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Adieu, Georgia

Chers lecteurs,

Voici un peu plus de dix ans que j’ai créé ce blog, auquel le temps est venu de mettre un terme. Mes plus anciens et fidèles lecteurs savent qu’il prit sa source entre Istanbul et Paris, pour soigner la mélancolie d’un retour pas vraiment souhaité.

En ce temps-là, je m’étais inscrite à l’école des Langues orientales (Inalco), pour y poursuivre à ma façon le voyage en Orient en approfondissant mes connaissances de la langue et de la culture turque. C’est ainsi qu’à l’invitation du monde.fr j’eus l’idée de créer cette fenêtre culturelle ouverte entre la France et la Turquie.

Un vers du poète turc Ilhan Berk m’avait soufflé l’idée du titre :

Où est passée Zozo Dalmas ?

Sur cette piste, je m’étais lançée à la poursuite de mon héroïne: une danseuse  des années 1930 ressuscitée par la magie du poème.  Une femme célèbre dans toutes les capitales du Moyen-Orient de l’époque: Beyrouth, Le Caire, Constantinople… Cependant, à l’image de l’ancienne Byzance,  dont j’avais arpenté les rues et les ruelles avant de m’en éloigner tandis que le vent de la politique commençait à souffler sur les minarets, l’histoire de Zozo m’avait toujours échappé, fuyante comme une anguille…

Un message venu de Grèce au sujet de Georgia

Jusqu’au jour où, sept ans plus tard, je reçus un message posté de Grèce par lequel mon correspondant, qui porte le beau prénom de Moïse, me transmettait de nouveaux éléments sur Zozo. Il m’apprit ainsi qu’en vérité elle s’appelait Georgia, et avait fini ses jours sur les doux rivages du golfe de Corinthe où il passait lui-même ses vacances avec son épouse.

«  Nous avons cherché qui était cette femme blonde emblématique de la marque de cigarette Santé que vous évoquiez dans votre article, m’avait-il écrit, et il n’y a guère que votre blog qui nous en a informé ».

Vous trouverez ici le déroulé de ces années dix années pendant lesquelles la Turquie et la France n’ont malheureusement pas connu les jours les plus heureux de leur histoire.

Tous les articles écrits au fil de ce temps suspendu sont réunis ici. Vous pouvez donc les explorer à votre guise…

Marie-Michèle Martinet

Illustrations: Le Bosphore depuis ma fenêtre à Beyoglu en 2006 ©Marie-Michèle Martinet – Paquet de cigarettes grecques de la marque Santé. © Santé, Georgia dans sa maison de Galaxidi.

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#PayeTonAuteur

Que vaut le temps de l’écrivain ?

A quelques jours de l’ouverture de Livre Paris (ex salon du Livre de Paris), une polémique a éclaté autour de la rémunération des auteurs sollicités pour participer aux diverses animations proposées : tables rondes, débats, rencontres…

Tout a commencé par un texte publié sur Facebook autour d’un collectif d’auteurs et d’illustrateurs Jeunesse, La Charte, annonçant sa décision «  de dire non au travail gratuit» sous la forme d’un hashtag #PayeTonAuteur  lancé sur Twitter.

D’amour et d’eau fraîche

Dans le milieu de l’édition, il est souvent considéré que, comme les amoureux, il  siérait aux auteurs de vivre d’amour et d’eau fraîche. C’est pourtant oublier un peu vite que les auteurs, ces purs esprits, font vivre ce qu’il faut bien appeler une industrie, celle du livre dont ils sont la source. Faut-il le rappeler : sans auteur du livre, pas de livre ; et sans livre, de nombreux emplois en moins : chez les papetiers, les imprimeurs, les éditeurs, les libraires, les attachés de presse, les organisateurs de rencontres culturelles… c’est-à-dire tous ceux qui touchent un salaire prenant sa source dans la publication d’un livre. Et qu’est-ce qu’un livre si ce n’est un texte (avec ou sans images) écrit souvent dans une sorte de temps hors du temps, hors des normes, hors de toute rétribution hormis celle de l’espoir de faire sens et d’être lu?

Les feuilles volantes de Cavafis

Alors pourquoi donc faudrait-il refuser que les auteurs, qui sont situés au point de départ de l’industrie du livre soient exclus de son  économie, comme de grands enfants immatures même pas capables de gérer leur argent de poche? Rappelons au passage la légende qui entoure le poète grec Constantin Cavafis (parfois orthographié à l’anglaise Cavafy): on raconte qu’il écrivait ses vers sur papier libre et les laissait s’envoler au vent, pour ceux qui les ramasseraient et les liraient… En vérité, il les offrait à ses amis. Celui qui serait plus tard reconnu comme l’une des figures les plus importantes de la littérature grecque du siècle dernier vécut à l’écart de la renommée et gagna sa vie comme fonctionnaire, journaliste et courtier à la bourse d’Alexandrie, ainsi que nous sommes toujours si nombreux à le faire, l’édition étant bien connue pour préférer les écrivains morts à ceux que la vie oblige encore à se nourrir pour exister…

Ce que je veux dire, c’est que l’on peut écrire sans être publier; mais on ne peut publier ce qui n’a pas été écrit. Bientôt, on inventera peut-être des machines pour cela, comme on le fait déjà avec la traduction, mais le plus tard sera le mieux…

Jusqu’à ces derniers jours, Livre Paris s’était contenté d’expliquer (Source Twitter – 5 mars 2018) que certaines prestations seraient payées aux auteurs invités au Salon, mais pas toutes, puisque « les débats / conférences / tables rondes permettent à l’auteur d’être visible et c’est donc de la promotion, comme le serait une interview par un média». C’était à prendre ou à laisser: si les auteurs invités refusaient de faire le job gratuitement, ils étaient libres de décliner l’invitation…

Combien vaut un écrivain qui ne vend pas?

