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Adieu, Georgia

Chers lecteurs,

Voici un peu plus de dix ans que j’ai créé ce blog, auquel le temps est venu de mettre un terme. Mes plus anciens et fidèles lecteurs savent qu’il prit sa source entre Istanbul et Paris, pour soigner la mélancolie d’un retour pas vraiment souhaité.

En ce temps-là, je m’étais inscrite à l’école des Langues orientales (Inalco), pour y poursuivre à ma façon le voyage en Orient en approfondissant mes connaissances de la langue et de la culture turque. C’est ainsi qu’à l’invitation du monde.fr j’eus l’idée de créer cette fenêtre culturelle ouverte entre la France et la Turquie.

Un vers du poète turc Ilhan Berk m’avait soufflé l’idée du titre :

Où est passée Zozo Dalmas ?

Sur cette piste, je m’étais lançée à la poursuite de mon héroïne: une danseuse  des années 1930 ressuscitée par la magie du poème.  Une femme célèbre dans toutes les capitales du Moyen-Orient de l’époque: Beyrouth, Le Caire, Constantinople… Cependant, à l’image de l’ancienne Byzance,  dont j’avais arpenté les rues et les ruelles avant de m’en éloigner tandis que le vent de la politique commençait à souffler sur les minarets, l’histoire de Zozo m’avait toujours échappé, fuyante comme une anguille…

Un message venu de Grèce au sujet de Georgia

Jusqu’au jour où, sept ans plus tard, je reçus un message posté de Grèce par lequel mon correspondant, qui porte le beau prénom de Moïse, me transmettait de nouveaux éléments sur Zozo. Il m’apprit ainsi qu’en vérité elle s’appelait Georgia, et avait fini ses jours sur les doux rivages du golfe de Corinthe où il passait lui-même ses vacances avec son épouse.

«  Nous avons cherché qui était cette femme blonde emblématique de la marque de cigarette Santé que vous évoquiez dans votre article, m’avait-il écrit, et il n’y a guère que votre blog qui nous en a informé ».

Vous trouverez ici le déroulé de ces années dix années pendant lesquelles la Turquie et la France n’ont malheureusement pas connu les jours les plus heureux de leur histoire.

Tous les articles écrits au fil de ce temps suspendu sont réunis ici. Vous pouvez donc les explorer à votre guise…

Marie-Michèle Martinet

Illustrations: Le Bosphore depuis ma fenêtre à Beyoglu en 2006 ©Marie-Michèle Martinet – Paquet de cigarettes grecques de la marque Santé. © Santé, Georgia dans sa maison de Galaxidi.

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Les Oubliés – Pessac 3/4

29e Festival international du film d’histoire de Pessac

La 29e édition du Festival du film d’histoire de Pessac, placée sous le signe de l’entre-deux guerres (1919-1939), se consacre cette année à trois décennies multiformes que les organisateurs ont  rassemblées sous une formule assez parlante, faisant référence à la Drôle de guerre qui précéda l’occupation par l’Allemagne des Pays-Bas  et de la Belgique : La Drôle de Paix.

L’Histoire peut-elle bégayer?

L’évocation de cette période prête peu à sourire et la sélection des films montrés au public depuis lundi se distingue, à quelques rares exceptions près, par son austérité. D’autant que le recours appuyé du président de la République aux références aux années 1930 pour évoquer l’actualité présente du pays jette sur les projections et les débats une sorte d’écho qui vient brouiller les esprits plus qu’il ne les éclaire. Le Figaro tentait récemment d’exprimer ce malaise général du moment : c’est « comme  si nous assistions dans l’impuissance au grand retour d’ennemis hier vaincus. » Cependant, L’Express s’interroge : « L’Histoire des années 1930 peut-elle bégayer? »

Un récit figé réglé comme une horloge

Les films que l’on a pu voir ces derniers jours posent, plus que jamais et chacun à sa manière, la question du récit historique. Lorsque j’étais enfant, à l’école, l’histoire de France (celle des autres pays intéressait peu l’Education nationale) nous était essentiellement enseignée de manière chronologique en se basant sur des dates (ce qui ne m’arrangeait pas du tout car j’ai une très mauvaise mémoire des chiffres). Cela donnait l’impression d’un récit coupé de l’humain, figé et immuable, d’une précision et d’une justesse horlogères.

Tout le monde a ses raisons

Il me semble que c’est en parlant avec les hommes et les femmes ou en lisant leurs témoignages sur l’histoire en train de se faire que l’on commence à comprendre que cette discipline est tout sauf une science exacte; et qu’à vouloir s’y contraindre, on se condamne à la trahir. Car elle est polymorphe, elle vieillit bien ou mal, comme le vin. Et tout dépend du point de vue de celui qui la raconte, comme l’a si bien résumé Jean Renoir évoquant sa Règle du Jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons. »

Sauf que certains auteurs, par goût de la simplicité ou excès de certitude, la racontent sans tenir compte de sa complexité. C’est ce que racontait si bien, jusqu’au vertige, La Passeuse des Aubrais de Michael Prazan (documentaire sélectionné l’année dernière). C’est aussi ce qui fixe les limites de La Tondue de Chartres de Patrick Cabouat projeté hier.

