Les Détenues de B. Rheims

A plusieurs reprises, dit-elle, Robert Badinter le lui avait glissé à l’oreille: il faudrait photographier des femmes détenues dans les prisons de France. Ecouter ce que leurs corps ont à nous dire de leur claustration et du silence de leur douleur. Longtemps, elle a renâclé sur l’obstacle. Et puis finalement, elle l’a fait.

Elle, c’est Bettina Rheims

Elle a passé sa vie à ça : enfermer des femmes souvent dénudées, parfois célèbres, dans le vide d’un studio, pour les prendre en photos. De son travail, elle parle comme d’une « lutte entre le photographe et son modèle pour essayer d’attraper quelque chose que le modèle n’est pas disposé à donner de lui-même ».

Lui, c’est l’ancien avocat puis ministre de la Justice de François Mitterrand, porteur de la loi d’abolition de la peine de mort. Il voulait que la photographe tente de « restituer à chacune sa personnalité que l’incarcération tend à effacer », qu’elle mette de la lumière sur cette « vie mise en veilleuse » qu’est la vie en prison.

Je voulais leur ouvrir une petite fenêtre

Finalement, elle s’est lancée : pendant trois mois en 2014, avec le soutien de l’administration pénitentiaire, elle s’est rendue dans les centres de détention de Rennes, Poitiers, Vivonne et Roanne et dans la maison d’arrêt de Lyon-Corbas. Elle est partie à la rencontre de ces femmes qui n’avaient « pas fait le choix de vivre entre quatre murs ».

Au propre comme au figuré, elle a fixé un cadre à cette expérience commune, basée évidemment sur le volontariat : les photos seraient prises dans un même lieu, sans aucun élément de décor, sur un même fond blanc, éclairé d’une même source lumineuse. Chacune prendrait la pose sur un seul et même tabouret… Auparavant, elle aurait eu le temps de se préparer, de s’habiller, se maquiller…

Un mystérieux air de famille

Elles l’ont fait et le résultat est magnifique. Chaque photo offre l’image d’une singularité. L’ensemble exprime une unité et une diversité troublantes. On y voit la violence de la prison, les comprimés avalés par poignées et les poignets tailladés, la drogue, la dépression. On y entend aussi la polyphonie des voix mêlées, on y devine la multiplicité des parcours et des origines. Les regards sont caressants, roublards, agressifs, étonnés, meurtris et, au final, infiniment mélancoliques… On dirait qu’ils se répondent les uns aux autres. Ce que Robert Badinter définit si justement comme « un mystérieux air de famille » les réunit dans une sorte de conversation muette soulignée par de petits textes disséminés ça et là, comme ces bouts de papiers que les prisonniers se font passer sous le manteau.

Le château-prison

Il n’est pas anodin que cette exposition ait été d’abord présentée au château de Vincennes, près de Paris (2018). N’oublions pas que le donjon fut aménagé en prison d’Etat au XVIIe siècle et que Mata-Hari y fut fusillée pour espionnage en 1917.

De la même manière, le château de Cadillac, où cette exposition est présentée jusqu’au 4 novembre, fut longtemps une prison pour femmes réputée pour sa dureté et sa vétusté avant de devenir, jusqu’en 1952, un établissement d’éducation surveillé pour jeunes filles qui ressemblait à s’y méprendre à un bagne d’enfants.

Détenues, de Bettina Rheims – Château de Cadillac – Jusqu’au 4 novembre

Lire aussi le livre publié par Gallimard comprenant une soixantaine de photos de Bettina Rheims. Avec un avant-propos de Robert Badinter et un texte de l’historienne de l’art Nadeije Laneyrie-Dagen

Photos ©Bettina-Rheims – De haut en bas: Soizic, novembre 2014, Rennes — Niniovitch, novembre 2014, Roanne — Lu, novembre 2014, Rennes.

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Fifaac 2018 – 4/4

Le palmarès des films en compétion

Lupus doublement récompensé

Tant que les murs tiennent, Grand Prix du jury pro

Le jury du festival international du film d’architecture de Bègles, présidé cette année par Tania Concko*, a décerné ce soir son Grand Prix 2018 au long métrage de Marc Perroud, Tant que les murs tiennent, dont nous avons déjà longuement parlé (voir l’article). C’est un prix très mérité pour un film polyphonique qui raconte l’histoire du naufrage d’un fleuron de l’industrie textile française d’après-guerre condamné par les délocalisations des années 1980.

