L’Histoire et l’Intime – Pessac 4/4

29e Festival international du film d’histoire

Palmarès 2018

Le festival international du film d’histoire de Pessac vient de décerner ses récompenses aux meilleurs films sélectionnés cette année.

Dans la catégorie Fiction, le prix du jury professionnel revient aux Témoins de Lendsdorf d’Amichai Greenberg (Israël-Autriche, 2017), tandis que le jury étudiant a donné sa préférence à Leto de Kirill Serebrennikov (Russie-France, 2018) auquel ce blog a déjà consacré un article enthousiaste.

Dans la catégorie Documentaires Inédits, c’est L’Homme que nous aimions le plus de Danielle Jaeggi qui est récompensée par le jury professionnel. Pour plus de détails sur ce palmarès, vous pouvez dès à présent consulter le site du Festival.

La mémoire et l’oubli

Concernant ces trois films lauréats, on notera que chacun d’eux se penche à sa façon sur le rapport noué entre la mémoire et l’oubli. Si Leto fait revivre, non sans humour, la scène rock soviétique des années 1980 et de la décennie précédant la chute du Mur, le film rend hommage à deux figures tôt disparues : celles de Viktor Tsoï et Mike Naumenko dont le premier, quasiment inconnu en Occident, fut une idole dans son pays et participa à sa manière aux bouleversements de l’histoire. Le jury étudiant a aimé ce film « qui aime tous ses personnages, et qui porte dans ses tripes l’idée qu’on se libère de l’oppression par la création acharnée».

Notre relation intime à l’Histoire

Les Témoins de Lendsdorf d’Amichai Greenberg retrace l’enquête d’un historien juif orthodoxe obsédé, envers et contre tous, par un massacre perpétré en Autriche à la fin de la Seconde Guerre mondiale. « C’est un film qui hante et interroge », précise le jury professionnel qui l’a choisi. Un film « qui parle de notre relation intime à l’histoire ».

L’Homme que nous aimions le plus, le film de Danielle Jaeggi, interroge également l’histoire au regard de l’intime. Pour la réalisatrice, il s’agit d’explorer ses souvenirs d’enfance, ceux d’une petite fille suisse élevée dans les années 1950-60 par des parents communistes entraînés dans les pièges troubles de la Guerre froide.

La peur de trahir un secret

Ce très beau documentaire vaut tout particulièrement par sa charge émotionnelle. Danielle Jaeggi rencontrée cette semaine à Pessac raconte comment, à soixante-huit ans passés et beaucoup d’autres documentaires à son actif, elle ressentit le besoin d’aller explorer les archives et interroger les amis de ses parents pour comprendre enfin ce qu’on lui a si longtemps caché :

« Aujourd’hui encore, il me reste de cette enfance silencieuse la peur de dire quelque chose de dangereux, la peur de trahir un secret. Il fallait être fort, ne jamais douter. Et savoir être seule.»

Grâce à Danielle Jaeggi, on a rarement aussi bien compris comment et pourquoi ceux qui s’engagèrent pour le meilleur et pour le pire restèrent fidèles jusqu’au bout, même quand il fallut payer le prix de cette fidélité par la trahison des idéaux qui en avaient été le moteur.

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Les Oubliés – Pessac 3/4

29e Festival international du film d’histoire de Pessac

La 29e édition du Festival du film d’histoire de Pessac, placée sous le signe de l’entre-deux guerres (1919-1939), se consacre cette année à trois décennies multiformes que les organisateurs ont  rassemblées sous une formule assez parlante, faisant référence à la Drôle de guerre qui précéda l’occupation par l’Allemagne des Pays-Bas  et de la Belgique : La Drôle de Paix.

L’Histoire peut-elle bégayer?