« En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre. »

Paul Eluard

Faire parler une photo de Capa

Le réalisateur s’était fixé pour objectif de décortiquer le sens caché d’une fameuse photo de Robert Capa, fixant sur la pellicule, à la Libération, une femme tondue  escortée par la foule haineuse qui la conspue. Mais il s’empêtre dans un récit qui irrite par ses « oublis »: aucune mention n’est faite, par exemple, de la nature de ceux et celles qui procédèrent à l’humiliation de ces femmes, coupables ou non-coupables des faits qui leur étaient reprochés, mises au pilori par des hommes qui furent le plus souvent des « résistants de la 25e heure », soucieux de se trouver un bouc émissaire pour tenter de se racheter une vertu à bon compte. Une telle omission met extrêmement mal à l’aise et le fameux poème de Paul Eluard* cité à la toute fin de ce documentaire ne suffit pas à rectifier le tir ; au contraire, il donne l’impression d’un tardif regret. D’autant plus que les photos utilisées pour servir de support au récit sont loin de se rapporter toutes aux personnages dont il est directement question ce qui accentue l’impression de condamnation en bloc et sans nuances des femmes que l’on voit à l’écran.

Les amnésies de l’Histoire

A l’opposé, Les Oubliés de la victoireL’Odyssée des soldats d’Orient de C. Gruat et D. Sapaut. Ce film, consacré au front de l’Est et à la très oubliée armée d’Orient, brille par son souci de donner la parole à chacun, qu’il s’agisse du général Franchet d’Esperey, commandant les troupes alliées parties de Salonique, de l’officier cultivé échangeant de magnifiques lettres avec son épouse, du simple bidasse impatient de retrouver sa province… L’ensemble donne à entendre de manière symphonique la multiplicité des regards et des parcours tout en réparant les oublis de l’Histoire et de sa grande Hache, comme l’écrivit Georges Perec. Car l’effort de ces soldats fut décisif pour la victoire. Il se poursuivit jusqu’aux portes de Constantinople et celles de la Russie (alors passée aux mains des Soviets) et se prolongea bien au-delà de l’armistice de 1918, de ses flonflons et de ses musettes.

C’est aussi cela, le mérite du festival de Pessac : faire remonter à la surface des consciences des images que l’on avait peut-être oubliées, des visages trop tôt effacés, des voix qui se sont tues dans l’indifférence générale des amnésies opportunes.

* Comprendra qui voudra, Paul Eluard, 1944
Illustrations (de haut en bas): Les Oubliés de l’Histoire, L’Odyssée des soldats d’Orient (en Serbie) – Robert Capa, La tondue de Chartres – Les Oubliés de l’Histoire, L’Odyssée des soldats d’Orient.

S. V. Aznavourian

Charles Aznavour est parti et je ne sais que dire pour ajouter mon petit caillou, ma note au concert international de louanges qui accompagne son départ vers un music-hall inconnu. Aussi loin que remonte ma mémoire, il me semble qu’il a toujours été là. Depuis l’enfance, il était là, sa voix sur le tourne-disque de Claire, la maman de ma première amie de jeunesse, Véronique, qui écoutait ses disques en boucle, pleurant sur je ne sais quelles amours envolées. Certains l’ont dit très laid, moi je le trouvais beau et je n’étais pas la seule…

Un sosie d’Istanbul

Quand je suis allée vivre à Istanbul, ce fut pour y partager la vie d’un homme né en 1950 du côté d’Erzincan, au nord-est de la Turquie. Cet homme lui ressemblait tant qu’un jour, dans un restaurant  à Paris, un client est venu lui demander un autographe, ce qu’il a accueilli avec une politesse froide en rectifiant l’erreur. Pourtant, j’ai toujours pensé que du sang d’Arménie coulait dans ses veines, mais ceci est une autre histoire…

A Istanbul, sur l’avenue Istiklâl, tout près de la petite rue Postacilar où j’habitais, il n’était pas rare d’entendre les marchands de musique faire jouer l’une ou l’autre des chansons de Charles Aznavour. Les hommes et les nations ne sont pas à une contradiction près…

Les passages d’Istiklâl Caddesi

C’est une avenue particulière qu’Istiklâl Caddesi. De chaque côté, les immeubles sont percés ici et là de porches donnant accès à des passages qui se faufilent entre les immeubles, abritant des petits commerces d’un autre âge, des bars, des restaurants, un peu comme les passages du 9e arrondissement de Paris, qui furent d’ailleurs construits à la même époque. L’été, ils offrent aux promeneurs un peu d’ombre et de fraîcheur; l’hiver un abri contre le vent glacé et la neige.

Il faudrait écrire un livre rien que pour parler de ces passages : certains s’appellent simplement Poisson ou Fleur, on y achète du poisson, des fleurs, mais on peut aussi y boire un verre ou deux. Chacun d’eux porte en lui un petit morceau de l’histoire compliquée d’Istanbul, à l’image de ce Passage des Fleurs dont je viens de parler qui fut ainsi baptisé en mémoire des petits bouquets que les Russes blanches ruinées par l’exil venaient y vendre.