En d’autres termes : la politique du couteau sous la gorge, les auteurs n’ayant d’autre choix que de se soumettre (ne pas être payés) ou de se démettre (se résoudre à l’absence, c’est-à-dire à l’effacement). Car c’est cela, le pire : la grande solitude et la  précarité des auteurs de l’écrit, que les enquêtes menées notamment par la Société des Gens De Lettres (SGDL) ne cessent de mettre en lumière.

«Que vaut le temps de l’écrivain?» s’interrogeait déjà sa présidente, Marie Sellier, en novembre dernier. « Arrêtons d’évoquer un “temps de promotion de l’auteur” pour ses livres qui serait gratuit, alors même que cette   “promotion gratuite de l’auteur” bénéficie immédiatement à tous les autres acteurs de la chaîne, toujours rémunérés, souligne-t-elle aujourd’hui encore. En attirant le public par sa présence, l’auteur fait aussi la promotion du salon auquel il participe. »

Est-il légitime de payer un écrivain ?

Le 7 mars, sur France Inter, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen (fille de l’éditeur Hubert Nyssen fondateur des éditions Actes Sud, dont elle assurait à son tour la direction avant sa prise de fonction au gouvernement Macron) déclarait trouver «légitime que [les écrivains] soient rémunérés». Résultat immédiat : Quelques heures plus tard, Livre Paris rectifiait le tir dans un communiqué annonçant la décision de «rémunérer tous les auteurs quelle que soit leur intervention sur une scène du salon». En précisant toutefois que cette décision «ne s’applique en revanche pas aux auteurs en dédicace ».

Qui vient-on trouver au Salon sinon les livres et leurs auteurs?

On peut considérer qu’un tel revirement est un progrès. Au sujet des dédicaces, on peut aussi se demander, dans une logique marchande si chère à notre époque, si les visiteurs du Salon seraient aussi nombreux à se bousculer dans les allées si Amélie Nothomb (pour ne prendre que la plus emblématique en la matière) faisait l’économie d’un tel déplacement. Que deviendrait le Salon sans les  dédicaces? Et combien coûte un billet d’entrée Porte de Versailles? Combien ça rapporte?

Merci Frédéric!

Vous me direz peut-être que la sémillante Amélie n’a pas besoin d’un pourboire du Salon pour boucler ses fins de mois et qu’elle prend un sincère plaisir à rencontrer ses lecteurs. Elle peut donc assurer sa prestation sans se soucier de ses émoluments, pour le seul plaisir. Peut-être, mais les autres ? Ceux qui peinent à boucler leurs fins de mois… Et faut-il que ce soit Frédéric Beigbeder qui prenne pour nous tous la parole, comme il le fit récemment dans sa chronique (toujours sur Inter), pour que notre existence et ses difficiles contingences soit rappelées à ceux que nous faisons vivre ?

Il serait temps, pour nous les écrivains qui ne nous appelons ni Frédéric, ni Amélie, mais qui participons cependant, par notre singularité, de la diversité de la création littéraire en France ; il serait temps de sortir de cet isolement qui fait tellement le jeu de ceux qui trop souvent oublient que nous existons dès que le texte est passé entre leurs mains.

Ecrivains et petits paysans, même combat

En ces temps de prise de conscience des profondes disparités salariales dont les femmes continuent de faire les frais, du mépris et de l’injustice que subissent les petits paysans qui aiment leurs vaches, leurs donnent des petits noms et nous nourrissent, mais qui ploient l’échine sous les contraintes, il faudrait que nous aussi nous décidions à briser de mur de silence de notre solitude pour  faire entendre notre voix.

Toutes les illustrations de cet article sont des photos extraites de films mettant en scène des écrivains, réels ou fictifs. A la lumière de cet article, on pourra s’interroger sur le rapport à l’argent  problématique de leurs héros.
De haut en bas: le premier film est signé Philippe de Broca (Le Magnifique, 1973). On y retrouve Jean-Paul Belmondo incarnant un certain Bob Saint-Clar, qui crache la copie pour écrire des romans d’aventure commandés par un éditeur peu scrupuleux.
La seconde est la romancière Françoise Sagan (Sylvie Testut) transposée sur grand écran dans un biopic de Diane Kurys (Sagan, 2008).
Le troisième est Truman Capote (superbe et bluffant Seymour Hoffman) de Bennett Miller (Capote, 2005).
Le quatrième est Tony Leung dans 2046 de Wong Kar Waï (2004). L’histoire d’un journaliste, encore mal payé, qui se lance dans l’écriture d’un roman et finira par se perdre dans les méandres de sa mémoire et de ses fantasmes.
L’image finale correspond également à la dernière séquence de film de Roman Polanski, The Ghost Writer (2010) adapté du roman de Robert Harris, L’Homme de l’ombre. Erwan McGregor joue le nègre de Pierce Brosnan, dernière lequel on reconnaît sans peine un clone de l’ancien Prime Minister of Great Britain, Tony Blair. Gros problème en vue pour le premier. On lui avait pourtant promis un gros chèque…

Mae West 1/2/Bouche

Qui a dit que les médecins ne s’intéressent qu’à leur compte en banque et aux portefeuilles ministériels ? Sans parler de leur mégalomanie… Question : Quelle est la différence entre Dieu et un médecin ? Réponse : Dieu ne s’est jamais pris pour un médecin… Je n’épiloguerai pas sur le sujet, mais me permettrai quand même, une fois n’est pas coutume, de témoigner en faveur de l’un des représentants de cette profession si injustement décriée ces jours-ci.

Celui dont je vais vous parler s’occupe de mes dents. Mais  je tairai son nom et sa spécialité car sa salle d’attente est  bien assez remplie comme ça, et je n’ai aucune envie de supporter les conséquences d’une excessive célébrité sur ses nerfs,  déjà beaucoup trop sollicités par le surmenage.  Voici l’histoire… La semaine dernière, comme d’habitude, j’avais rendez-vous à son cabinet. Tandis que je m’installais le plus confortablement possible dans le fauteuil basculant,  je remarquai un changement dans la décoration de la pièce: un nouveau cadre, encore posé sur la moquette, prêt à être fixé au mur.  C’est l’affiche de l’expo Dalí dont je vous ai parlé l’autre jour, a-t-il dit.