L’évocation de cette période prête peu à sourire et la sélection des films montrés au public depuis lundi se distingue, à quelques rares exceptions près, par son austérité. D’autant que le recours appuyé du président de la République aux références aux années 1930 pour évoquer l’actualité présente du pays jette sur les projections et les débats une sorte d’écho qui vient brouiller les esprits plus qu’il ne les éclaire. Le Figaro tentait récemment d’exprimer ce malaise général du moment : c’est « comme  si nous assistions dans l’impuissance au grand retour d’ennemis hier vaincus. » Cependant, L’Express s’interroge : « L’Histoire des années 1930 peut-elle bégayer? »

Un récit figé réglé comme une horloge

Les films que l’on a pu voir ces derniers jours posent, plus que jamais et chacun à sa manière, la question du récit historique. Lorsque j’étais enfant, à l’école, l’histoire de France (celle des autres pays intéressait peu l’Education nationale) nous était essentiellement enseignée de manière chronologique en se basant sur des dates (ce qui ne m’arrangeait pas du tout car j’ai une très mauvaise mémoire des chiffres). Cela donnait l’impression d’un récit coupé de l’humain, figé et immuable, d’une précision et d’une justesse horlogères.

Tout le monde a ses raisons

Il me semble que c’est en parlant avec les hommes et les femmes ou en lisant leurs témoignages sur l’histoire en train de se faire que l’on commence à comprendre que cette discipline est tout sauf une science exacte; et qu’à vouloir s’y contraindre, on se condamne à la trahir. Car elle est polymorphe, elle vieillit bien ou mal, comme le vin. Et tout dépend du point de vue de celui qui la raconte, comme l’a si bien résumé Jean Renoir évoquant sa Règle du Jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons. »

Sauf que certains auteurs, par goût de la simplicité ou excès de certitude, la racontent sans tenir compte de sa complexité. C’est ce que racontait si bien, jusqu’au vertige, La Passeuse des Aubrais de Michael Prazan (documentaire sélectionné l’année dernière). C’est aussi ce qui fixe les limites de La Tondue de Chartres de Patrick Cabouat projeté hier.

« En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre. »

Paul Eluard

Faire parler une photo de Capa

Le réalisateur s’était fixé pour objectif de décortiquer le sens caché d’une fameuse photo de Robert Capa, fixant sur la pellicule, à la Libération, une femme tondue  escortée par la foule haineuse qui la conspue. Mais il s’empêtre dans un récit qui irrite par ses « oublis »: aucune mention n’est faite, par exemple, de la nature de ceux et celles qui procédèrent à l’humiliation de ces femmes, coupables ou non-coupables des faits qui leur étaient reprochés, mises au pilori par des hommes qui furent le plus souvent des « résistants de la 25e heure », soucieux de se trouver un bouc émissaire pour tenter de se racheter une vertu à bon compte. Une telle omission met extrêmement mal à l’aise et le fameux poème de Paul Eluard* cité à la toute fin de ce documentaire ne suffit pas à rectifier le tir ; au contraire, il donne l’impression d’un tardif regret. D’autant plus que les photos utilisées pour servir de support au récit sont loin de se rapporter toutes aux personnages dont il est directement question ce qui accentue l’impression de condamnation en bloc et sans nuances des femmes que l’on voit à l’écran.

Les amnésies de l’Histoire

A l’opposé, Les Oubliés de la victoireL’Odyssée des soldats d’Orient de C. Gruat et D. Sapaut. Ce film, consacré au front de l’Est et à la très oubliée armée d’Orient, brille par son souci de donner la parole à chacun, qu’il s’agisse du général Franchet d’Esperey, commandant les troupes alliées parties de Salonique, de l’officier cultivé échangeant de magnifiques lettres avec son épouse, du simple bidasse impatient de retrouver sa province… L’ensemble donne à entendre de manière symphonique la multiplicité des regards et des parcours tout en réparant les oublis de l’Histoire et de sa grande Hache, comme l’écrivit Georges Perec. Car l’effort de ces soldats fut décisif pour la victoire. Il se poursuivit jusqu’aux portes de Constantinople et celles de la Russie (alors passée aux mains des Soviets) et se prolongea bien au-delà de l’armistice de 1918, de ses flonflons et de ses musettes.

C’est aussi cela, le mérite du festival de Pessac : faire remonter à la surface des consciences des images que l’on avait peut-être oubliées, des visages trop tôt effacés, des voix qui se sont tues dans l’indifférence générale des amnésies opportunes.

* Comprendra qui voudra, Paul Eluard, 1944
Illustrations (de haut en bas): Les Oubliés de l’Histoire, L’Odyssée des soldats d’Orient (en Serbie) – Robert Capa, La tondue de Chartres – Les Oubliés de l’Histoire, L’Odyssée des soldats d’Orient.