L’énumération de leurs noms est déjà un voyage, ponctué de points sur les cartes d’Etat major (comme Suriye pasaji, Avrupa pasaji, Atlas pasaji) ou sur les vieux registres de l’Etat civil ottoman, tels que le Passage Hazzopoulo écorchant un peu le nom de son premier propriétaire, le banquier grec Hacopoulo…

Aznavur pasaji, n°108

Au numéro 108 de l’avenue, vous trouverez le Passage Aznavur, créé par l’architecte arménien Hovsep Aznavur. Un homonyme de notre Aznavour bien-aimé, baptisé sous le nom de Shahnourh Varinag Aznavourian. Fasse que le Dieu des Courants d’Air nous le ramène de temps en temps, les jours de pluie ou de cafard, se faufilant dans les passages, qu’ils soient d’Istanbul, de Paris ou d’ailleurs, parmi les marchands de vieux livres ou d’anciennes porcelaines du Japon, pour faire couler longtemps nos larmes sur sa mélancolie…

Photos: Tirez sur le pianiste de François Truffaut (1960) – Istiklâl Caddesi et son tramway – Copyright: Ara Güler – Le passage Europe (Avrupa pasaji), autrefois nommé passage des miroirs (Aynali pasaji) en raison des 22 miroirs qui tapissaient la galerie du rez-de-chaussée, détruits lors du grand incendie de 1870. Copyright: Ara Güler.

Les Esprits libres

Le 27e festival international du film d’histoire s’est ouvert ce lundi à Pessac. Pendant huit jours, 150 films et une quarantaine de débats et rencontres, ainsi que plusieurs avant-premières telles que La Fille de Brest, d’Emmanuelle Bercot, Seul dans Berlin de Vincent Perez et La Communauté, de Thomas Vinterberg qui ne seront diffusés en salles  qu’à la fin de cette année, voire le début de 2017.

affiche-40_60_fifh27_lcell-2-jpg_375x250Culture et liberté

Thème choisi pour cette 27e édition: Culture et liberté. Sujet d’actualité, qui m’invite à rappeler que la romancière turque Asli Erdogan est emprisonnée depuis plusieurs semaines dans son pays du seul fait de ses écrits. Sous le même chez d’inculpation, des dizaines de journalistes  et d’écrivains sont également privés de liberté, en Turquie et ailleurs… Comme le rappelle Pierre-Henri Deleau, délégué général du festival: « On n’est jamais innocent quand on est un esprit libre ».

Qu’est-ce d’ailleurs que la liberté quand les télescopages de l’histoire viennent piétiner les valeurs que l’on croyaient pourtant intangibles?  La sincérité est-elle suffisante contre ce rouleau compresseur qui peut broyer les personnalités les mieux forgées? C’est une des question que soulève le film documentaire de François Caillat  projeté ce matin: Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux: d’une guerre à l’autre.

vid3_anonyme_001fLes intellectuels engagés

Ce film met en parallèle les choix opérés par trois intellectuels emblématiques de l’entre-deux guerres, quand il fallut faire le bon choix face à l’occupant nazi, moins de vingt ans après le carnage nationaliste de la première guerre mondiale qui posa les bases du pacifisme des années 1930.

Avoir raison ou tort contre l’histoire?

Les chemins qu’ils choisirent furent diamétralement opposés: Malraux, le pilleur des temples khmers et futur ministre du Général de Gaulle opta pour le soutien aux Républicains espagnols puis publia L’Espoir sans rendre véritablement part aux combats; Aragon trouva dans les rangs communistes la famille qui lui manquait et écrivit ses plus beaux poèmes dans la clandestinité ; quant à Drieu, son ancien ami de coeur, il fit le plus mauvais choix pour des raisons pas tellement plus mauvaises que les autres: il bascula du côté des franquistes  par détestation des planqués de 14 qui avait autorisé le casse-pipe des tranchées et finit par se suicider par dégoût de lui-même, non sans avoir fait paraître quelques romans comme Gilles et Le Feu follet dont s’inspirerait Louis Malle pour son film éponyme avec Maurice Ronet.

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Demain, Afterimage d’Andrzej Wajda

Demain, nous consacrerons un article au dernier opus d’Andrzej Wajda, Afterimage, qui sera présenté ce soir en première projection publique française. L’histoire d’un peintre polonais, enseignant à l’Ecole supérieure des arts plastiques de Lodz qui, au sortir de la guerre, refuse de se soumettre au canons du réalisme socialisme imposé aux artistes  du bloc de l’Est. On n’est jamais innocent quand on est un esprit libre et on le paie parfois très cher…

Promenade au parc Gezi

Si vous lisez ce blog depuis sa création, vous aurez sans doute remarqué que la Turquie s’y fait de plus en plus discrète. Certains d’entre vous le regrettent. Et moi-même, parfois… Sauf qu’il ne me semblerait pas honnête de continuer à faire comme si de rien n’était, de parler d’Istanbul comme si j’étais toujours là-bas, au  cœur de cette ville qui me fait parfois l’effet d’un bateau qui s’éloigne, comme les vapur que je voyais à ma fenêtre, traversant le Bosphore en direction d’Haydarpasa. Et puis, la radio a annoncé l’autre jour que des manifestations avaient lieu en plein centre d’Istanbul. Et les souvenirs ont refait surface…