Un petit miracle a dû se produire alors, car la perspective de la séance à venir m’est soudain apparue  moins terrible. Ça change quand même considérablement la donne, dans un cabinet médical, d’échapper à ces effrayantes publicités vantant les mérites de telle pâte à coller les dentiers ou du dernier dentifrice anti-caries avec clichés techniques des ravages induits, non ? L’affiche choisie ne s’éloignait pourtant pas du sujet dentaire puisqu’au  centre de l’image il y avait la photo d’une très belle broche représentant une bouche aux lèvres pavées de fins rubis, délicatement entrouverte sur une double rangée de perles…


Le lendemain, l’impression dégagée par ce bijou ne m’avait pas quittée. J’étais d’autant plus troublée que la bouche précieuse imaginée par Dalí me  ramenait au point de départ de ce carnet de notes, que vous avez la bonté de lire depuis bientôt quatre ans. Les plus assidus d’entre vous n’ignorent pas qu’il me fut inspiré par un poème d’Ilhan Berk, tombé sous le charme d’une certaine Zozo Dalmas qui prête son nom au titre de ces pages. Pour ceux qui ont raté les précédents épisodes, je résume : Zozo Dalmas est une actrice d’origine grecque, née dans les années 1890 à Salonique,  célèbre dans tout le Moyen-Orient du temps où les Jeunes-Turcs faisaient tomber les fez (et les têtes aussi) de ceux qui ne partageaient pas leur conception de l’esthétique vestimentaire.

 

Le bijou créé, en 1949, par l’extravagant marquis  de Dalí y de Púbol réveilla donc en moi le fantôme parfumé de Zozo, égarée dans le hall d’un palace d’Istanbul, où louvoyaient  des voyageurs de l’Orient-Express et toute une société interlope. On est dans les années 1915, écrit Berk. Istanbul est occupée par les Anglais et les Français, et ça grouille d’Européens et d’espions dans les hôtels :

Et au premier plan, l’immortelle Greta Garbo et Charles Boyer.
Et le général Harrington – un occupant – boit son thé.
Et les pachas Enver et Cemal montent à leur chambre.
Et Zozo Dalmas retouche son rouge à lèvres.
Et un feu d’artifice illumine le ciel.

Je ne saurais dire pourquoi la  lecture de ces vers, surtout les deux derniers, très cinématographiques mais sans rien d’extraordinaire,  m’ont toujours fait  grande impression. Zozo Dalmas retouchant son rouge à lèvres… Et voici que, plusieurs années plus tard,  la broche rouge imaginée par Dalí allumait un feu d’artifice sur une bouche semblable à celle que j’avais imaginée. Pourtant,  Zozo n’était pas l’inspiratrice de ce bijou. Après quelques recherches, je découvris qu’une  autre actrice en était le modèle : une Américaine, Mae West, née en 1893, c’est-à-dire à peu près au même moment que la Grecque. J’ai répondu à mon cher médecin: Oui, c’est un très beau bijou… Il a souri et,  juste à ce moment-là, j’ai senti un léger goût de sang sur ma lèvre.

Mae West  fut la première blonde fatale du cinéma américain. Dotée d’une poitrine si généreuse que les aviateurs américains de la Seconde Guerre mondiale avaient donné son nom à leurs gilets de sauvetage qui se gonflaient sur le devant. N’allez pas croire pour autant que la belle Mae n’était qu’une ravissante idiote. Ses répliques, souvent salaces, ne manquaient jamais d’esprit : « Entre deux maux, je choisis toujours celui que je n’ai pas encore essayé », disait-elle, un brin fataliste. Dalí était fou d’elle. Il en fit une obsession esthétique. Dans son musée de Figueres, en  Catalogne, une salle entière est dédiée à Mae. Une œuvre en trois dimensions décline son visage: ses cheveux, ses yeux, son nez… et sa bouche, transformée en  sofa. Une dizaine d’années plus tard, il imaginera le bijou dont les lèvres étincelantes et ourlées semblent se mouvoir comme les valves d’un coquillage d’où jailliraient des perles.

« Sans public, sans la présence de spectateurs, ces bijoux ne rempliraient pas la fonction pour laquelle ils ont été créés. A cet égard, celui qui regarde est le créateur ultime. Son regard, son cœur et son esprit — selon qu’ils saisissent et pénètrent avec plus ou moins de finesse les intentions de l’artiste — leur donnent  vie.» Salvador Dalí

Depuis le 21 novembre et jusqu’au 25  Mars 2013, à Paris, le Centre Pompidou consacre  une rétrospective inédite à Salvador Dalí.

Illustration: Le visage de Mae West, par Salvador Dalí (1935)

Blanche Hauteville

En ces jours trépidants de rentrée littéraire, où la question serait de savoir si Richard Millet s’est fait virer, ou pas, des éditions Gallimard, après la publication de son Eloge littéraire d’Anders Breivik (cet activiste d’extrême-droite, auteur des massacres qui firent 77 morts l’année dernière, en Norvège) pour exprimer sa rage de voir la France gangrenée, selon lui, par les invasions barbares d’étrangers dont le seul but serait d’abâtardir sa culture ; tandis que l’inoxydable Amélie Nothomb, qui ressemble de plus en plus à un personnage de Harry Potter, arpente les plateaux télé, cet automne comme tous les autres, pour vendre on ne sait plus trop bien quoi : son nouveau livre ou une marque de champagne, cette boisson pétillante dont elle s’applique à chaque intervention à vanter les vertus… il serait peut-être  bon de revenir aux fondamentaux.

