Cher Demir Bey,
Pardonnez moi d’avoir tardé à répondre à la lettre que vous m’avez envoyée au printemps mais, pour moi, le printemps n’a pas du tout été propice à l’écriture et à la traduction, puisque j’ai dû quitter la maison que j’occupais près de Paris depuis six ans, c’est-à-dire depuis mon retour d’Istanbul.
Me voici maintenant installée près de Bordeaux, à proximité d’un estuaire qui m’a toujours fait penser au Mékong, même si je ne me suis jamais approchée des rives de ce fleuve que j’ai seulement appris à lire entre les lignes des romans de Marguerite Duras, selon le même processus de recomposition imaginaire du réel que celui qui m’a fait aimer Istanbul autant par les livres lus qu’en parcourant les rues arpentées plus tard; ces mêmes rues de Beyoglu que vous connaissez par cœur, de mémoire, vous qui vivez comme un prince shakespearien en exil, quelque part dans la froide Stockholm.
Les pages que vous m’avez envoyées, nous en avions parlé un soir, à Paris, dans un restaurant du 15e arrondissement. Et vous m’aviez promis de les exhumer un jour de votre bibliothèque de Feriköy, si par chance vous réussissiez à remettre la main sur ces archives. Vous avez tenu promesse.
Il s’agit d’un article publié en avril 1973 dans la revue Soyut (Abstraction), une de ces revues littéraires d’avant-garde comme il en fleurissait tant à l’époque à Istanbul et que le coup d’Etat militaire de 1971 n’avait pas réussi à faire disparaître. Vous y apportiez votre contribution.
En 1973, vous aviez trente huit ans. En France, il y eut au printemps des élections législatives partielles, qui virent notamment se renforcer l’Union de la gauche pour tenter de faire barrage à la majorité présidentielle de droite. A cette occasion, Jean-Paul Sartre, encore un plein trip Mao, accorda une interview au magazine allemand Der Spiegel.
Dans cette interview, en bon gauchiste qu’il était devenu, et dans le prolongement des «élections piège à cons» qu’il avait dénoncées sur les barricades de mai 68, il déclarait notamment que «les communistes et socialistes ne sont pas les véritables représentants de la gauche» et qu’entre gaullistes et communistes, «d’un point de vue social, la différence est très mince». Ce qui vous amena à vous désolidariser de celui qui avait pourtant été le modèle de votre jeunesse. Le titre de votre article était sans appel: Sartre’ın dumanlı kafası. Autrement dit: Les pensées fumeuses de Sartre. A la lecture de ces mots, on se dit qu’il a dû vous en coûter de les choisir, tant le philosophe français a marqué votre trajectoire littéraire. Ce que vous rappelez avec une grande sincérité en évoquant vos années de jeunesse et d’éveil intellectuel, entravées par la censure et l’interdiction, en Turquie, des textes marxistes ; stimulées aussi par la révélation que vous procura la lecture des existentialistes, dont les textes échappaient à cette censure:
«Quand je pense à Jean-Paul Sartre, une foule de souvenirs me reviennent en mémoire, depuis les années d’adolescence, pleines d’admiration, suivies d’un séjour d’un an à Paris: tant de moments, de regrets, d’amitiés, d’échanges. Au cours de nos années de formation, nous avions été privés de la lecture des textes de philosophie marxiste, et nous avons applaudi des deux mains en découvrant Jean-Paul Sartre et l’existentialisme. Sartre, Heidegger, dans une moindre mesure Marcel, Jaspers, Kierkegaard, et bien sûr Camus. […] N’ayant accès qu’à une seule dimension de la philosophie, nous étions comme amputés d’une partie de nous-mêmes. L’environnement politique dans lequel nous vivions ne nous donnait aucune ouverture vers d’autres systèmes de pensée. Mais la réflexion sur l’engagement engagée par l’existentialisme nous apparut comme une réponse. »
On connaît la suite puisque vous êtes ensuite devenu l’un des fers de lance, avec Ferit Edgü et Orhan Duru, de ce courant littéraire qui, en Turquie, plaça ses pas dans ceux des philosophes de Saint-Germain-des-Prés. Les titres de vos ouvrages sont éloquents: ils s’inscrivent comme en réponse à La Nausée de votre mentor: Inquiétude (Bunalti), paru en 1958, Halètement (Soluma) en 1963, Rues d’angoisse (Boguntulu Sokaklar) en 1966… Faut-il rappeler aussi que vous lisiez le français dans le texte? Et que vous avez suivi les convulsions politiques et sociales de la France avec parfois plus d’acuité que nombre de nos contemporains de souche? Ce fut le cas, au tournant des années 1950-1960, dont vous évoquez dans votre article le climat alourdi par une guerre qui ne voulait pas dire son nom et que l’on appellait alors pudiquement les «événements d’Algérie».