Selon ses bonnes habitudes, la police anti-émeutes était en train de déloger à coup de gaz lacrymogènes pulvérisés à bout portant et de lances à eau dans la nuque ceux qui occupaient la très symbolique place Taksim. Il s’agissait pour ces intrépides de barrer la route aux pelleteuses chargées de faire table rase des grands arbres du parc Gezi pour les remplacer par un de ces projets immobiliers que la ville, en pleine expansion, a multiplié depuis une dizaine d’années. A tel point qu’en la quittant, je me suis dit que c’était peut-être mieux ainsi : ainsi je n’assisterais pas plus longtemps à la destruction de ce que j’avais tant aimé. J’avais déjà vu mon cher quartier de Beyoglu défiguré par  l’arrivée de Starbucks, des pâtisseries industrielles et du prêt-à-porter moche. Adieu le salon de thé Markiz, les librairies et le vieux bijoutier Diyamanstayn.…On avait sommé les commerçants de coordonner la décoration de leur devanture, qui furent repeintes d’une étrange couleur caca d’oie agrémentée de fausses dorures clinquantes. Les néons des années 50 ne survécurent pas à ce nettoyage au Karcher, même pas mon préféré, celui de ce cabaret nommé Chanzélizé (Champs-Elysées, a la turca) qui représentait une danseuse en mouvement. Par la magie du courant alternatif, la fille rose fluo en maillot vert anis levait la jambe en cadence. Plus tard, je l’ai ressuscitée, cette danseuse électrique: dans un roman. C’est le triste privilège des romanciers…

En écoutant les nouvelles à la radio, une vague de fond est donc remontée à la surface de ma mémoire, bercée par la voix de  Serif  Gören (qui réalisa, avec Yilmaz Guney, alors en prison,  le film Yol, Palme d’or 1982 à Cannes). En 1987, il m’avait fait visiter son quartier de Cihangir en me montrant les emplacements des anciennes maisons de bois  mystérieusement détruites par l’incendie, une nuit, toujours la nuit, comme par accident, pour dégager le terrain nécessaire à la construction d’un de ces immeubles en béton qu’il exécrait.

Vous me direz peut-être  qu’il ne s’agissait que de vieilles maisons prêtes à tomber en ruines. Et que dans l’affaire qui nous occupe ces jours-ci,  il ne s’agit après tout que d’un parc… Peut-être, mais je me souviens aussi d’un chauffeur de taxi turc rencontré un jour à Paris. Apprenant que je vivais à Istanbul, il était devenu intarissable sur cette ville qui avait été la sienne et, tout en conduisant, il me parla de ce parc avec un pincement dans la voix : « si vous aviez vu la place Taksim du temps de mon enfance. Et le parc Gezi, planté d’arbres magnifiques. Je m’y rendais souvent, avec mon grand père… »

Si je vous parle de tout cela, c’est parce qu’au delà de l’aspect purement politique, qui risque d’ailleurs de prendre finalement le dessus, il me semble que la question de départ qui est posée, ces jours-ci, en Turquie, c’est celle, à la fois simple et compliquée, du style de vie. Ce sujet-là ne se limite pas à un raz-le-bol du parti AKP au pouvoir et dépasse largement le cadre de la seule Turquie. Il concerne notamment  la privatisation de l’espace public (le mot gezi se traduit par promenade, en français) au  bénéfice de l’espace privé réservé aux élites (à ce sujet, je vous conseille de lire  l’article consacré il y a quelques années par Etudes balkaniques à la notion d’espace public dans la ville ottomane).

Si l’on observe la révolte en cours sous cet angle-là, alors la  restriction de l’espace public urbain apparaît comme  une métaphore du rétrécissement du champ des libertés de chacun, si infimes soient-elles. Et malheureusement pour les Turcs, le problème ne date pas non plus de l’arrivée des islamistes au pouvoir. Pour cette raison, ceux qui affrontent ces jours-ci la police me semblent faits de la même pâte que ceux qui accompagnaient le cortège funéraire du journaliste  assassiné, Hrant Dink. Ce jour-là, bravant la police et un siècle de non-dits sur le génocide arménien, ils proclamèrent qu’ils étaient tous des Turcs arméniens.

Parfois, les petites interdictions pèsent sur la vie quotidienne comme un couvercle. Ici comme là-bas… Il peut s’agir d’un arbre; de la longueur d’un ourlet… Vous vous souvenez, il n’y a pas si longtemps, de nos trains? Ils roulaient moins vite qu’aujourd’hui, certes, mais ils étaient équipés de fenêtres, des vraies, celles que l’on peut ouvrir et fermer. La vitre portait une inscription: e periciloso sporgersi. Mais on se penchait quand même un peu, pour le plaisir du vent dans les cheveux. C’est aussi ce genre de libertés que l’on a perdues. Ici comme ailleurs… Des trucs simples mais essentiels, comme les arbres du parc Gezi.  Alors, il me semble que nos brillants éditorialistes parisiens seraient bien inspirés de modérer leur ardeur avant de se lancer, comme je l’ai entendu ce matin à la radio, dans de lyriques envolées anti-turques et de douteux amalgames avec le «printemps arabe» qui n’a d’ailleurs, selon moi, que bien peu de sens, même en Afrique du Nord, où ce terme collectif fait fi des spécificités de chacun des pays concernés.