La Drôle de Paix – Pessac 1/4

29e Festival international du film d’histoire de Pessac

Au lendemain des commémorations du centenaire de 1918, le Festival du film d’histoire de Pessac a choisi d’interroger la période qui suit le retour à la paix jusqu’à la Drôle de Guerre.

La Drôle de Paix, c’est donc le sujet que cette 29e édition qui ouvrira lundi s’apprête à explorer, sous l’angle du cinéma. Une vingtaine d’années foisonnantes et contradictoires. Comme le rappelle l’historien et fidèle président d’honneur du festival, Jean-Noël Jeanneney, il s’agira donc, à travers projections, débats et rencontres de « restituer le foisonnement des libertés successives et des potentialités enfuies », de « donner à voir le tourbillon des occasions manquées d’échapper à l’horreur finale ».

Entre passions collectives et intérêts confrontés*

Seront convoqués, entre autres,  pour nous rafraîchir la mémoire, quelques chefs-d’œuvre du cinéma muet, tellement prophétiques, comme Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene ou Nosferatu de Murnau, la charmante et divertissante Sérénade à trois de Lubitsch, dansant sur les cendres fumantes de l’effondrement de 1929, la tragique souricière du Jardin des Finzi-Contini de Vittorio De Sica, interrogeant en 1970 le piège antisémite de l’Italie fasciste de  l’été 1938…

Plus facile de faire la guerre que la paix

Le délégué général, Pierre-Henri Deleau, a également pris soin, comme à son habitude, de sélectionner le meilleur des films documentaires d’histoire de l’année écoulée, avec le très émouvant Clémenceau dans le jardin de Monet de François Prodomidès racontant la puissante amitié de deux géants : l’un que l’on surnomma Le Tigre déclarant, au sortir de la victoire chèrement payée à Verdun qu’il est « plus facile de faire la guerre que la paix », l’autre, armé de ses seuls pinceaux, se battant jusqu’à la mort contre la cécité pour accomplir son oeuvre gigantesque menacée d’anéantissement.

Des secrets troubles

Dix films documentaires inédits (indépendants du thème de La Drôle de Paix) présentés en avant-première seront en compétition, parmi lesquels on note celui de Michael Prazan (auteur de la fascinante Passeuse des Aubrais présentée lors d’un précédent festival) sur les goulags, revisités à travers le regard d’Assia Kovrigina, une petite fille de Zek. Ou L’Homme que nous aimions le plus de Danielle Jaeggi. Ou encore  La Tondue de Chartres de Patrick Cabouat, qui scrute les secrets troubles d’une photo emblématique de Robert Capa prise en août 1944, à la Libération. Ces trois réalisateurs seront présent à Pessac.

 

Dix longs-métrages de fiction (également indépendants du thème) sont également en compétition. Nous y reviendrons la semaine prochaine…

Prochain article : demain dimanche — Leto de  Kirill Serebrennikov

Illustrations: © Nosferatu le vampire — Sérénade à trois — Robert Capa, la tondue de Chartres — L’Homme que nous aimions le plus.
*Jean-Noël Jeanneney

Fifaac 2018 – 3/4

Les récits dans le brouillard de J. Amimer

Les Récits d’Oradour, film de Jérôme Amimer projeté ce samedi dans le cadre du festival du film d’architecture de Bègles revient sur l’histoire dramatique du village d’Oradour-sur-Glane où 642 personnes (hommes, femmes et enfants) furent exterminés par les nazis en 1944, par la division SS Das Reich, lors du repli de l’armées allemande. Après la guerre et la décision prise par le général De Gaulle de faire d’Oradour un symbole, le village s’est figé dans son passé et dans les ruines des maisons qui lentement subissent le grignotage du temps qui passe…


A la source du passé familial

En allant filmer ces places et ces rues abandonnées à leur désolation et en donnant la parole à ceux qui sont les héritiers des martyrs de 1942, Jérôme Amimer poursuit le lent et patient travail introspectif engagé autour de sa propre souffrance familiale. Celle qui prend sa source dans le passé d’une grand-mère russe échappée en 1942 de son village également brûlé par les nazis.