Le Grand Prix du jury étudiant composé de sept élèves de l’ENSAP BX va à Lupus, un court-métrage d’animation de Carlos Gomez Salamanca (France/Colombie, 2016) qui reçoit également une mention spéciale du jury professionnel. Ce film a fait l’unanimité par la pertinence de son scénario et la maîtrise des techniques graphiques mises en œuvre. Inspiré d’un fait divers, il raconte la mise à mort d’un vigile attaqué par des chiens de garde sur un chantier d’immeubles à Bogota. Il met en perspective la violence de la meute animale rendue à l’initiale sauvagerie des loups et celle d’un autre esprit de meute, celui d’une classe politique agressive animée par l’esprit de conquête du territoire et l’appât du gain.

 

Les étudiants de l’ENSAP BX ont également gratifié le long-métrage de Fanny Tondre, Quelque chose de grand (France, 2016) d’une mention spéciale pour sa mise en scène de la réalité concrète du travail des ouvriers sur le chantier de construction de la gigantesque usine d’épuration d’Achères par Luc Weizmann.

Les mentions du jury professionnel vont à Innerspace de Shen Wei et Ma Yanson (Chine, 2017). Un poème chorégraphique à la beauté plastique extrêmement maîtrisée dédié au Harbin Opera Hause de MAD architects.

Ce même jury attribue une mention supplémentaire à Moriyama-San de Bêka & Lemoine (France, 2017). A ce sujet, Tania Concko a précisé, au nom de l’ensemble du jury, que ce film déjà multiprimé (notamment à Chicago et à Leipzig) aurait peut-être mérité une présentation hors compétition. Tania Concko a également souligné qu’il n’avait pas été facile de trancher entre des films très différents par leurs formats mais tous ambitieux par leur qualité.

* Le jury international était composé de Tania Concko, présidente, architecte à Amsterdam, Nicole Balavoine (auteur, scénariste), Nelson Correa Drago (architecte uruguayen), Lucas Bacle (architecte, réalisateur), Jean-Paul Chaumeil (auteur, cinéphile), Zoé Sans-Arcidet-Lacourt (directrice de projets culturels).

Fifaac 2018 – 3/4

Les récits dans le brouillard de J. Amimer

Les Récits d’Oradour, film de Jérôme Amimer projeté ce samedi dans le cadre du festival du film d’architecture de Bègles revient sur l’histoire dramatique du village d’Oradour-sur-Glane où 642 personnes (hommes, femmes et enfants) furent exterminés par les nazis en 1944, par la division SS Das Reich, lors du repli de l’armées allemande. Après la guerre et la décision prise par le général De Gaulle de faire d’Oradour un symbole, le village s’est figé dans son passé et dans les ruines des maisons qui lentement subissent le grignotage du temps qui passe…


A la source du passé familial

En allant filmer ces places et ces rues abandonnées à leur désolation et en donnant la parole à ceux qui sont les héritiers des martyrs de 1942, Jérôme Amimer poursuit le lent et patient travail introspectif engagé autour de sa propre souffrance familiale. Celle qui prend sa source dans le passé d’une grand-mère russe échappée en 1942 de son village également brûlé par les nazis.

Comme en zone d’ombre

Toute la filmographie du réalisateur est marqué du sceau de ce destin familial, depuis Le Reflet en 2008 suivi de L’ombre en 2011, puis Khatyn (2012) consacré  au massacre du même nom, en Biélorussie (1943). Dans La Cité Intérieure (2016), Jérôme Amimer livre cette confidence au sujet de son enfance et de cette «mémoire familiale qui [le] fuit» :

« J’étais toujours comme en zone d’ombre […] J’ai l’impression d’être dans un brouillard bizarre… »

Pour ces Récits d’Oradour, après la projection il parle de l’évidence de choisir le noir et blanc et de l’importance des voix de ceux qui n’en finissent pas de raconter cette histoire,  comme une litanie, une complainte qui les hante. Son film est à son image: terriblement mélancolique.

Illustrations: Les Récits d’Oradour © Leitmotiv Production

Bernard Ouvrard

Un tourbillon de la mémoire

J’ai découvert hier, à la galerie DX, à Bordeaux, la peinture de Bernard Ouvrard. Comme vous le savez, je ne suis pas critique d’art et ne me hasarderai pas ici à je ne sais quelle analyse savante de ce travail. Je peux cependant vous faire part de l’émotion ressentie devant ces œuvres magnifiquement exposées à la belle lumière des Quinconces : plusieurs grands formats (1,50m X 1,50m) d’autres de dimension plus modeste, et autant de figures libres sur l’art du portrait, à partir de matériaux hétéroclites tels que le bois, les papiers anciens, les coulures de colle sur la toile…

Un portrait mental

Quand je dis portrait, il me faut cependant préciser qu’il s’agit tout autant d’un portrait mental du sujet, telle qu’on la pratique en littérature ou en poésie, que d’une transcription graphique des lignes.