En écoutant la radio, je fus donc bien heureuse d’entendre que les jeunes Turcs occupaient bravement la place Taksim. En dépit des efforts déployés par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan (démocratiquement élu, rappelons le quand même, et en très bonne position pour être réélu la prochaine fois)  pour freiner leurs ardeurs: interdiction pour les hôtesses de Turkish Airlines d’utiliser un rouge à lèvres de couleur vive, interdiction de s’embrasser sur la bouche sur les quais du métro, restriction de la vente et de la consommation d’alcool… Un de ces jours, si Dieu le veut, j’irai  boire un raki à Istanbul avec mes amis. Mais nous ne pourrons plus  jamais poursuivre la soirée en allant  voir un film au cinéma Emek puisque ce même gouvernement a également décidé de sa démolition. Et je ne me pencherai plus à la fenêtre des trains de mes vacances. C’est bien dommage…

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L’écrivain Orhan Pamuk, dans Istanbul, souvenirs d’une ville, l’ouvrage qu’il a consacré à sa ville chérie, évoque lui aussi les incendies planifiés et rend hommage à Antoine Ignace Melling  (1763-1831). Architecte, peintre, graveur… et infatigable voyageur, il séjourna à Constantinople pendant dix-huit ans et devint architecte impérial du sultan Selim III. Son œuvre picturale volumineuse, remarquable par son sens du détail, donne une image précise et délicate de la société ottomane de son époque.

Istanbul, souvenirs d’une ville, d’Orhan Pamuk, Gallimard, 2007

Lire aussi les nouvelles et romans de Nedim Gürsel parmi lesquels je ne citerais pour le moment qu’un titre évocateur: Sevgilim Istanbul (Istanbul, ma bien-aimée). Sur l’actualité de la place Taksim, Nedim Gürsel a publié une tribune dans le journal Le Monde.

Illustrations:  Fikret Mualla (1903-1967).

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Pour suivre au jour le jour l’évolution des événements en Turquie, consulter  deux excellents blogs:

Celui de l’historien et chercheur spécialiste du monde turc, Etienne Copeaux:

http://www.susam-sokak.fr

Celui de la journaliste franco-turque Defne Gürsoy sur Mediapart:

http://blogs.mediapart.fr/blog/defne-gursoy

Mae West 1/2/Bouche

Qui a dit que les médecins ne s’intéressent qu’à leur compte en banque et aux portefeuilles ministériels ? Sans parler de leur mégalomanie… Question : Quelle est la différence entre Dieu et un médecin ? Réponse : Dieu ne s’est jamais pris pour un médecin… Je n’épiloguerai pas sur le sujet, mais me permettrai quand même, une fois n’est pas coutume, de témoigner en faveur de l’un des représentants de cette profession si injustement décriée ces jours-ci.

Celui dont je vais vous parler s’occupe de mes dents. Mais  je tairai son nom et sa spécialité car sa salle d’attente est  bien assez remplie comme ça, et je n’ai aucune envie de supporter les conséquences d’une excessive célébrité sur ses nerfs,  déjà beaucoup trop sollicités par le surmenage.  Voici l’histoire… La semaine dernière, comme d’habitude, j’avais rendez-vous à son cabinet. Tandis que je m’installais le plus confortablement possible dans le fauteuil basculant,  je remarquai un changement dans la décoration de la pièce: un nouveau cadre, encore posé sur la moquette, prêt à être fixé au mur.  C’est l’affiche de l’expo Dalí dont je vous ai parlé l’autre jour, a-t-il dit.

Un petit miracle a dû se produire alors, car la perspective de la séance à venir m’est soudain apparue  moins terrible. Ça change quand même considérablement la donne, dans un cabinet médical, d’échapper à ces effrayantes publicités vantant les mérites de telle pâte à coller les dentiers ou du dernier dentifrice anti-caries avec clichés techniques des ravages induits, non ? L’affiche choisie ne s’éloignait pourtant pas du sujet dentaire puisqu’au  centre de l’image il y avait la photo d’une très belle broche représentant une bouche aux lèvres pavées de fins rubis, délicatement entrouverte sur une double rangée de perles…


Le lendemain, l’impression dégagée par ce bijou ne m’avait pas quittée. J’étais d’autant plus troublée que la bouche précieuse imaginée par Dalí me  ramenait au point de départ de ce carnet de notes, que vous avez la bonté de lire depuis bientôt quatre ans. Les plus assidus d’entre vous n’ignorent pas qu’il me fut inspiré par un poème d’Ilhan Berk, tombé sous le charme d’une certaine Zozo Dalmas qui prête son nom au titre de ces pages. Pour ceux qui ont raté les précédents épisodes, je résume : Zozo Dalmas est une actrice d’origine grecque, née dans les années 1890 à Salonique,  célèbre dans tout le Moyen-Orient du temps où les Jeunes-Turcs faisaient tomber les fez (et les têtes aussi) de ceux qui ne partageaient pas leur conception de l’esthétique vestimentaire.

 

Le bijou créé, en 1949, par l’extravagant marquis  de Dalí y de Púbol réveilla donc en moi le fantôme parfumé de Zozo, égarée dans le hall d’un palace d’Istanbul, où louvoyaient  des voyageurs de l’Orient-Express et toute une société interlope. On est dans les années 1915, écrit Berk. Istanbul est occupée par les Anglais et les Français, et ça grouille d’Européens et d’espions dans les hôtels :

Et au premier plan, l’immortelle Greta Garbo et Charles Boyer.
Et le général Harrington – un occupant – boit son thé.
Et les pachas Enver et Cemal montent à leur chambre.
Et Zozo Dalmas retouche son rouge à lèvres.
Et un feu d’artifice illumine le ciel.