Dans la lettre que vous m’avez envoyée, avec ces quelques feuillets, vous me dites, en me tutoyant soudain, comme nous l’avons déjà fait, vous et moi, en passant du vous au tu, et puis au vous à nouveau: «Tu vas voir; j’ai trop aimé les idées de Sartre. Mais je suis quand même resté indépendant». Voilà pourquoi vous écrivez, en 1973 dans Soyut, que Monsieur Sartre n’a pas les idées claires quand il juge, répondant aux questions des journalistes du Spiegel, que le combat contre les communistes et les socialistes se situe, pour lui et ses amis, sur le même plan que celui à mener contre les capitalistes. Vous vous désolidarisez alors de Sartre, lui reprochant son manque d’ancrage dans la réalité d’un monde où la liberté individuelle n’est pour lui qu’une abstraction: «Si je parle de ses “pensées fumeuses”, écrivez vous dans cet article d’avril 1973, c’est à cause de ses jugements injustes, instables, de ses volte-faces, de ses contradictions profondes, de son obsession du petit-bourgeois, de son athéisme ostentatoire, de son incompréhension des évolutions de la philosophie, tant dans le domaine de l’économie que de l’histoire, tout cela aboutissant (du point de vue de la classe ouvrière) à un défaut de tolérance et de modestie.» A l’inverse de celui opéré par Sartre, votre choix ira en faveur de l’Union de la gauche, dont l’option vous paraît la plus réaliste, la plus à même de défendre les intérêts du peuple, dont le philosophe français prétendait pourtant défendre la Cause, au nom d’un idéal que vous jugiez incertain.
Comme vous le savez, en France, nous venons d’élire un nouveau président de la République. Et si Jean-Paul Sartre était là, il s’interrogerait sans doute, avec raison, sur l’exact dosage de rouge dans le rose plus ou plus moins soutenu des décisions politiques à attendre d’un gouvernement qui se refuse à parler de rigueur tout en annonçant des efforts au menu de nos prochains mois.
Quand vous m’avez écrit, au printemps, depuis Istanbul, nous ne savions pas encore ce qui sortirait des urnes. Mais vous avez ainsi terminé votre lettre: «En ce moment, et aujourd’hui surtout, Istanbul est très belle. Mais comment peut-on supporter l’idée que dans une telle ville de 13 millions d’habitants, une personne sur deux soit au chômage?»
Que répondrait Jean-Sol, selon vous, à ce sujet?
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Les éditions YKY viennent de publier un recueil des nouvelles de Demir Özlü (œuvres complètes) sous le titre suivant: Sürgün Küçük Bulutlar (Toplu Öyküler)
En France, son roman Un rêve de Beyoglu (1985) est édité, en France, par les éditions Petra (traduction de Célin Vuraler)
Hallucination à Berlin (récit, 1993) est publié chez Publisud (traduction Alain Mascarou, Aslî Aktug)
Le titre de cette page est un clin d’œil au personnage inspiré par Sartre à Boris Vian dans son roman L’Ecume des jours