Comme en zone d’ombre

Toute la filmographie du réalisateur est marqué du sceau de ce destin familial, depuis Le Reflet en 2008 suivi de L’ombre en 2011, puis Khatyn (2012) consacré  au massacre du même nom, en Biélorussie (1943). Dans La Cité Intérieure (2016), Jérôme Amimer livre cette confidence au sujet de son enfance et de cette «mémoire familiale qui [le] fuit» :

« J’étais toujours comme en zone d’ombre […] J’ai l’impression d’être dans un brouillard bizarre… »

Pour ces Récits d’Oradour, après la projection il parle de l’évidence de choisir le noir et blanc et de l’importance des voix de ceux qui n’en finissent pas de raconter cette histoire,  comme une litanie, une complainte qui les hante. Son film est à son image: terriblement mélancolique.

Illustrations: Les Récits d’Oradour © Leitmotiv Production

Danielle Darrieux

une jeune fille toute simple

J’ai appris ce matin la disparition de Danielle Darrieux. Elle avait fêté son centième anniversaire au mois de mai et pouvait ce vanter, ce jour-là, de posséder encore plus de films à son palmarès que de bougies sur son gâteau.

Elle était née un 1er mai, en pleine guerre (la première), mais sous le signe du muguet. Quand je pense à elle, c’est d’abord la jeune espiègle qui me vient à l’esprit ; celle de ces comédies légères et sentimentales qui firent sa gloire, au tout début de sa carrière, et ma joie, un quart de siècle plus tard, vers la fin des années 1960, quand je la découvris un dimanche après-midi, devant la télévision, à l’occasion de la sacro-sainte séance de cinq heures avec ma mère, qui revoyait alors sur le petit écran de l’ORTF les films qu’elle avait découverts en salle, juste après la guerre (la seconde).

Danielle, ma mère et moi

Qu’en j’y repense, je considère cet extraordinaire rencontre hors du temps qui nous réunissait, ma mère et moi, dans ces moments qui furent peut-être les seuls vrais moments  de partage sincères entre nous. Tout cela grâce au cinéma…

Légère et naturelle

Mais revenons à Danielle Darrieux, par qui ce miracle put se produire,  quand je la découvris à l’écran (je réalise aujourd’hui que j’avais alors  le même âge que le sien quand elle avait découvrit les plateaux) : elle avait quatorze ans, était joyeuse, légère, piquante et charmante. «Le succès, c’est un mystère, j’ai réussi peut-être parce que mon personnage n’était pas courant sur les écrans : je veux dire par là que je n’étais simplement qu’une jeune fille, alors que les autres gamines de quatorze ans jouaient déjà à la vamp», confia-t-elle un jour à un journaliste. J’étais sous le charme, rêvant de me promener dans les rues d’une démarche aussi légère et insouciante que la «petite fiancée de Paris». L’identification était à son comble quand elle chantait: «Ah! qu’il doit être doux et charmant, le temps du premier rendez-vous»… Mais n’anticipons pas.

Quand j’y repense, je peux dire que nous ne nous sommes jamais quittées, elle et moi ; je l’ai vue grandir, à l’écran; ou plutôt nous avons grandi ensemble, avec quarante ans d’écart. Après, cela se complique car je la retrouve en mère idéale des Demoiselles de Rochefort. Vous savez bien: celle qui refusait d’épouser Michel Piccoli (monsieur Dame dans le film) parce qu’elle ne pouvait accepter l’idée de s’appeler un jour madame Dame ; celle qui « voulait de ses filles faire des érudites, et pour cela vendit toute sa vie des frites ». Maman certes de deux jumelles plus âgées que moi, mais elle-même plus jeune alors dans ce film de Jacques Demy que je l’avais trouvée, toujours à la télé, dans les rôles sombres rôdant autour de la guerre (la seconde, bien sûr) découverts grâce ciné-club de Claude-Jean Philippe : Mayerling, Madame de, La Vérité sur Bébé Donge…