Je ne saurais dire pourquoi la  lecture de ces vers, surtout les deux derniers, très cinématographiques mais sans rien d’extraordinaire,  m’ont toujours fait  grande impression. Zozo Dalmas retouchant son rouge à lèvres… Et voici que, plusieurs années plus tard,  la broche rouge imaginée par Dalí allumait un feu d’artifice sur une bouche semblable à celle que j’avais imaginée. Pourtant,  Zozo n’était pas l’inspiratrice de ce bijou. Après quelques recherches, je découvris qu’une  autre actrice en était le modèle : une Américaine, Mae West, née en 1893, c’est-à-dire à peu près au même moment que la Grecque. J’ai répondu à mon cher médecin: Oui, c’est un très beau bijou… Il a souri et,  juste à ce moment-là, j’ai senti un léger goût de sang sur ma lèvre.

Mae West  fut la première blonde fatale du cinéma américain. Dotée d’une poitrine si généreuse que les aviateurs américains de la Seconde Guerre mondiale avaient donné son nom à leurs gilets de sauvetage qui se gonflaient sur le devant. N’allez pas croire pour autant que la belle Mae n’était qu’une ravissante idiote. Ses répliques, souvent salaces, ne manquaient jamais d’esprit : « Entre deux maux, je choisis toujours celui que je n’ai pas encore essayé », disait-elle, un brin fataliste. Dalí était fou d’elle. Il en fit une obsession esthétique. Dans son musée de Figueres, en  Catalogne, une salle entière est dédiée à Mae. Une œuvre en trois dimensions décline son visage: ses cheveux, ses yeux, son nez… et sa bouche, transformée en  sofa. Une dizaine d’années plus tard, il imaginera le bijou dont les lèvres étincelantes et ourlées semblent se mouvoir comme les valves d’un coquillage d’où jailliraient des perles.

« Sans public, sans la présence de spectateurs, ces bijoux ne rempliraient pas la fonction pour laquelle ils ont été créés. A cet égard, celui qui regarde est le créateur ultime. Son regard, son cœur et son esprit — selon qu’ils saisissent et pénètrent avec plus ou moins de finesse les intentions de l’artiste — leur donnent  vie.» Salvador Dalí

Depuis le 21 novembre et jusqu’au 25  Mars 2013, à Paris, le Centre Pompidou consacre  une rétrospective inédite à Salvador Dalí.

Illustration: Le visage de Mae West, par Salvador Dalí (1935)

J’ai trop aimé Jean-Sol

Cher Demir Bey,

Pardonnez moi d’avoir tardé à répondre à la lettre que vous m’avez envoyée au printemps mais, pour moi,  le printemps  n’a pas du tout été propice à l’écriture et à la traduction, puisque j’ai dû quitter la maison que j’occupais près de Paris depuis six ans, c’est-à-dire depuis mon retour d’Istanbul.

Me voici maintenant installée près de Bordeaux, à proximité d’un estuaire qui m’a toujours fait penser au Mékong, même si je ne me suis jamais approchée des rives de ce fleuve que j’ai seulement appris à lire entre les lignes des romans de Marguerite Duras, selon le même processus de recomposition imaginaire du réel que celui qui m’a fait aimer Istanbul autant par les livres lus qu’en parcourant les rues arpentées plus tard; ces mêmes rues de Beyoglu que vous connaissez par cœur, de mémoire, vous qui vivez  comme un prince shakespearien en exil, quelque part dans la froide Stockholm.

Les pages que vous m’avez envoyées, nous en avions parlé un soir, à Paris, dans un restaurant du 15e arrondissement. Et vous m’aviez promis de les exhumer un jour de votre bibliothèque de Feriköy, si par chance vous réussissiez  à remettre la main sur ces archives. Vous avez tenu promesse.

Il s’agit d’un article publié en avril 1973 dans la revue Soyut (Abstraction), une de ces revues littéraires d’avant-garde comme il en fleurissait tant à l’époque à Istanbul et que le coup d’Etat militaire de 1971 n’avait pas réussi à faire disparaître. Vous y apportiez votre contribution.

En 1973, vous aviez trente huit ans. En France, il y eut au printemps des élections législatives partielles, qui virent notamment se renforcer l’Union de la gauche pour tenter de faire barrage à la majorité présidentielle de droite. A cette occasion, Jean-Paul Sartre, encore un plein trip Mao, accorda une interview au magazine allemand Der Spiegel.

Dans cette interview, en bon gauchiste qu’il était devenu, et dans le prolongement des «élections piège à cons» qu’il avait dénoncées sur les barricades de  mai 68, il déclarait notamment que «les communistes et socialistes ne sont pas les véritables représentants de la gauche» et qu’entre gaullistes et communistes, «d’un point de vue social, la différence est très mince». Ce qui vous amena à vous désolidariser de celui qui avait pourtant été le modèle de votre jeunesse. Le titre de votre article était sans appel: Sartre’ın dumanlı kafası. Autrement dit: Les pensées fumeuses de Sartre. A la lecture de ces mots, on se dit qu’il a dû vous en coûter de les choisir, tant le philosophe français a marqué votre trajectoire littéraire. Ce que vous rappelez avec une grande sincérité en évoquant vos années de jeunesse et d’éveil intellectuel, entravées par la censure et  l’interdiction, en Turquie, des textes marxistes ; stimulées aussi par la révélation que vous procura la lecture des existentialistes, dont les textes échappaient à cette censure:

«Quand je pense à Jean-Paul Sartre, une foule de souvenirs me reviennent en mémoire, depuis les années d’adolescence, pleines d’admiration, suivies d’un séjour d’un an à Paris: tant de moments, de regrets, d’amitiés, d’échanges. Au cours de nos années de  formation, nous avions été privés de la lecture des textes de philosophie marxiste, et nous  avons applaudi des deux mains en découvrant Jean-Paul Sartre et l’existentialisme. Sartre, Heidegger, dans une moindre mesure Marcel, Jaspers, Kierkegaard, et bien sûr Camus. […] N’ayant accès qu’à une seule dimension de la philosophie, nous étions comme amputés d’une partie de nous-mêmes. L’environnement  politique dans lequel nous vivions ne nous donnait aucune ouverture vers d’autres systèmes de pensée.  Mais la réflexion sur l’engagement engagée par l’existentialisme nous  apparut comme une réponse. »

On connaît la suite puisque vous êtes ensuite devenu l’un des fers de lance, avec  Ferit Edgü et Orhan Duru,  de ce courant littéraire qui, en Turquie, plaça ses pas dans ceux des philosophes de Saint-Germain-des-Prés. Les titres de vos ouvrages sont éloquents: ils s’inscrivent comme en réponse à La Nausée de votre mentor: Inquiétude (Bunalti), paru en 1958, Halètement (Soluma) en 1963,  Rues d’angoisse (Boguntulu Sokaklar) en 1966… Faut-il rappeler aussi que vous lisiez le français dans le texte? Et que vous avez suivi les convulsions politiques et sociales de la France avec parfois plus d’acuité que nombre de nos contemporains de souche? Ce fut  le cas, au tournant des années 1950-1960, dont vous évoquez dans votre article le climat alourdi par une guerre qui ne voulait pas dire son nom et que l’on appellait alors pudiquement les «événements d’Algérie».

Dans la lettre que vous m’avez envoyée, avec ces quelques feuillets, vous me dites, en me tutoyant soudain, comme nous l’avons déjà fait, vous et moi, en passant du vous au tu, et puis au vous à nouveau: «Tu vas voir; j’ai trop aimé les idées de Sartre. Mais je suis quand même resté indépendant». Voilà pourquoi vous écrivez, en 1973 dans Soyut, que Monsieur Sartre n’a pas les idées claires quand il juge, répondant aux questions des journalistes du Spiegel, que le combat contre les communistes et les socialistes se situe, pour lui et ses amis, sur le même plan que celui à mener contre les capitalistes.  Vous vous désolidarisez alors de Sartre, lui reprochant son manque d’ancrage dans la réalité d’un monde où la liberté individuelle n’est pour lui qu’une abstraction: «Si je parle de ses “pensées fumeuses”, écrivez vous dans cet article d’avril 1973, c’est à cause de ses jugements injustes, instables, de ses volte-faces, de ses contradictions profondes, de son obsession du petit-bourgeois, de son athéisme ostentatoire, de son incompréhension des évolutions de la philosophie, tant dans le domaine de l’économie que de l’histoire, tout cela aboutissant (du point de vue de la classe ouvrière) à un défaut de tolérance et de modestie.» A l’inverse de celui opéré par Sartre, votre choix ira en faveur de  l’Union de la gauche, dont l’option vous paraît la plus réaliste, la plus à même de défendre les intérêts du peuple, dont le philosophe français prétendait pourtant défendre la Cause, au nom d’un idéal que vous jugiez incertain.

Comme vous le savez, en France, nous venons d’élire un nouveau président de la République. Et si Jean-Paul Sartre était là, il s’interrogerait sans doute, avec raison,  sur l’exact dosage de rouge dans le rose plus ou plus moins soutenu des décisions politiques à attendre d’un gouvernement qui se refuse à parler de rigueur tout en annonçant des efforts au menu de nos prochains mois.

Quand vous m’avez écrit, au printemps, depuis Istanbul, nous ne savions pas encore ce qui sortirait des urnes. Mais vous avez ainsi terminé votre lettre: «En ce moment, et aujourd’hui surtout, Istanbul est très belle. Mais comment peut-on supporter l’idée que dans une telle ville de 13 millions d’habitants, une personne sur deux soit au chômage?»

Que répondrait Jean-Sol, selon vous, à ce sujet?

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Les éditions YKY viennent de publier un recueil des nouvelles de Demir Özlü (œuvres complètes) sous le titre suivant: Sürgün Küçük Bulutlar (Toplu Öyküler)

En France, son roman Un rêve de Beyoglu (1985) est édité, en France, par les éditions Petra (traduction de Célin Vuraler)

Hallucination à Berlin (récit, 1993) est publié chez Publisud (traduction Alain Mascarou, Aslî Aktug)

Le titre de cette page est un clin d’œil au personnage inspiré par Sartre à Boris Vian dans son roman L’Ecume des jours


Mithat Bey & Co

Festival du cinéma turc de Paris — Filmothèque du Quartier Latin —   Du 30 mars au 8 avril — 9, rue Champollion — 75005 Paris

Pour ceux qui, comme moi, auraient besoin d’une session de rattrapage sur l’actualité du cinéma turc, la  Filmothèque du Quartier Latin propose, jusqu’au 8 avril, une semaine de projections de films qui ont fait l’actualité de l’année écoulée: sept films montrés pour la première fois ou presque en France, des rencontres avec des réalisateurs et des acteurs ; des documentaires inédits, une sélection de courts-métrages…