Dans cette contemplation, j’ai pensé à ces immeubles à moitié démolis dont les murs, abattus par les bombes ou les bulldozers, révèlent au passant l’intimité incongrue d’une chambre, la couleur d’un rideau déchiré, les nuances d’un papier peint fané, la trace d’un miroir décroché…

Métamorphose d’un éléphant

Au centre d’une mosaïque en lambeaux aux reflets de soieries vénitiennes, le cercle noir de l’œil fait figure d’essieu à la rotation de ce tourbillon de la mémoire. Comme un miroir déformant du temps qui passe, le visage se tord parfois, prenant l’apparence incongrue d’un éléphant de cirque perché sur son petit tabouret, soudain métamorphosé en divinité hindoue.

Un artiste qui a vécu

Si, comme moi, vous ne connaissiez pas l’œuvre de Bernard Ouvrard, ou si vous suivez son travail de longue date, ne perdez pas de temps : cette exposition s’achève le 22 septembre. Et si vous voulez en savoir plus sur l’artiste, sachez que l’homme toujours vêtu de noir est doux et charmant, avec son long visage et ses yeux couleur myosotis. Allez visiter son site, vous y apprendrez notamment qu’il a grandi dans un petit château de la Gironde, niché parmi de douces collines boisées de chênes et de chemins mystérieux, et qu’il a appris toutes les techniques de son métier, y compris celles du bâtiment et de la décoration, du trompe-l’œil et du faux marbre, du décor théâtral… Autrement dit : c’est un artiste qui a beaucoup vécu ou, selon une formule qui m’est chère, un homme qui a beaucoup voyagé…

Exposition Figures libres n°2 – Galerie D.X –  Bordeaux – 10, place des Quinconces.

Photographie des oeuvres de Bernard Ouvrard: Sandrine Borel

La Maladie de l’oubli

hommage à Jean-Marie Amat

« De toute manière, en ce qui me concerne (si cela peut intéresser le lecteur), que ceci soit net : je donnerais toute la Montedison, encore que ce soit une multinationale, pour une luciole. »
 Pier Paolo Pasolini, Corriere della sera, février 1975

Vous noterez qu’il n’est pas dans mes habitudes de livrer dans ces pages mes recettes de cuisine ou de commenter celles des autres ; encore moins de tenir la gazette du bottin des tables étoilées. Cet article fera donc exception pour saluer la mémoire du chef bordelais Jean-Marie Amat, disparu le mois dernier au terme, comme on dit, d’une «  longue maladie » qui dans son cas, et à plusieurs titres, pourrait bien s’appeler la  maladie de l’oubli.

Je n’ai pas connu Jean-Marie Amat, je n’ai jamais goûté à sa cuisine et je dois même avouer que je n’ai découvert son existence qu’en 2015, quand J.M.B., contemplant le paysage qui se déployait alors depuis la fenêtre de mon appartement a fait ce commentaire: « Tu vois, la rive droite, de l’autre côté du fleuve, cette ligne de crête découpée à l’horizon, ce sont les coteaux. Juste en face, tu vois le clocher de Bouliac. Et la guirlande de lumière qui s’allume chaque soir, au pied de l’église, c’est le Saint-James de Jean-Marie Amat ».

L’invité inconnu

A partir de ce jour, cet homme jamais rencontré a commencé d’exister dans mon esprit. Au bout de quelques temps, quand je voyais le soir les coteaux s’allumer sous mes yeux des couleurs du couchant, c’était comme un signal qui s’allumait en face, une ligne de points lumineux qui me rappelait ces films américains mettant en scène des personnages de l’ombre braquant des lampes-torches pour guider les avions pressés de lâcher leur nuage de parachutes au-dessus du champ avant de disparaître à nouveau dans la nuit.

