Les amis, c’est comme le vin, écrivait Colette la Bourguignonne. Je dirai pour ma part que, comme les cépages, ils n’ont pas tous la même saveur. Et ne partagent pas les mêmes vertus… Il y a ceux qui éblouissent mais dont on sait dès le départ que le pétillement qu’ils suscitent sera éphémère. Et ceux que le temps sublime. Parfois, le destin aura mis entre eux et nous quelques centaines de kilomètres et jeté un voile d’oubli sur les traits de leur visage, le timbre de leur voix. Parfois, par lassitude, on se croira fatigué d’eux… Du moins, c’est ce que l’on croira.
Et puis, un matin d’automne dans le hall d’un hôtel de Mulhouse, la silhouette d’autrefois se découpe dans le contre-jour de la porte vitrée. Et sans réfléchir, on prend le cher visage de Georges entre ses mains. Et c’est le miracle! Le temps aboli! La résurrection des bull-terriers pas très rassurants et des éternelles chamailleries. D’ailleurs, moins de vingt-quatre heures plus tard, on se chamaillera à nouveau à cause d’un teckel à poil dur.
C’est ainsi que cela s’est passé, en Alsace, où je n’avais pas remis les pieds depuis plus de vingt ans. Au tournant de ce long et morne week-end du 11 novembre… Le dimanche après-midi, avec Baudouin P. et quelques autres, nous allons rendre visite à Colette (notre Colette à nous, pas celle de Chéri) qui nous reçoit autour un café. Puis nous marchons à travers champs, derrière la maison. Et Baudouin commence à me raconter l’incroyable histoire de Cary, le mari de Colette, que j’ai connu autrefois du temps où il travaillait avec elle à Kehl, dans un de ces sex centers qui fleurissaient au début des années 80 en Allemagne, juste de l’autre côte du pont de l’Europe. Mais il s’en est passé, des choses, depuis cette époque; des choses que j’ai ratées. On ne peut pas être partout à la fois… Et comme Cary n’est plus là pour me raconter lui même comment il était passé de Kehl aux berges de l’Ill où, dans ce bunker de verre et d’acier qui abrite les bureaux d’Arte il était devenu le «meilleur machiniste de l’Est», dixit Baudouin, celui-ci essaie tant bien que mal de me mettre au parfum. Dans une longue tirade que j’aimerais pouvoir retranscrire ici, sans presque reprendre son souffle, il livre une synthèse digne du chœur antique: les départs des uns, les arrivées des autres, les nouveaux-nés, les chers disparus, les amants d’un soir, les drames de toujours… Quant au secret de la vie de Cary, contenu dans une poignée de photos pieusement conservées retraçant, sur le mode intime, un siècle de l’histoire toute rapiécée de la vieille Europe… c’était son secret. Et cela le restera.

«Tu vois, ici, dans ce champ. C’est là que Wim Wenders a tourné plusieurs séquences des Ailes du désir, dit Baudouin. Tu sais, les scènes de cirque… » Là commence la deuxième partie de ce que je voulais vous dire. Car à partir de ce moment, plusieurs événements s’enchaînent, tous placés sous le signe de l’archange Michel, déjà présent dans mon roman, Monsieur Gagarine (voir extrait ci-dessous). Dans ce livre, j’évoquais notamment un « cirque itinérant » sans savoir que les forains avaient posé leurs valises pour quelques jours, le temps d’un tournage, aux lisières de Strasbourg, dans le champ de Cary. Car Wenders était tombé sous le charme de ce «meilleur machiniste de l’Est» aux blagues de camionneur normand mâtinées de cabaret berlinois. Et ils étaient devenus amis…
Alors, le puzzle commença à se mettre en place. Avec le sens délicieux du coq-à-l’âne qui fait son charme, Baudouin venait de mettre du sens dans le désordre de ma mémoire à trous. Comme dans le film de Wenders, j’aperçus alors la sihouette de l’Archange, dont le visage a toujours eu pour moi les traits de Bruno Ganz, avant même que je découvre pour la première fois l’acteur sur l’écran d’Alice dans les villes… Venu de la Brandenburger Tor, dans son grand pardessus couleur de mélancolie, il se tenait bien droit, un peu raide, au sommet de la cathédrale de Strasbourg et regardait se balancer une fragile trapéziste prénommée Solveig dont il était tombé amoureux.