Pour la fin de cette année, la revue Le Festin préparait cet automne un numéro spécial Célébrités à sortir fin novembre, pour lequel un article m’avait été commandé. J’avais prévu d’y raconter l’extraordinaire destin de celle qui fut DD avant même que Vadim ne créa BB. Je ne savais pas encore qu’il me faudrait ajouter le mot FIN à ma dernière phrase. Au revoir, chère Danielle Darrieux. Vous allez tellement me manquer…

Voir aussi cet extrait du film Mademoiselle ma mère, réalisé par Henri Decoin (1937). Avec Danielle Darrieux, André Alerme, Robert Arnoux et Pierre Brasseur:

Max 1961

C’est bizarre comme les idées peuvent circuler parfois, de l’une à l’autre, sans liens apparents, du coq à l’âne, comme on dit…

L’autre jour, j’allume la radio : bip bip, bip…  On était le 4 octobre, jour anniversaire de la mise en orbite par les Russes du premier satellite artificiel, le fameux Spoutnik. C’était le 4 octobre 1957, il y a cinquante-quatre ans. Et le rappel de cet événement me ramena au roman que j’ai consacré au premier cosmonaute soviétique : Monsieur Gagarine, c’est le titre. Un peu trompeur d’ailleurs, puisque ce livre n’est pas une biographie du héros de l’Espace et que deux autres personnages se partagent la vedette d’une histoire qui circule entre l’ URSS, la France et l’Algérie du début des années 1960. D’ailleurs, à propos d’Algérie, ce mois-ci, on fêtera bientôt un autre anniversaire : celui de la manifestation du 17 octobre 1961…

L’autre jour, je me retrouve devant la télévision. Au programme, l’émission Empreintes, consacrée à Philippe Labro qui,  à propos de son premier roman, Des feux mal éteints, publié en 1967, évoque le surnom que se donnaient entre eux les soldats du contingent envoyés en Algérie pour ce que l’on appelait alors pudiquement les « événements ». En ce temps-là, expliquait le journaliste-écrivain, en Algérie, les bidasses s’appelaient tous  Max.

 

Je ne le savais pas… Et soudain, grâce à cette révélation, je décryptai le code d’un élément-clé de mon propre roman, dans lequel l’un des trois protagonistes, travaillant sur un chantier de forage au Sahara, en 1961, alors que son petit frère arpente le djebel en uniforme de l’armée française, apprivoise un fennec. Un fennec qu’il  nommera Max. Maintenant seulement, il me semble que je sais pourquoi il avait choisi ce prénom…

En haut:  simulation de vol de Spoutnik 1 lors d’une vérification au sol (archives russes). Milieu: Paris, 17 octobre 1961. En bas: Algérie, 23 avril 1961. Après le putsch des généraux, des soldats français écoutent sur leur transistors la déclaration télévisée du général De Gaulle. ©Keystone

Nanni Moretti

danse le mambo avec Silvana Mangano

Le nouveau film de Nanni Moretti, Habemus Papam, sera en salle mercredi prochain. A cette occasion, le réalisateur italien était ce matin l’invité de l’excellente Rebecca Manzoni sur France-Inter, qui n’a pas manqué de saluer la pertinence du sujet abordé puisque, si j’ai bien compris, il y est question d’un cardinal (incarné par Michel Piccoli) qui, au moment d’être promu au siège suprême, est saisi par le doute et l’angoisse de ne pas être à la hauteur. En cette époque sans pudeur obsédée par le désir de conquête, le propos est pour le moins à contre-courant. Et le choix de Michel Piccoli pour incarner le fameux pape dépressif paraît d’autant plus judicieux que cet acteur, dont le palmarès est sans doute l’un des plus impressionnants du cinéma français, est aussi l’un des plus modestes. On dirait même que, les années passant, et tandis que bien d’autres s’alourdissent dans la vieillesse, Michel Piccoli, qui fut autrefois la sévère figure d’un Don Juan plutôt glaçant, tout en gardant intact son pouvoir d’autorité, a su trouver une légèreté qui n’appartient qu’à lui et le rapproche de l’enfance.

 

Face à Michel Piccoli, Nanni Moretti incarne un psychanalyste, engagé par la curie romaine pour sortir le pape de sa dépression sans contrevenir aux règles de la bienséance vaticane. Délicate mission… Pour le reste, il  faudra aller voir Habemus Papam. En se souvenant des précédents films de Nanni Moretti qui a déjà traité de la question du pouvoir et de la corruption, notamment dans Le Caïman.  On lui doit aussi l’une des plus belles séquences de l’histoire du cinéma quand, dans Caro Diario, le ragazzo sillonne les rues désertes de Rome, en été, à bord de son scooter virevoltant.