Quand Jean-Marie Amat est mort, le mois dernier, le journaliste et amateur de bons vins Jean-Paul Kauffmann a esquissé dans Sud-Ouest la silhouette de son ami : « un peu absent comme toujours ». Yves Harté salua le mystère de cet homme : « D’où venait-il ? On l’ignorait. Comment faisait-il ? On ne savait pas davantage. D’évidence il était différent. Un mélange de seigneur et de gitan des marais. »

Ces marais des confins bordelais, lorgnant vers le Médoc, où enfant il pêchait l’anguille, comme le rappella Xavier Rosan dans un article dédié aux Lieux de l’amateur (c’est le titre de son article publié dans Junkpage) commençant dans la buvette de ses parents pleine de dockers pour s’épanouir trente ans plus tard en apothéose à Bouliac. Avant la chute : « d’autant plus brutale que l’instant aura été merveilleux. Lâché par les banques, les uns, les autres, lâché.»

Avant la chute

A Bouliac, peut-être le pressentiment de l’effondrement à venir lui donna un jour de juin 1998 le désir de garder la trace d’un bonheur qui prit l’apparence d’un in-quarto intitulé L’invité (les chroniques du Saint-James), dont J.M.B. a conservé un exemplaire. Toutes les photos qui illustrent ce billet en sont extraites…

Un cahier noir et blanc

Ce cahier de 12 pages, édité en noir et blanc format 40/30, était offert aux clients de son restaurant dont les baies vitrées ouvraient sur le fleuve et, par-delà sur la rive gauche de la Garonne. Des pages confiées à quelques amis tels que le dessinateur Thierry Lahontaa, l’écrivain Paul Bourgeyx, le chroniqueur gastronomique Alain Aviotte, le photographe Lionel Fondeville… Pour l’occasion, le réalisateur Vincent Lefort eut l’idée de confier à Jean Guylain, maître d’hôtel au Saint-James, une petite caméra vidéo. Restent aujourd’hui ces images qui ont réussi à retenir le temps suspendu de ce lieu magique habité par un magicien.

L’année dernière, un immeuble en béton s’est dressé entre ma fenêtre et le coteau de Bouliac. Désormais, cet immeuble dissimule à mon regard la ligne d’horizon. Seul apparaît encore, dans une étroite meurtrière ouverte entre deux bâtiments, le clocher de l’église et la guirlande lumineuse qui s’allume encore, le soir, en chapelet de lucioles.

JTM 3/3 – Extrait

Mon nouveau roman, intitulé JTM et publié par L’Eveilleur est en librairie ce jeudi 2 novembre.

Le 8 novembre, je serai l’invitée de La Machine à Lire, à 18h30, pour répondre à vos questions et à celles du journaliste Ezequiel Fernandez, au sujet de ce livre dont je vous offre un extrait, en avant-première:

«De quoi parlait-il, le speaker, quand elle s’était assoupie, son petit poste de radio posé à côté d’elle, sur le lit ? Pour ce qu’elle en avait à faire d’un bulletin d’information… Un jour de Noël, qu’aurait-il bien pu se passer ? Elle n’écoutait pas… Juste le bourdonnement de la voix anonyme, dans le silence de la chambre, comme un moteur d’avion qui tourne, dans le noir, la nuit, quelque part au-dessus de la mer, par gros temps. De loin, suivre les lumières tremblantes de la côte, tandis que la pluie et les rafales s’écrasent sur le cockpit, effaçant les repères. Ni air, ni terre, juste une bulle de métal et de verre traversée par la vibration du moteur.

La radio grésillait en sourdine… elle n’écoutait pas. Combien de programmes avait-t-elle parcourus ainsi, comme d’autres parcourent les mers et les déserts à la recherche de ce qu’ils ne sauraient nommer, mais qu’ils voient briller dans la nuit. Si elle avait su, et même si cela n’aurait pas changé grand-chose, elle aurait continué à somnoler encore un peu ; ou bien, sans s’attarder plus longtemps dans la chambre, elle serait allée rejoindre les autres, en bas, dans le salon, sans allumer le transistor. Un mirage… La radio était peuplée de mirages, de voix venues de nulle part. Pas faites pour être écoutées ; juste pour échapper, les yeux fermés, à l’insomnie, à la pesanteur des corps, à ces rêves venus d’on ne sait où qui marmonnent des choses que l’on ne comprend pas.

Il doit être cinq ou six heures du soir. La voix du rêve est la même que celle du type à la radio. Elle parle d’un meurtre, à Paris. Le corps sans vie d’un ancien journaliste, Paul Barthélémy, a été retrouvé dans son appartement. Le crâne fracassé et la gorge tranchée… Elle éteint le transistor.

