvert l’autre jour un livre tout à fait charmant dont l’auteur se nomme Jacqueline Duhême.

Cette illustratrice, formée à la peinture et au dessin, fêtera cette année ses 90 ans. Son parcours est éblouissant. Après avoir été l’assistante d’Henri Matisse et fait partie des proches de Pablo Picasso, elle travailla pour des magazines tels que Elle, Vogue et McCall’s. Elle illustra des auteurs prestigieux tels que Jacques Prévert, Paul Eluard, Raymond Queneau et Gilles Deleuze.


Un jour de 1961, après avoir réalisé un reportage en images sur le voyage présidentiel du couple Kennedy à Paris, elle reçut une lettre de John Kennedy en personne. Le président voulait acheter les aquarelles réalisées pour ce reportage afin de les offrir à son épouse Jackie. Ainsi naquit ce livre, qui retrace l’ensemble du voyage parisien ainsi qu’un autre déplacement que fit Jackie l’année suivante, accompagnée de sa sœur Lee Radziwill, en Inde et au Pakistan, via Rome et le Vatican.


Ce qui charme particulièrement chez Jacqueline Duhême, c’est la précision de son trait, le sens du détail digne du travail d’un miniaturiste oriental, la fraîcheur des couleurs, l’humour.

Jacqueline Kennedy et Jacqueline Duhême partent en voyage, Gallimard Jeunesse.
Textes de Vibuhti Patel

Aquarelles: Jacqueline Duhême – Photo: Lee Radziwill et Jackie Kennedy à Jaipur (1962)

Génération perdue

Une horloge marine a accompagné ma vie. Sur son cadran blanc émaillé, on peut lire l’inscription suivante:

Louis Meyer – 83 avenue de la Motte-Piquet – Paris

Cet objet a beaucoup voyagé. Il fut ramené de Salonique à ma grand-mère Lucie par son frère adoré prénommé Ferdinand. Il l’avait emportée dans son barda, de retour de la campagne d’Orient qui prolongea vers l’Est le conflit de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’en 1920. Il disait l’avoir trouvée à Salonique dans un poste-frontière abandonné par l’ennemi. C’est pour cela que je dit qu’elle a beaucoup voyagé, de Paris jusqu’aux frontières de l’Empire ottoman, puis vers un improbable retour dans un village de la Creuse, pour arriver finalement jusqu’à moi et m’accompagner dans mes multiples déménagements,  y compris celui qui me conduisit jusqu’à Istanbul, non loin de ce poste frontière pillé par les soldats… Pour cette raison sans doute, j’ai toujours pensé que cette horloge était dotée d’une vie propre et que son cœur battant, depuis tant d’années, sous tant d’horizons et de climats, rythmait la chamade de toutes les vies, y compris, dont elle avait enregistré le  tempo.

Je disais que Ferdinand était rentré sain et sauf de la guerre, ce qui ne fut pas le cas du fiancé de ma grand-mère qui n’en est jamais revenu et fit d’elle, comme de tant d’autres, une éternelle petite veuve marquée du sceau  de l’éternelle mélancolie.

couv-suffranAux premiers jours de cette année 2016 si peu encline à la fête et aux réjouissances, j’ai voulu remonter le temps de mon horloge pour revenir un siècle plus tôt en plongeant dans la lecture de ceux que l’on appelle à Bordeaux les écrivains de la génération perdue, celle de ceux qui ne survécurent pas à la guerre, à l’instar du romancier Alain Fournier, auteur du Grand Meaulnes, et de Guillaume Apollinaire, qui embrassait les bombardements comme des gerbes de mimosas en fleurs et fut blessé en 1916 d’un éclat d’obus à la tête. Il y a tout juste 100 ans…

A Bordeaux, ils s’appelaient Jean de la Ville de Mirmont, André Lafon, Jean Balde et aussi Georges Pancol écrivant à Winnie, sa fiancée anglaise, deux jours avant sa mort sur le front de Champagne:

La canonnade gronde partout : le temps est superbe et si doux.
Je n’ai aucun pressentiment funèbre; comment le pourrais-je, par un tel soleil ?
Et pourtant ?

Comme le passé est loin et comme l’avenir est proche !
Good bye, darling.

jean-ville-mirmont-dimanches-jean-dezert-L-1De cette génération perdue, dont la mort prématurée a souvent édulcoré la mémoire,  la silhouette mince de François Mauriac a émergé comme celle d’un gardien de phare solitaire. Il fut leur ami et écrit, dans sa préface aux Dimanches de Jean Dézert de Jean de la Ville: «La mort détruit, mais la vie dégrade (…) Sur la rive où nous aborderons un jour, nous reconnaîtrons d’abord ce jeune homme éternel. Mais lui, il ne nous reconnaîtra peut être pas. »

Il y a tout juste un siècle, dispensé de service pour raison de santé, Mauriac s’engage en 1916 comme infirmier volontaire et s’embarque pour Salonique avec l’armée d’Orient:

« Il fait ici l’hiver de Bordeaux : pluie, vent, boue – Quelle boue ! note-t-il dans une de ses lettres. Le quartier, les vieux remparts, eussent été pour moi, en d’autres temps, une révélation, tout ce que l’on sent sous ce grouillement de soldats, tout ce que l’on devine d’Orient immuable, de ghettos inaccessibles, de mosquées fermées. »

f_m2Pendant ce temps, dans les vignobles aquitains, des travailleurs journaliers ramenés des quatre coins de notre Empire colonial, ceux qui n’ont pas été réquisitionnés pour grossir les rangs de l’armée, pallient l’absence des soldats partis au front en travaillant dans les vignes. Nombreux sont ceux qui viennent d’Indochine où Georges Pancol a occupé un poste de fonctionnaire, à Hanoï, juste avant d’être expédié au front : « Des garçons et des filles (…) nous ressemblaient ; ils nous ressembleront ; ils étaient et ils seront jeunes comme nous le sommes ; ils ont eu, ils auront peut-être la couleur de nos yeux ou de notre bouche, la forme de nos lèvres, nos attitudes, nos gestes, quelques unes de nos pensées et beaucoup de nos désirs. Mais ils ne seront pas nous.»

Autre survivante, avec François Mauriac: Jean Balde, qui en vérité s’appelait Jeanne et ne se consola jamais de la perte de ses amis et tout particulièrement d’André Lafon, fauché dès 1915. Dans La Maison au bord du fleuve, souvenirs bordelais, elle s’interroge en 1937, un an avant sa propre mort, sur cette infinie tristesse qui semblait peser sur ses amis comme s’ils avaient eu la préscience de leur tragique destin: «Avant d’avoir vécu, notre jeunesse n’était donc avide que de défaites, d’illusions perdues et de longs regrets! (…) Ce qui pesait sur nous – je le sens aujourd’hui -, c’était la fatalité de la guerre proche.»

Bibliographie

Pour en savoir plus sur une Génération perdue, lire l’ouvrage éponyme de Michel Suffran publié par les éditions Le Festin, qui ont également rendu hommage à l’oeuvre d’André Lafon, auteur de L’Elève Gilles et de Jean Balde, La Maison au bord du fleuve.

Jean de la Ville de Mirmont, Œuvres complètes, éditions Champ Vallon, 1992.

Lire également Journal intime. Lettres à la fiancée. Poèmes de Georges Pancol, éditions Pleine Page

Illustrations

Ci-dessus: François Mauriac, convoyeur de la Croix-Rouge à Mourmelon en 1905

Ci-dessous: Les quais de Bordeaux, le soir, par Alfred Smith – 1892 – Bordeaux, musée des Beaux-Arts

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