Cet été, j’ai relu le roman de Louis Aragon, intitulé Blanche ou l’oubli. Mais est-ce un roman ? En tout cas,  j’ai succombé à la virtuosité de ce texte de près de 600 pages (dans l’édition de poche, imprimée très petit). Aussitôt ouvert, le livre est entré en résonance avec mes préoccupations, dans cet exil programmé qui était le mien et m’avait d’abord fait penser à Victor Hugo (dont on fête cette année les deux cents ans de la naissance) à cause d’Hauteville House, la maison de son exil à Guernesey. Vous allez comprendre…

Blanche, d’abord. C’est le prénom de la femme aimée par Geoffroy, le narrateur, qui ressemble à Louis comme un double. C’est aussi le prénom du personnage d’un roman écrit par Elsa Triolet,  Luna-Park, qui fait partie de la trilogie intitulée L’Age de Nylon. Comme les bas nylon… Vous me suivez?

Blanche  fut également le nom de clandestinité d’Elsa, pendant la guerre ; un fantôme ici convoqué par  Aragon, trois ans avant la disparition de sa compagne et muse. Comme si, non sans un certain masochisme, l’écrivain mesurait à l’avance la perte à venir de cette femme, et l’engloutissement des moments vécus, avec elle, ou sans elle ; sans elle, surtout. Que faisait-elle, Blanche, en 1930, à Java ? S’interroge-t-il. Et d’ailleurs, avec qui ? Il échafaude des hypothèses: « des hypothèses pour essayer de comprendre ce que je n’ai pas su, pas compris, ce que j’ai cherché, ce que je cherche… ». Et quelques lignes plus bas: « J’imagine Elsa à Tahiti en 1920 (je me vante), je cherche Elsa à Tahiti, dans les mots qu’elle en a dits:

Il n’y a que les premiers soirs ici que ça sent la vanille…

Mais j’ai beau chercher, je ne trouverai que Blanche à Java vers 1930 : rien ne m’est ce que je trouve, ce que je cherche est tout » .

Page 588, c’est-à-dire presque à la fin d’un très long texte consacré à recoller les morceaux d’une vie qui tombe en ruines.

L’ouvrage sort en 1967, Elsa mourra en 1970. Louis lui survivra douze ans de plus ; douze ans à se repasser le film d’une vie pleine de trous, à commencer par certains trous de mémoire qu’on lui a si souvent reprochés. Au lendemain du printemps de Prague d’août 1968 :  « Et voilà qu’une fin de nuit, au transistor, nous avons entendu la condamnation de nos illusions perpétuelles… »

Pour l’instant, il préfère se souvenir de tout et de rien. Et surtout de l’oubli. « La vie a tout de même bien changé, note-t-il. Je ne connais plus personne qui boive des gin-fizz. »

C’est là que le lecteur, ou plutôt la lectrice, peut intervenir, au détour des analogies : « Ah, nous vivons d’analogies », remarque Louis. A commencer par le difficile métier de traduire le danois « où je n’ai commencé à patauger qu’après la seconde guerre mondiale, comme vous dites, quand je me suis mis à éprouver l’irrésistible envie de lire Hjelmslev dans le texte.  » Puis sur « le goût du tabac levantin » pas seulement pour le tabac mais surtout « pour les inscriptions arabes que comportaient les boîtes ». Comme celle, datant de l’Empire ottoman, que les ouvriers découvrirent, à Istanbul/Constantinople, sous une planche disjointe de  l’appartement que je faisais refaire, il y a quelques années, pour m’y installer (elle est passée où maintenant, cette boîte recouverte d’un papier bleu fané? dans quel carton empilé dans un entrepôt, quelque part en bordure de Gironde? Tenter d’oublier ça aussi, si possible. En lisant  Aragon: « Comment expliquer aux gens que si, plus particulièrement, je m’étais attaché au malais, c’était à cause de Mata-Hari ? Enfin de son nom. ».

Le nom de Blanche est Hauteville. Blanche Hauteville. C’est aussi le nom de l’endroit où je venais de poser ma vieille malle noire qui me suit partout quand j’ai ouvert le livre, à la fin du mois de mai. Pas Hauteville House, comme Victor, non, juste Hauteville, une cité blanche dans une petite bourgade de province, pas habituée à tant de blancheur jaillie de la caillasse et des vignes, au détour des années 1970. Par dérision, les autochtones l’appelaient la Casbah. A cause de la blancheur, sans doute, des toits en terrasses… Et aussi des gens qui vivaient là.

J’ai passé l’été, à Hauteville, avec Blanche et Louis Aragon.

© Illustrations: Photos de Louis Aragon (en haut, seul) et en compagnie d’André Breton (dessous), par Man Ray (1925).

J’ai trop aimé Jean-Sol

Cher Demir Bey,

Pardonnez moi d’avoir tardé à répondre à la lettre que vous m’avez envoyée au printemps mais, pour moi,  le printemps  n’a pas du tout été propice à l’écriture et à la traduction, puisque j’ai dû quitter la maison que j’occupais près de Paris depuis six ans, c’est-à-dire depuis mon retour d’Istanbul.

Me voici maintenant installée près de Bordeaux, à proximité d’un estuaire qui m’a toujours fait penser au Mékong, même si je ne me suis jamais approchée des rives de ce fleuve que j’ai seulement appris à lire entre les lignes des romans de Marguerite Duras, selon le même processus de recomposition imaginaire du réel que celui qui m’a fait aimer Istanbul autant par les livres lus qu’en parcourant les rues arpentées plus tard; ces mêmes rues de Beyoglu que vous connaissez par cœur, de mémoire, vous qui vivez  comme un prince shakespearien en exil, quelque part dans la froide Stockholm.

Les pages que vous m’avez envoyées, nous en avions parlé un soir, à Paris, dans un restaurant du 15e arrondissement. Et vous m’aviez promis de les exhumer un jour de votre bibliothèque de Feriköy, si par chance vous réussissiez  à remettre la main sur ces archives. Vous avez tenu promesse.

Il s’agit d’un article publié en avril 1973 dans la revue Soyut (Abstraction), une de ces revues littéraires d’avant-garde comme il en fleurissait tant à l’époque à Istanbul et que le coup d’Etat militaire de 1971 n’avait pas réussi à faire disparaître. Vous y apportiez votre contribution.