« L’été, à Rome, tous les cinémas sont fermés », précise-t-il, comme pour interroger son amour de la vie sur pellicule et celui de la vie tout court. Un peu comme le faisait François Truffaut qui préférait le cinéma parce que, disait-il, dans un film, il n’y a pas de temps morts.

Et vous, que préférez-vous? semblait demander Moretti. Une salle de cinéma avec un bon film ? Ou une escapade romaine  en Vespa ?  En se gardant bien de donner la réponse… Ensuite, dans le même Caro Diario, il s’embarquait malencontreusement pour de calamiteuses vacances aux îles Eoliennes, où son unique bouffée d’oxygène avant la crise de nerfs viendrait — c’est un comble! — d’un écran de télévision  diffusant un film d’Alberto Lattuada, avec la superbe Silvana Mangano. Petite leçon de mambo pour se consoler d’un été pourri…

Vidéo : extrait de Caro Diario de Nanni Moretti, visionnant le film d’Alberto Lattuada, Anna, tourné en 1951 avec Silvana Mangano. La chanson, chantée en espagnol, est intitulée El Negro Zumbon.

A l’occasion de la sortie de Habemus Papam, l’Institut culturel italien de Paris  propose un Concerto Moretti le samedi 10 septembre : un parcours en musique et en images à travers l’œuvre du cinéaste.

La Cinémathèque française rend également hommage à Nanni Moretti avec une rétrospective: du 6 au 25 septembre.

 

Bons baisers de Cherbourg

Bon programme télé, ce soir. Sous le signe des 60’s… Sur Ciné Classic: Baisers volés de François Truffaut (1968). A ne pas rater! Surtout pour  Delphine Seyrig dans le magasin de chaussures. Et pour le monologue de Jean-Pierre Léaud devant le miroir de la salle de bains, façon mantra germanopratin: Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard…


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Chouette programme. Sauf qu’en même temps, sur TCM, il y a Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy (1963).


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Ai-je envie de pleurer avec  Deneuve? Ou d’hésiter, avec Seyrig, entre des escarpins lamés et des bicolores à bout satin ? Telle est la question…

Soldat de papier

A moins d’un mois du cinquantième anniversaire, le 12 avril prochain, du premier voyage habité dans l’espace, la chaîne Histoire rend hommage demain soir au cosmonaute Youri Gagarine. Après l’aventure des Spoutnik lestés de toutes sortes d’animaux, le cosmonaute russe fut le pionnier de ce qui allait devenir le grand défi du XXe siècle: la course humaine vers la Lune.

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La soirée organisée par Histoire propose un documentaire de Vladimir Kozlov, Gagarinland. Ce film est consacré à la région natale de Gagarine, située dans les environs de Smolensk où une ville, rebaptisée en 1968 du nom du héros estampillé CCCP, entretient aujourd’hui encore le culte de l’ancienne union des républiques soviétiques.

Deux autres documentaires complètent le programme: Sputnik mania de David Hoffman. Et, dans la série Histoire de comprendre: Youri Gagarine ou comment l’URSS a gagné la course à l’espace.

youri_11.1300115842.jpgA partir de cette question centrale, le réalisateur russe Alekseï German Jr a construit un film de fiction concentré sur les dernières semaines ayant précédé le décollage de la fusée. Ici, le personnage de Gagarine s’efface dans l’anonymat au profit du médecin chargé d’organiser la préparation physique des candidats au départ. Pour ne pas dire au suicide…

Au fin fond du Kazakhstan, dans une sorte de no man’s land préfigurant le sol lunaire tant fantasmé, le médecin sombre dans la dépression, tétanisé par le poids d’une carrière et d’une vie sentimentale qu’il juge ratées, et par l’énorme responsabilité pesant sur lui : envoyer des  hommes en scaphandres, présentés comme de grands enfants immatures, flirter avec  la mort. D’où le titre: Soldat de papier.