Sous ses paupières closes s’impriment les contours d’un visage, d’abord un peu flou, puis de plus en plus précis : celui de Paul. Il articule des mots mais elle n’entend pas, comme s’il se trouvait de l’autre côté d’une vitre. Dehors, il fait nuit. Elle allume la lampe : un halo écarlate s’imprime sur le tapis.

En bas, dans le salon, une rumeur enfle. Des bruits de porcelaine qu’on déplace. Tout à l’heure, on boira pour conjurer l’angoisse du solstice d’hiver, cette nuit si longue qui ne tolère pas les compromis. Il faut choisir : livrer bataille ou se soumettre, en s’abandonnant au sommeil. Se rendormir pour ne plus entendre la gifle des branches du sureau planté juste devant la fenêtre de la chambre. A chaque rafale, le bois durci par le froid vient heurter le carreau, comme si quelqu’un frappait pour se faire ouvrir. Clara, tu dormais ? Je te réveille ? Dors encore, je m’en vais…

Drôle de Noël. Etrange ballet… Elle descend au salon pour rejoindre les autres, ceux qui n’écoutent pas la radio. Elle est prise d’une terrible envie de décrocher le téléphone et de composer son numéro. Juste pour se rassurer : Allo, Paul ? C’est Clara… Dans le salon, on dirait que parmi les silhouettes familières se sont glissées d’autres visages ; des visage d’autrefois. Encore des voix qui murmurent mezza-voce: Clara, je m’en vais… Pardonne moi.Tu sais bien que je n’en valais pas la peine. Rien ne vaut la peine de pleurer…

Lundi matin, en partant au travail, elle achètera les journaux. A nouveau, il sera question d’un journaliste assassiné à son domicile. Et d’un dîner, le soir précédant le meurtre, réunissant une demi-douzaine de personnes, parmi lesquelles le comédien Vincent Lindon et le fils de Paul Barthélémy, Hugo, âgé de dix-sept ans. La presse croira savoir que le repas s’est déroulé sans encombre, que les convives se sont séparés vers une heure du matin et que le journaliste est rentré chez lui tandis que son fils prolongeait la soirée dans une discothèque, d’où il a ensuite tenté de joindre son père depuis son téléphone portable. En vain.

Lundi matin, le premier rapport d’autopsie confirmera la mort par fracas crânien provoqué par des coups portés à l’aide un objet contondant. Et plusieurs blessures à l’arme blanche au niveau de la gorge. L’enquête ne fait que commencer, diront les policiers : cambriolage, dispute qui tourne mal, mauvaise rencontre… Les journalistes rendront hommage à leur confrère, unanimement salué pour ses qualités humaines, sa finesse d’analyse, son tact.

De toute façon, Paul n’est plus là pour contredire personne, songe Clara.  Il emporte ses secrets avec lui. Et aussi ses humiliations. Son départ a bien arrangé tout le monde quand, l’année dernière, il a négocié sa fin de parcours. Lui a t-on laissé le choix ?

— Tu bois trop, Paul. C’est pas possible de continuer comme ça…

De toutes leurs forces, les jeunes loups de la rédaction l’ont poussé vers la sortie. A la fin, seule la vieille garde le défendait encore, du bout des lèvres. Finalement, le défunt avait eu l’élégance de s’effacer avant de disparaître, laissant le souvenir d’un éternel jeune homme. Un garçon charmant…

Vers neuf heures, comme tous les matins, elle prendra le bus 63 depuis la gare de Lyon pour aller travailler. Pour le moment, elle descend l’escalier menant au salon et se laisse dériver entre des visages familiers et d’autres qui le sont moins, ou pas du tout:

— Vous vous souvenez de moi ? L’année dernière, à Nantes, chez Denis…

Elle ne se souvient pas de Nantes, ni de Denis. Ni de cet homme souriant qui insiste pour lui rafraîchir la mémoire. Il y a tellement d’inconnus autour d’elle. Des inconnus et des gens du passé, des visages oubliés qui n’en finissent plus d’aller et venir d’une pièce à l’autre, une coupe de champagne à la main. Cette femme, par exemple, elle est sûre de l’avoir croisée, dans une autre vie. Peut-être avec Paul…

Depuis que le bulletin d’information l’a tirée de sa torpeur, tout à l’heure, dans la chambre, une pensée bizarre ne la quitte plus. C’est plus fort qu’elle, chaque fois qu’elle envisage les circonstances de la mort de Paul en se posant la question de l’identité de son meurtrier, la première réponse qui lui vient à l’esprit est que l’assassin pourrait être une femme. Une femme trahie.»