En 1973, vous aviez trente huit ans. En France, il y eut au printemps des élections législatives partielles, qui virent notamment se renforcer l’Union de la gauche pour tenter de faire barrage à la majorité présidentielle de droite. A cette occasion, Jean-Paul Sartre, encore un plein trip Mao, accorda une interview au magazine allemand Der Spiegel.

Dans cette interview, en bon gauchiste qu’il était devenu, et dans le prolongement des «élections piège à cons» qu’il avait dénoncées sur les barricades de  mai 68, il déclarait notamment que «les communistes et socialistes ne sont pas les véritables représentants de la gauche» et qu’entre gaullistes et communistes, «d’un point de vue social, la différence est très mince». Ce qui vous amena à vous désolidariser de celui qui avait pourtant été le modèle de votre jeunesse. Le titre de votre article était sans appel: Sartre’ın dumanlı kafası. Autrement dit: Les pensées fumeuses de Sartre. A la lecture de ces mots, on se dit qu’il a dû vous en coûter de les choisir, tant le philosophe français a marqué votre trajectoire littéraire. Ce que vous rappelez avec une grande sincérité en évoquant vos années de jeunesse et d’éveil intellectuel, entravées par la censure et  l’interdiction, en Turquie, des textes marxistes ; stimulées aussi par la révélation que vous procura la lecture des existentialistes, dont les textes échappaient à cette censure:

«Quand je pense à Jean-Paul Sartre, une foule de souvenirs me reviennent en mémoire, depuis les années d’adolescence, pleines d’admiration, suivies d’un séjour d’un an à Paris: tant de moments, de regrets, d’amitiés, d’échanges. Au cours de nos années de  formation, nous avions été privés de la lecture des textes de philosophie marxiste, et nous  avons applaudi des deux mains en découvrant Jean-Paul Sartre et l’existentialisme. Sartre, Heidegger, dans une moindre mesure Marcel, Jaspers, Kierkegaard, et bien sûr Camus. […] N’ayant accès qu’à une seule dimension de la philosophie, nous étions comme amputés d’une partie de nous-mêmes. L’environnement  politique dans lequel nous vivions ne nous donnait aucune ouverture vers d’autres systèmes de pensée.  Mais la réflexion sur l’engagement engagée par l’existentialisme nous  apparut comme une réponse. »

On connaît la suite puisque vous êtes ensuite devenu l’un des fers de lance, avec  Ferit Edgü et Orhan Duru,  de ce courant littéraire qui, en Turquie, plaça ses pas dans ceux des philosophes de Saint-Germain-des-Prés. Les titres de vos ouvrages sont éloquents: ils s’inscrivent comme en réponse à La Nausée de votre mentor: Inquiétude (Bunalti), paru en 1958, Halètement (Soluma) en 1963,  Rues d’angoisse (Boguntulu Sokaklar) en 1966… Faut-il rappeler aussi que vous lisiez le français dans le texte? Et que vous avez suivi les convulsions politiques et sociales de la France avec parfois plus d’acuité que nombre de nos contemporains de souche? Ce fut  le cas, au tournant des années 1950-1960, dont vous évoquez dans votre article le climat alourdi par une guerre qui ne voulait pas dire son nom et que l’on appellait alors pudiquement les «événements d’Algérie».

Dans la lettre que vous m’avez envoyée, avec ces quelques feuillets, vous me dites, en me tutoyant soudain, comme nous l’avons déjà fait, vous et moi, en passant du vous au tu, et puis au vous à nouveau: «Tu vas voir; j’ai trop aimé les idées de Sartre. Mais je suis quand même resté indépendant». Voilà pourquoi vous écrivez, en 1973 dans Soyut, que Monsieur Sartre n’a pas les idées claires quand il juge, répondant aux questions des journalistes du Spiegel, que le combat contre les communistes et les socialistes se situe, pour lui et ses amis, sur le même plan que celui à mener contre les capitalistes.  Vous vous désolidarisez alors de Sartre, lui reprochant son manque d’ancrage dans la réalité d’un monde où la liberté individuelle n’est pour lui qu’une abstraction: «Si je parle de ses “pensées fumeuses”, écrivez vous dans cet article d’avril 1973, c’est à cause de ses jugements injustes, instables, de ses volte-faces, de ses contradictions profondes, de son obsession du petit-bourgeois, de son athéisme ostentatoire, de son incompréhension des évolutions de la philosophie, tant dans le domaine de l’économie que de l’histoire, tout cela aboutissant (du point de vue de la classe ouvrière) à un défaut de tolérance et de modestie.» A l’inverse de celui opéré par Sartre, votre choix ira en faveur de  l’Union de la gauche, dont l’option vous paraît la plus réaliste, la plus à même de défendre les intérêts du peuple, dont le philosophe français prétendait pourtant défendre la Cause, au nom d’un idéal que vous jugiez incertain.

Comme vous le savez, en France, nous venons d’élire un nouveau président de la République. Et si Jean-Paul Sartre était là, il s’interrogerait sans doute, avec raison,  sur l’exact dosage de rouge dans le rose plus ou plus moins soutenu des décisions politiques à attendre d’un gouvernement qui se refuse à parler de rigueur tout en annonçant des efforts au menu de nos prochains mois.

Quand vous m’avez écrit, au printemps, depuis Istanbul, nous ne savions pas encore ce qui sortirait des urnes. Mais vous avez ainsi terminé votre lettre: «En ce moment, et aujourd’hui surtout, Istanbul est très belle. Mais comment peut-on supporter l’idée que dans une telle ville de 13 millions d’habitants, une personne sur deux soit au chômage?»

Que répondrait Jean-Sol, selon vous, à ce sujet?