Le lendemain, 11 novembre, je me retrouve dans le train pour Paris. Epais brouillard… Puis soudain, au col de Saverne, le ciel tout bleu. Deux jours plus tard, j’arrive à Bordeaux. Parmi le courrier arrivé pendant mon absence, le livre dont Patrick Landman m’a annoncé la venue. Je déchire l’emballage cartonné. Et découvre l’image de couverture: Saint-Michel archange terrassant le Dragon. Je raconte aussitôt ma surprise à Baudouin qui me répond par l’envoi d’une photo qu’il a prise une semaine plus tôt à l’Oeuvre Notre-Dame. Et il ajoute: «Si tu connaissais les Skelligs Mickael, au large du petit port de Port Maggee…»


Monsieur Gagarine – Gallimard, 2011 (extrait):
Le soir, dans son lit, elle observe avec crainte la petite céramique noire et rouge suspendue juste au-dessus de sa tête. La plaque émaillée représente l’archange Michel dans la posture d’un chevalier en armure brandissant une longue lance. Tandis qu’il s’apprête à transpercer le ventre du Diable qui se convulse à ses pieds, ses ailes sont déployées derrière ses larges épaules comme celles d’un grand oiseau aux prises avec un monstre aux allures de rascasse pourvue de nageoires atrophiées. Chaque soir, c’est le même combat, dont l’archange sort toujours vainqueur. Il est le chef des légions célestes et aussi le saint-patron des parachutistes. L’enfant l’ignore encore… Elle sait seulement, comme on le lui a appris, qu’il est son ange gardien. Même si elle s’appelle Myriam (personne ne saura jamais lui dire pourquoi ce prénom), elle a en quelque sorte hérité de lui, à cause de ce frère dont elle a pris la place. Quand elle est née, le prénom du fils avait déjà été choisi, pas le sien ; et la céramique trônait au-dessus du berceau. Elle a fini par l’adopter, même si elle refuse de croire que celui qui la protège jour et nuit puisse porter cette cotte de maille moyenâgeuse assez ridicule et bien peu discrète. Celui qu’elle imagine marchant toujours derrière ses épaules pour le cas où elle risquerait de se faire renverser par une voiture la suit où qu’elle aille, invisible et protecteur, comme dans ce film de Wim Wenders dans lequel elle le retrouvera bien plus tard sous les traits de l’acteur Bruno Ganz : pensif et vêtu d’un grand pardessus de couleur sombre. Personne ne l’a encore jamais vu, cet ange-là, mais c’est déjà à Bruno Ganz qu’elle s’adresse le soir avant de s’endormir…
Dans ce film, il y a aussi une fille blonde qui est trapéziste. L’enfant a oublié le nom du personnage mais se souvient du prénom de l’actrice qui l’incarnait : Solveig. Elle n’ignore pas non plus que cette femme est morte prématurément. Elle avait appris le trapèze pour les besoins du tournage. C’était très beau de la voir, un peu maladroite mais si gracile, suspendue parmi les étoiles électriques du chapiteau sous le dôme duquel elle se balançait, vêtue d’un tutu orné de plumes blanches qui la faisait ressembler à une sorte de mouette ébouriffée égarée à Berlin, sous la toile de bâche d’un petit cirque itinérant.
Illustrations — Photos 1 et 2: ©Wim Wenders, Les Ailes du Désir – Photo 3: © Anatole Coizard – Lire aussi, de Patrick Landman: Tristesse business, le scandale du DSM5 – Editions Max Milo – De Baudouin Pfersdorff: Vos amis vous attendent – Editions Desmaret Polar