© L’Eveilleur éditions – JTM de Marie Michel – ISBN: 979-10-96011-17-9

Photos: ©  L. Moholy-Nagy

JTM, Marie Michel – 1/3

Au début du mois de novembre, chez L’Eveilleur, à Bordeaux, paraîtra mon nouveau roman, intitulé JTM. Sous le pseudonyme de Marie Michel, que j’avais déjà choisi pour Les Faïences bleues (2000) afin de ne pas mélanger les genres entre ma vie de journaliste et celle d’écrivain, ces deux existences étant finalement pour moi trop incompatibles pour cohabiter sous un même nom.

Le titre, on dirait un message en morse, comme une bouteille à la mer :  JTM, trois lettres version SMS pour un « je t’aime » en format uppercut. Pour dire la violence des chocs de l’existence, à commencer par ceux qui commencent par des mots d’amour et se terminent dans le chaos.

Pour commencer à comprendre, il faut donner la parole à mon éditeur, Xavier Rosan : « Une tragédie contemporaine où les familles sont recomposées, les paternités non assumées, voire secrètement usurpées. Sinon, rien n’a vraiment changé depuis Œdipe, l’histoire se répète, inlassablement, jusqu’au coup fatal qui précipite les groupes humains, ne voyant toujours rien venir, au désastre. »

Pour supporter le désastre, j’avais d’abord écrit, puis rangé le manuscrit dans l’enfer de ma bibliothèque, renvoyé aux limbes en compagnie des petits enfants morts sans baptême, expédié aux oubliettes. C’est par la grâce de Xavier Rosan que le livre  a pu voir le jour, parce qu’après avoir insisté pour le lire,  il l’a sorti du purgatoire auquel je l’avais moi-même condamné, dans l’espoir vain de m’en libérer des démons. Qu’il en soit remercié ici…

JTM, Marie Michel, L’Eveilleur  – ISBN : 979-10-96011-17-9

Disponible en librairies le 2 novembre 2017

Photo de couverture : © László Moholy-Nagy.

Ici et là-bas

Ils furent commerçants, administrateurs coloniaux, peintres et poètes, officiers de marine… Ils rapportèrent dans leurs malles des objets insolites venus d’autre horizons. Souvent, ce fut l’Orient qui instilla ses vapeurs ambrées au cœur de leur nostalgie d’un ailleurs fantasmé ; parfois les masques taillés à la serpe de l’Afrique noire, conçus comme le creuset originel de ce qui deviendrait le Cubisme.

L’exposition photographique organisée par le Musée d’ethnographie de Bordeaux consacrée aux Objets d’ailleurs dans les intérieurs européens explore cette collection multiforme, disséminée au plus profond des univers intimes de ceux qui n’ont eu de cesse de chercher dans l’autre le secret d’un manque impalpable. Comme le résume Sabine du Crest, directrice éditoriale du catalogue de l’exposition, il est question d’«un jeu dans lequel le rêve devient réalité et la réalité incline au rêve. »

A Bordeaux, le magistrat Edouard Boni, dans sa maison-musée, située au 39, rue d’Albret, fait aménager un fumoir arabe et un harem meublés de coffres et de tapis pour y abriter ses multiples collections. A Rochefort, Pierre Loti tout à sa passion des travestissements a la turca reconstitue le tombeau de la belle Aziyadé en attendant sa propre mort.

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Dans son appartement parisien dont se souviendra André Breton, Guillaume Apollinaire a rassemblé ses trésors dans sa bibliothèque  : « on se faufilait entre les rayons des livres et des rangées de fétiches africains et océaniens ». A Vienne, la salle d’attente du psychanalyste Sigmund Freud est tapissée de vitrines remplie de miniatures égyptiennes ; dans son bureau, le divan est recouvert d’un tapis persan.

Tous ces univers s’étalent là, sous nos yeux, par le miracle de la photographie argentique.

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Si loin, si proche – Objets d’ailleurs dans les intérieurs européens

http://www.musee-aquitaine-bordeaux.fr/fr/article/si-loin-si-proche-objets-dailleurs-dans-les-interieurs-europeens

Photographies 1870-2015 – Musée d’ethnographie de l’Université de Bordeaux

19 novembre 2015- 27 mai 2016

Illustrations: appartement parisien d’Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé – Bureau de  Guillaume Appollinaire.