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Les éditions YKY viennent de publier un recueil des nouvelles de Demir Özlü (œuvres complètes) sous le titre suivant: Sürgün Küçük Bulutlar (Toplu Öyküler)

En France, son roman Un rêve de Beyoglu (1985) est édité, en France, par les éditions Petra (traduction de Célin Vuraler)

Hallucination à Berlin (récit, 1993) est publié chez Publisud (traduction Alain Mascarou, Aslî Aktug)

Le titre de cette page est un clin d’œil au personnage inspiré par Sartre à Boris Vian dans son roman L’Ecume des jours


Citrons acides

Lorsque j’étais journaliste à Istanbul, mon journal  m’avait demandé   de « couvrir » le référendum sur la réunification de l’île de Chypre. Au mois d’avril 2004, j’ai donc fait le voyage jusqu’à Nicosie, cette capitale  chypriote qui, un quart de siècle après la chute du mur de Berlin était encore, à l’instar de la capitale allemande sous la Guerre froide, coupée en deux zones étanches soumises au régime des check-points et du no man’s land. Le fameux passage Ledra,  cette avenue qui, avant la guerre civile  fut, paraît-il, la plus chic de la ville, n’était plus qu’une allée de poussière où seules les voitures diplomatiques et les piétons pouvaient  circuler. Un couloir des transfuges, contrôlé à chacune de ses extrémités : d’un côté par les Turcs (zone nord), de l’autre par les Grecs (zone sud, seule reconnue, aujourd’hui rattachée à l’Union européenne). Entre les deux, ce passage bordé de maisons abandonnées:  les fantômes des anciennes villas, comme plongées dans une maladie du sommeil  qui semblait les avoir figées là, depuis la guerre, pour toujours, avec encore,  aux fenêtres, les sacs de sables  des tireurs embusqués, morts depuis longtemps.

C’était la première fois que j’allais à Chypre. Avant d’embarquer d’Istanbul jusqu’à l’aéroport d’Ercan, en zone nord,   j’ai   replongé pour préparer mon voyage dans l’histoire mouvementée de l’île, dont les Anciens avaient  choisi de faire le berceau de la déesse Aphrodite. Et j’ai retrouvé, dans le fouillis de ma bibliothèque, l’ouvrage que l’écrivain anglais Lawrence Durrell consacra, au début des années 1950,  à son séjour dans ce jardin aux parfums d’agrumes, malmené  par l’occupation britannique et les convulsions  communautaires qui mèneraient à la guerre civile.

Ce livre est intitulé Citrons acides. Là-bas, Il fut pour moi un viatique. Un compagnon de voyage ; du genre de ceux qui vous escortent en silence et, au moment de faire halte, vous donnent à voir ce que vous n’auriez peut-être pas remarqué, dans la hâte de tout comprendre en trop peu de temps.

C’est ainsi que, tout au long de ce reportage,  l’ombre bienveillante de Lawrence Durrell m’a accompagnée. J’ai même poussé le souci de proximité avec mon mentor jusqu’à m’installer dans un hôtel à Kyrénia, tout près de Bellapaix, le village dans la montagne où Durrell s’était mis en tête d’aménager sa maison, au milieu des pierres, des artisans pas pressés, des arbres à l’ombre bruissante, des piles de bouquins et de  manuscrits froissés : celui notamment de son chef-d’œuvre, le Quatuor d’Alexandrie, qu’il écrivit à Bellapaix.

J’ai repensé à tout ça en apprenant que l’on fêtait aujourd’hui le centenaire  de la naissance du plus iconoclaste des écrivains british qui, né en Inde, a toujours préféré les îles  aux parfums d’épices à celle qui était pourtant celle de ses ancêtres et qu’il surnommait avec facétie « l’île du Porridge ». A Chypre, il fut servi, question soleil de plomb, et plomb tout court. Et après avoir bien travaillé et noué de solides amitiés autochtones,  à son grand regret, il dut partir vers d’autres cieux, toujours lumineux mais moins embrasés, en l’occurrence le sud de la France.

Citrons acides s’achève sur un poème de l’auteur qui donne son titre à l’ouvrage :

 Dans une île de citrons amers
Où les fièvres froides de la lune
Travaillent  les sombres globes des fruits
Et l’herbe rêche sous les pieds
Torture la mémoire et ravine
Des habitudes que l’on croyaient mortes à jamais,
Mieux vaut faire silence, et taire
La beauté, l’ombre, la violence ;
Que les antiques gardiens de la mer
Veillent sur le sommeil des songes
Et la tête bouclée de la mer égéenne
Contienne ses fureurs comme des larmes non versées
Contienne ses fureurs comme des larmes non versées.
 
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A l’occasion du centenaire,  Buchet-Chastel réédite  plusieurs ouvrages de Lawrence Durrell, parmi lesquels le  Quatuor d’Alexandrie (traduit par Roger Giroux).

Dans la collection Voyager avec, la Quinzaine Littéraire et les éditions Louis Vuitton publient Lawrence Durrell, dans l’ombre du soleil grec, de Corinne Alexandre-Garner. Un choix de récits de voyage, romans, poèmes et correspondances de l’écrivain. Et aussi des  dessins et pages manuscrites rares.

Citrons acides est publié en poche chez Phébus (Coll. Libretto – trad.: Roger Giroux).

Pour plus de détails, consulter également le site anglais consacré à l’écrivain et aux événements liés au centenaire.

L’Encyclopédie turque

L’encyclopédie tient une place de choix dans la bibliothèque de nombreux Turcs. Peut-être faut-il y voir l’une des conséquences de la réforme de l’alphabet, initiée en 1928 par Mustafa Kemal: pour tourner définitivement la page impériale et ottomane et rapprocher la Turquie du modèle européen, Atatürk imposait l’abandon de l’écriture arabe au profit de l’alphabet latin. Au pas de charge, puisque l’on raconte que les typographes ne disposèrent alors que de 48 heures pour remplacer leurs caractères d’imprimerie!