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« Tu veux aller au feu ? dit-il à l’un de ces va-t’en guerre des étoiles. Vas-y…». Avant de conclure plus tard, fataliste: «Il a fait le pas un jour, et il a brûlé en un instant. Car c’était un soldat de papier».

Dans la réalité et comme je l’évoque dans Monsieur Gagarine, mon roman à paraître le 7 avril chez Gallimard, Youri Gagarine n’est pas mort le 12 avril 1961. Mais sept années plus tard… Bêtement, si l’on peut dire, aux commandes de son avion. Et plutôt déçu. S’il avait rencontré George Bernard Shaw, le dramaturge irlandais lui aurait peut-être rappelé sa célèbre maxime: « Il y a deux tragédies dans la vie. L’une survient quand l’existence vous prive de ce que vous désiriez ardemment. L’autre quand elle vous l’accorde. »

Une soirée chez Piyâle

Nicolas Sarkozy, est aujourd’hui en visite en Turquie. Durée prévue du séjour à Ankara: cinq heures chrono. Une fois de plus, les Turcs sont bien contents de l’excessif honneur qui leur est fait de recevoir sur leur sol un président français: le dernier en date fut François Mitterrand… en 1992. Et de toute façon, l’Elysée a bien précisé que le chef le l’Etat ne faisait pas le déplacement au nom de la France, mais de la présidence du G20. Nuance…

Dans tous les cas, le temps où les Turcs se sentaient sincèrement peinés de nos  désinvoltures européennes semble tout à fait révolu. Cette visite n”est  «pas à la hauteur de l’amitié entre la France et la Turquie», a sobrement déploré le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, à la veille de cette visite dont il n’espère sans doute pas grand chose. Les temps ont changé…

Que pèse aujourd’hui la France dans le concert des nations? La question mérite d’être posée. Et les multiples bourdes commises ces derniers temps par la diplomatie française ne risquent pas de redorer un blason déjà bien terni.  Le constat est amer sous la plume de Marly, ce groupe anonyme de diplomates qui viennent de  sortir de leur réserve en  dénonçant une politique étrangère  «placée sous le signe de l’improvisation et d’impulsions successives».

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Je me souviens d’un de mes articles, publié  en octobre 2004, dans le Figaro, intitulé «La déception des francophones d’Istanbul». C’était au lendemain d’une soirée passée chez mon amie Piyâle Madra. La  dessinatrice humoristique avait invité quelques amis, déjà effondrés par l’état des relations franco-turques et ce qu’il considéraient alors comme une amitié trahie. Parmi tous ses convives, c’est Piyale qui, selon moi, avait trouvé les mots les plus justes pour prendre la mesure des réticences pleines de circonvolutions qui se déployaient déjà, à Paris, pour faire barrage à la Turquie et à ses ambitions européennes: «Dans le débat qui se développe en France, il n’est pas vraiment question, au fond, de la candidature turque, mais plutôt de la France, de son identité… et de son déclin.»

Eh, oui. Comme le chantait l’inoxydable Michel Sardou: le temps des colonies… c’est fini. Fini la belle époque où, comme l’a rappelé l’excellent docu-fiction diffusé mercredi 23 sur Arte, l’Europe se partageait l’Afrique en buvant du porto à la conférence de Berlin, en 1885. Et traçait  à la règle les frontières d’un continent  qui n’en demandait pas tant. A ce sujet, il faut  lire aussi le tableau des conséquences d’un tel système dans Le Voyage au Congo d’André Gide (Gallimard, 1927). Et se souvenir aussi de l’avidité européenne qui présida aux derniers jours de l’Empire ottoman, cet «homme malade de l’Europe» dont on s’efforçait de hâter la fin pour mieux s’en partager la dépouille de vieil éléphant à bout de souffle.

Pourtant, la vie à Istanbul n’était alors pas si différente de celle que l’on menait à Paris. Dans les années 1930, sur les rives du Bosphore, on parlait (encore) souvent le français. Les hommes avaient abandonné le fez (dommage!), en faveur du chapeau. Et, comme chez nous, les femmes se plaignaient souvent de leur mari. Comme nous le raconte Piyâle, petite sœur de notre Bretécher nationale.

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Dessins: Piyâle Madra