 

Un si proche Orient (2/2)

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Le Festival international du film d’histoire de Pessac s’est achevé hier soir par une savoureuse déclaration d’affection de Jean-Noël Jeanneney, président d’honneur du festival, à son vieil ami Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, qui participait dans l’après-midi à un débat sur la politique internationale en cours au Moyen-Orient.

A suivi la remise des prix de cette 26e édition. On notera qu’à l’exception du prix de la Ville de Pessac, ces récompenses ont été décernées par le seul public, puisqu’aucun jury n’avait été convoqué pour statuer de la qualité des oeuvres présentées.

LE-BAL_afficheLe palmarès  est le suivant:

  • dans la catégorie Documentaire

– Prix de la Ville de Pessac – Ex aequo

Le Combattant de la Paix, Benjamin Ferencz, de Michaël Prazan

Les Voix de Srebrenica, de Nedim Loncarevic

– Prix du public

– Et le bal continue, de Gueorgui Balabanov

  • dans la catégorie Fiction

– Prix du public

A Perfect Day, de Fernando Leon de Aranoa

 

Erzengel Sankt Mikael

Les amis, c’est comme le vin, écrivait Colette la Bourguignonne. Je dirai pour ma part que, comme les cépages, ils n’ont pas tous la même saveur. Et ne partagent pas les mêmes vertus… Il y a ceux qui éblouissent mais dont on sait dès le départ que le pétillement qu’ils suscitent sera éphémère. Et ceux que le temps sublime. Parfois, le destin aura mis entre eux et nous quelques centaines de kilomètres et jeté un voile d’oubli sur les traits de leur visage, le timbre de leur voix. Parfois, par lassitude, on se croira fatigué d’eux… Du moins, c’est ce que l’on croira.

Et puis, un matin d’automne dans le hall d’un hôtel de Mulhouse, la silhouette d’autrefois se découpe dans le contre-jour de la porte vitrée. Et sans réfléchir, on prend le cher visage de Georges entre ses mains. Et c’est le miracle! Le temps aboli! La résurrection des bull-terriers pas très rassurants et des éternelles chamailleries. D’ailleurs, moins de vingt-quatre heures plus tard, on se chamaillera à nouveau à cause d’un teckel à poil dur.

C’est ainsi que cela s’est passé, en Alsace, où  je n’avais pas remis les pieds depuis plus de vingt ans. Au tournant de ce long et morne week-end du 11 novembre… Le dimanche après-midi, avec Baudouin P. et quelques autres, nous allons rendre visite à Colette (notre Colette à nous, pas celle de Chéri)  qui nous reçoit autour un café. Puis nous marchons à travers  champs, derrière la maison. Et Baudouin commence à me raconter l’incroyable histoire de Cary, le mari de Colette, que j’ai connu autrefois du temps où il travaillait avec elle à Kehl, dans un de ces sex centers qui fleurissaient au début des années 80 en Allemagne, juste de l’autre côte du pont de l’Europe. Mais il s’en est passé, des choses, depuis cette époque; des choses que j’ai ratées. On ne peut pas être partout à la fois… Et comme Cary  n’est plus là pour me raconter lui même comment il était passé de Kehl aux berges de l’Ill où, dans ce bunker de verre et d’acier qui abrite les bureaux d’Arte il était devenu le «meilleur machiniste de l’Est», dixit Baudouin, celui-ci essaie tant bien que mal de me mettre au parfum. Dans une longue tirade que j’aimerais pouvoir retranscrire ici, sans presque reprendre son souffle, il livre une synthèse digne du chœur antique:  les départs des uns, les arrivées des autres, les nouveaux-nés, les chers disparus, les amants d’un soir, les drames de toujours… Quant au secret de la vie de Cary, contenu dans une poignée de photos pieusement conservées retraçant, sur le mode intime, un siècle de l’histoire toute rapiécée de la vieille Europe… c’était son secret. Et cela le restera.

Les ailes du désir2

«Tu vois, ici, dans ce champ. C’est là que Wim Wenders a tourné plusieurs séquences des Ailes du désir, dit Baudouin. Tu sais, les scènes de cirque… » Là commence la deuxième partie de ce que je voulais vous dire. Car à partir de ce moment, plusieurs événements s’enchaînent, tous placés sous le signe de l’archange Michel, déjà présent dans mon roman, Monsieur Gagarine (voir extrait ci-dessous).  Dans ce livre, j’évoquais notamment un « cirque itinérant » sans savoir que les forains avaient posé leurs valises pour quelques jours, le temps d’un tournage, aux lisières de Strasbourg, dans le champ de Cary. Car Wenders était tombé sous le charme de ce «meilleur machiniste de l’Est» aux blagues de camionneur normand mâtinées de cabaret berlinois. Et ils étaient devenus amis…