Pourtant, dans la tête des Turcs, la révolution fut plus longue à s’opérer. Mettez vous donc à leur place et imaginez l’effet que cela pourrait faire si, du jour au lendemain, on décrétait, en France, que sous prétexte de « purifier » la langue, les mots les plus familiers n’avaient désormais plus cours et que d’autres mots, créés de toute pièce, allaient, du jour au lendemain,  les remplacer…

Si l’on remonte encore un peu, on peut dire que cela faisait déjà quelques temps que le virus encyclopédique avait commencé à prospérer, en Turquie,  porté par la vague positiviste de l’époque Jeunes-Turcs, épinglée dans  un roman publié, dès 1983, par  Orhan Pamuk. Dans  La Maison du Silence, il met en scène un pathétique encyclopédiste ironiquement nommé Selahattin Darvinoglu (fils de Darwin) qui, mis au ban de la société par Talat Pacha (parce que trop rattaché à l’ancien régime), doit quitter Istanbul pour un village perdu où, plein d’espoir et sûr de sa capacité  à éduquer le petit peuple, il se consacre à l’écriture de sa grande encyclopédie en 48 volumes… jusqu’au jour où il découvre avec stupeur —  à la lecture d’un journal apporté de la ville par le marchand juif venu négocier le prix des derniers bijoux de sa femme —, que l’œuvre de sa vie vient de sombrer corps et âme  puisque désormais, même les légendes des photos publiées dans la presse sont rédigées « avec des lettres comme celles des chrétiens ».

C’était le début de la grande époque de l’ « öztürkçe », le « turc pur » prôné par les fins linguistes et  toute une génération d’écrivains éprise de nouveauté et de modernité. Mais la modernité n’a qu’un seul défaut : elle vieillit toujours mal. Et sur la trace de Pamuk, la génération des écrivains d’aujourd’hui n’hésite pas à pointer les manques d’une réforme taillée à la serpe.  Comme l’exprime si bien la romancière Elif Safak, née en 1971, la Turquie a beaucoup perdu au jeu de l’amnésie  programmée. Comme si la palette du peintre, réduite aux seules couleurs primaires, avait du jour au lendemain oublié toute notion du dégradé :

«Lors de notre glorieuse transition de la langue ottomane au turc original et pur, notre vocabulaire s’est réduit. Durant le processus de construction de l’État-nation, nous avons surtout perdu les nuances. Lorsque j’écris, je cherche les nuances des couleurs, des sons, des goûts et des humeurs ; c’est comme parler aux fantômes des mots qui nous ont quittés… Nous avions l’habitude d’avoir plusieurs mots pour désigner toutes les nuances de jaune, maintenant, tout ce que nous avons, c’est un mot : “jaune”.»

 

Revenons  au goût des Turcs pour l’encyclopédie. Un autre écrivain, Enis Batur, né en 1952, c’est-à-dire vingt ans tout juste avant Elif Safak, était la semaine dernière de passage à Paris, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage paru en France  intitulé : Encyclopédie privée.

Enis Batur fit partie de la génération de la modernité triomphante et expérimentale  des années 1970. Fils de militaire, élevé au sein de l’élite républicaine laïque, éduqué chez les frères catholiques d’Istanbul avant le départ pour Paris afin d’y entreprendre des études de lettres et de philosophie à la Sorbonne, Enis Batur a consacré toute sa vie à la littérature, comme écrivain et aussi comme éditeur, notamment de Jacques Derrida, Michel Foucault et André Barthes. La composition de son Encyclopédie privée rappelle d’ailleurs un peu, dans son principe, la construction des Fragments d’un discours amoureux de ce dernier.

Plus que d’une encyclopédie, il s’agit d’une mosaïque hétéroclite de fragments,  de textes courts rangés par ordre alphabétique ou, comme le souligne l’éditeur, d’une sorte de «  cabinet de curiosité moderne » donnant autant à comprendre sur l’auteur que sur les sujets qu’il s’est choisis : des objets, des lieux, des sonorités, des lettres comme ce Ö dont il écrit qu’elle est « une paire d’yeux flottante, constamment ouverte, perchée sur une petite tête ». Et encore, un peu plus loin : « Ö : le regard le plus terrible de l’alphabet. »

De son propre aveu, ce projet d’encyclopédie fut un fil conducteur dans la vie d’Enis Batur. « J’étais un enfant plutôt hyperactif, confie-t-il. Mais il m’arrivait de me retirer en silence dans ma chambre. Mes parents commençaient alors à s’inquiéter. Ils frappaient à ma porte et me découvraient, profondément absorbé dans l’écriture d’une encyclopédie que je m’étais mis en tête de rédiger. J’avais alors neuf ans… »

Encyclopédie privée (traduction de Ferda Fidan) est publié en France chez Actes Sud (2011).Trois autres ouvrages d’Enis Batur sont parus chez le même éditeur: Amer savoir (2002), La Pomme (2005) et D’autres chemins (2008).

La romancière Elif Safak est éditée par Phébus.

Orhan Pamuk est au catalogue des éditions  Gallimard.

Illustrations:

Affiche éditée en 1930 par le Parti Républicain du Peuple (CHP – kémaliste) proclamant que “l’ancien alphabet était très difficile» et que «le nouvel alphabet a rendu la lecture et l’écriture plus faciles»

Photo: ©Maynard Owen Williams

Planches alphabétiques du persan et de l’arabe

Tableau: Pierre Bonnard — L’Atelier au Mimosa

La Traversée du miroir

Les miroirs ont toujours tenu une place privilégiée dans le décor littéraire de Murathan Mungan, dont les éditions Actes Sud viennent de publier un troisième ouvrage en français, Les Gants et autres nouvelles. Le premier ouvrage, paru chez le même éditeur en 2003, s’intitulait d’ailleurs Quarante chambres aux trois miroirs. Dans une pâtisserie du vieux Pera, on y faisait la connaissance d’une jeune femme pleine d’ennui qui, sur le conseil d’un mystérieux proxénète arménien, s’initiait à la traversée des apparences. A ses risques et périls… Dans ce nouveau recueil, il est à nouveau question de rompre la surface trop lisse des apparences. Mais c’est comme si les miroirs n’avaient plus le même reflet qu’autrefois ; plus la même luminosité.

Parfois, on les a même décrochés du mur auquel ils semblaient fixés pour toujours: « A l’emplacement qu’occupait le miroir, la couleur du mur n’a pas fané, note  l’écrivain, dans la nouvelle intitulée Certitudes transitoires. Le miroir n’est plus là. Ni dans cette maison, ni dans l’autre. Un vers d’un vieux poème oublié me revient en mémoire: “Les miroirs, je les vois, mais ils ne me voient plus.” »

Au fil des années, l’écriture de Murathan Mungan a évolué au rythme de cette transformation : comme s’il s’était détaché lentement du reflet parfois complaisant de lui-même dans laquelle il se contemplait pour aller fouiller tout au fond, là où sont tapies les ombres effrayantes de la mort, de la vieillesse et des regrets. « Absorbés par les jeux chatoyants de notre méchanceté, nous nous étions crus à l’abri de l’amour », confesse l’écrivain dans Petit film sur les amours d’un méchant et d’une femme de mauvaise vie avant de conclure : « Même si nous l’avions voulu, nous aurions été incapables de devenir des gens bien, mais en revanche, j’avais une chance de devenir un bon écrivain. »

Murathan Mungan est devenu un très bon écrivain. Et quand, dans Rien ne vaut l’été, à l’intérieur d’une voiture garée sur un parking, il rapproche un père et son fils, qui voudraient se parler mais en sont incapables l’un et l’autre, il touche à la perfection :

Rien ne vaut l’été ! dit le père à son fils, qui le rencontre pour la première et la dernière fois de sa vie.

— On te croyait mort, répond sèchement le fils.

Et l’autre lui dit ceci :

« Ne t’en fait pas, les gens de mon espèce ont la vie dure. Mais une vie errante, c’est ce qu’il y a de plus dur. »

Un peu plus tard, le père demande :

« Tu as douze ans, c’est bien ça ?

— J’aurai quatorze ans en novembre. »

Les Gants et autres nouvelles, Actes Sud, Arles, 2011 Trad.: Jean Descat

Edition originale: Metis, Istanbul, 2003

 

Musée Pamuk

Le Musée de l’innocence, dernier roman d’Orhan Pamuk, qui vient de sortir en France, est paru en Turquie en 2006 : l’année du prix Nobel de littérature, qui suivit de près des démêlés avec la justice, la même année, sur fond de polémique à propos du refoulé turc concernant la reconnaissance du génocide arménien de 1915.

Le livre vient de sortir, en France, chez  son éditeur habituel: Gallimard (traduction de Valérie Gay-Aksoy). Ce qui me donne l’occasion de consacrer une page à l’un des écrivains majeurs de la littérature contemporaine, dont la lecture est pour moi allée de pair avec ma découverte de la Turquie.

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Parfois, elle l’a même précédée, me donnant à comprendre certains événements dont la complexité ou la portée réelle m’avait échappé. Je pense en particulier à La Maison du silence, un roman de 1983 (traduit par la merveilleuse Münevver Andaç) qui fut le premier roman de Pamuk publié en France (Gallimard, 1988) et m’offrit un point de vue exceptionnel sur les années précédant le coup d’Etat de 1980 à travers le déchirement et les non-dits d’une famille. Je pense aussi, pour sa séduction vénéneuse, au somptueux Le Livre noir (1990).

A cette époque, le talent de l’écrivain était déjà bien présent, même si la critique parisienne  fut parfois longue à s’en rendre compte. Aujourd’hui, prix Nobel oblige, le romancier fait l’unanimité. Pourtant, je dois bien l’avouer: son dernier opus m’ennuie. Et me donne l’impression d’un certain ressassement, à l’image de ce musée dont il est question dans le titre. Sur 662 pages (je n’en suis qu’à la 508), Pamuk nous raconte l’histoire d’un certain Kemal, jeune homme de la bonne bourgeoisie stambouliote qui, dans les années 1970, tombe amoureux d’une jolie cousine de la branche des parents pauvres. A partir de cette malheureuse liaison, Kemal va lentement mais sûrement organiser son suicide social. Il devient kleptomane et, pour se réfugier dans le musée-mausolée de cet amour perdu, va  collectionner les objets rattachés de près ou de loin à la belle et à la passion qu’elle inspire :  boucle d’oreille, épingle à cheveu, tasse sur laquelle elle posa ses lèvres, bouteille de soda de la marque Meltem (qui fut l’équivalent turc de notre Pschitt des 60’s),  ticket de cinéma, mégots de cigarettes…

meltemgazozhc9.1305712601.jpg L’idée romanesque est séduisante. Et au début, elle fonctionne très bien. Sauf que la lectrice que je suis finit par s’essouffler un peu, tandis qu’une petite voix lui dit qu’au fil des années, Pamuk se laisse de plus en plus aller à son défaut majeur: la complaisance et le délayage. A Istanbul, on le sait depuis longtemps rétif au travail éditorial. Il ne fait confiance qu’à lui-même et ne supporte pas de se voir contraint à couper une phrase, même quand elle rabâche pour la troisième fois ce qu’il a déjà écrit trois pages plus haut.

pamuk9.1305713315.jpg Pour cette raison, ce Musée bien peu innocent a parfois l’allure d’un musée Pamuk. Roman cultivé, certes, bourré de références et de clins d’œil à la littérature turque contemporaine  et à ses auteurs, mais dans lequel l’écrivain semble surtout occupé  à tresser sa propre couronne littéraire. Parfois, le système fonctionne, il est même assez drôle quand l’auteur s’amuse à se mettre en scène  et à jouer les figurants parmi les convives d’une fête réunissant cette bonne société d’Istanbul qui est la sienne. Mais ça ne marche pas du tout quand l’écrivain donne l’impression de se regarder écrire. C’est dommage…

Le Musée de l’innocence, d’Orhan Pamuk

traduction du turc : Valérie Gay-Aksoy

Collection Du monde entier, Gallimard