Alors, le puzzle commença à se mettre en place. Avec le sens délicieux du coq-à-l’âne qui fait son charme, Baudouin venait de mettre du sens dans le désordre de ma mémoire à trous. Comme dans le film de Wenders, j’aperçus alors la sihouette de l’Archange, dont le visage a toujours eu pour moi les traits de Bruno Ganz, avant même que je découvre pour la première fois l’acteur sur l’écran d’Alice dans les villes… Venu de la Brandenburger Tor, dans son grand pardessus couleur de mélancolie, il se tenait bien droit, un peu raide, au sommet de la cathédrale de Strasbourg et regardait se balancer une fragile trapéziste prénommée Solveig dont il était tombé amoureux.

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Le lendemain, 11 novembre, je me retrouve dans le train pour Paris. Epais brouillard… Puis soudain, au col de Saverne, le ciel tout bleu. Deux jours plus tard, j’arrive à Bordeaux. Parmi le courrier arrivé pendant mon absence, le  livre dont Patrick Landman  m’a annoncé la venue. Je déchire l’emballage cartonné. Et découvre l’image de couverture:   Saint-Michel archange terrassant le Dragon. Je raconte aussitôt ma surprise à Baudouin qui me répond par l’envoi d’une photo qu’il a prise une semaine plus tôt à l’Oeuvre Notre-Dame. Et il ajoute:  «Si tu connaissais les Skelligs Mickael, au large du petit port de Port Maggee…»

StMichelPfersdorff


Refoulement

 

Monsieur Gagarine – Gallimard, 2011 (extrait):

Le soir, dans son lit, elle observe avec crainte la petite céramique noire et rouge suspendue juste au-dessus de sa tête. La plaque émaillée représente l’archange Michel dans la posture d’un chevalier en armure brandissant une longue lance. Tandis qu’il s’apprête à transpercer le ventre du Diable qui se convulse à ses pieds, ses ailes sont déployées derrière ses larges épaules comme celles d’un grand oiseau aux prises avec un monstre aux allures de rascasse pourvue de nageoires atrophiées. Chaque soir, c’est le même combat, dont l’archange sort toujours vainqueur. Il est le chef des légions célestes et aussi le saint-patron des parachutistes. L’enfant l’ignore encore… Elle sait seulement, comme on le lui a appris, qu’il est son ange gardien. Même si elle s’appelle Myriam (personne ne saura jamais lui dire pourquoi ce prénom), elle a en quelque sorte hérité de lui, à cause de ce frère dont elle a pris la place. Quand elle est née, le prénom du fils avait déjà été choisi, pas le sien ; et la céramique trônait au-dessus du berceau. Elle a fini par l’adopter, même si elle refuse de croire que celui qui la protège jour et nuit puisse porter cette cotte de maille moyenâgeuse assez ridicule et bien peu discrète. Celui qu’elle imagine marchant toujours derrière ses épaules pour le cas où elle risquerait de se faire renverser par une voiture la suit où qu’elle aille, invisible et protecteur, comme dans ce film de Wim Wenders dans lequel elle le retrouvera bien plus tard sous les traits de l’acteur Bruno Ganz : pensif et vêtu d’un grand pardessus de couleur sombre. Personne ne l’a encore jamais vu, cet ange-là, mais c’est déjà à Bruno Ganz qu’elle s’adresse le soir avant de s’endormir…

Dans ce film, il y a aussi une fille blonde qui est trapéziste. L’enfant a oublié le nom du personnage mais se souvient du prénom de l’actrice qui l’incarnait : Solveig. Elle n’ignore pas non plus que cette femme est morte prématurément. Elle avait appris le trapèze pour les besoins du tournage. C’était très beau de la voir, un peu maladroite mais si gracile, suspendue parmi les étoiles électriques du chapiteau sous le dôme duquel elle se balançait, vêtue d’un tutu orné de plumes blanches qui la faisait ressembler à une sorte de mouette ébouriffée égarée à Berlin, sous la toile de bâche d’un petit cirque itinérant.

Illustrations — Photos 1 et 2:   ©Wim Wenders, Les Ailes du Désir – Photo 3: © Anatole Coizard – Lire aussi, de Patrick Landman: Tristesse business, le scandale du DSM5  – Editions Max Milo – De Baudouin Pfersdorff:  Vos amis vous attendent –  Editions Desmaret Polar