Dans 11’e 10 kala : voir la bande-annonce — (Titre français: Les Collections de Mithat Bey, 2010), la réalisatrice Pelin Esmer confronte les univers contrastés d’un vieux collectionneur compulsif, amoureux de son vieil Istanbul, et celui du concierge de son immeuble, dont le monde se limite au périmètre restreint du pâté de maison. Jusqu’au jour où un projet de rénovation va rapprocher les deux hommes…

Ce film rend hommage aux romanciers turcs mélancoliques de la première moitié du siècle dernier, tels Ahmed Hamdi Tanpinar et ses horlogers neurasthétiques, et  Reşat Ekrem Koçu (1905-1975) auteur d’une fameuse  Encyclopédie d’Istanbul  inachevée (İstanbul Ansiklopedisi). Il a reçu notamment  le prix spécial du jury au Festival du film d’Istanbul et celui du  Meilleur Film au Festival de  Nuremberg.

 

Hôtel Constanza

Dans le prolongement de mon précédent article consacré à Lawrence Durrell et à son séjour à Chypre, j’aimerais aujourd’hui vous offrir un extrait de mon roman, intitulé Méduse, dont le narrateur, Lucas Melville, débarquant à Nicosie, découvre les charmes empoisonnés de la ville où il espère, sans trop y croire, retrouver la trace d’une femme rencontrée à Istanbul et mystérieusement disparue. En écrivant ce livre, j’ai pensé à Durrell. Et aussi à certains films noirs américains des années 30-40, aux intrigues baroques, comme Le Faucon Maltais de John Huston et Le Troisième Homme de Carol Reed, sur un scénario de Graham Greene…

L’hôtel Constanza était un de ces palaces un peu décatis dont l’architecture élégante et les palmiers centenaires ne suffisent pas à faire oublier l’usure des tapis. Derrière une rangée de plantes tropicales disposées dans des jardinières d’intérieur en bambou, les meubles du salon de thé avaient été recouverts de housses blanches.  Le grand hall désert au charme suranné offrait une large ouverture sur la terrasse surplombant la baie. Une jeune femme y était occupée à des travaux de jardinage. Comme elle ne m’avait pas entendu entrer, ma présence l’a faite sursauter. Elle avait l’air vraiment surprise de me trouver là et a fini par m’expliquer qu’en ce début du mois de novembre, l’hôtel était déjà fermé depuis plusieurs semaines et ne réouvrirait qu’au printemps.
 
Depuis la terrasse, j’ai rejoint la plage par un escalier de pierre prolongé par un caillebotis qui descendait jusqu’au rivage. Un peu plus loin, sur la droite, se détachait la ligne sombre et massive d’un alignement d’immeubles imposants, dont la modernité bétonnée contrastait avec la mélancolie désuète du Constanza.
J’avançais maintenant avec lenteur,  freiné par la fluidité du sable fuyant sous mes pas. A mesure que j’approchais de ces constructions typiques des années 1970, certains détails devenaient plus visibles : l’absence de rideaux aux fenêtres, les carreaux cassés, des traces noires sur les murs suggérant un ancien incendie… j’avais du mal à comprendre qu’une plage offrant un tel panorama puisse à ce point être laissée à l’abandon. Puis j’ai réalisé que quelque chose clochait dans ce décor, comme sur ces photomontages où sont associés des éléments n’ayant a priori rien à faire ensemble. Au premier coup d’œil, on ne voit pas le trucage ; on ne perçoit que l’incongruité de l’ensemble en ressentant un indéfinissable malaise ; et le malaise se poursuit jusqu’au moment où l’on parvient enfin à identifier le faux raccord. De la même façon, en découvrant la façade éventrée du premier bâtiment dont l’entrée principale avait disparu dans un tas de gravats masquant un vaste trou, j’ai fini par comprendre : ces ruines étaient les vestiges des hôtels quatre étoiles de l’ancienne riviera, prise au piège de la guerre civile et du no man’s land imposé par les militaires.
 En 1974, après de longs mois de massacres réciproques, quand les Turcs avaient envahi le nord de l’île, les Chypriotes grecs avaient dû quitter leurs maisons dans la panique. En sens inverse, les Chypriotes turcs s’étaient précipités du sud vers le nord. Ensuite, le mur avait coupé le pays en deux. Et il était toujours là… Celui de Berlin avait fini par tomber, mais pas celui-là, autrefois peuplé d’une forte majorité grecque. Le quartier de Varosha, où le taxi m’avait déposé, n’était plus qu’une ville-fantôme vidée de ses habitants. L’hôtel Constanza, où j’avais essayé en vain de louer une chambre, était le seul palace de la zone à avoir échappé à l’isolement forcé : il était situé juste à l’extérieur du périmètre interdit délimité par une ceinture de barbelés: « Interdit aux bicyclettes, aux motocyclettes, et aux chiens » proclamaient encore les pancartes accrochées tout au long de l’enceinte. A l’intérieur du grillage, dans un fouillis de pierre calcinées, d’herbes sèches et d’objets hétéroclites, les villas abandonnées aux terrasses craquelées étouffaient dans des jardins silencieux où seuls les palmiers, les lauriers roses et des cactus aux proportions gigantesques avaient trouvé la monstrueuse force de prospérer. Les bassins et les fontaines, depuis longtemps à sec, ne contenaient plus que des feuilles mortes et des canettes vides.
Sur le front de mer, les bâtiments de l’ancienne zone hôtelière n’offraient plus au regard que leurs immenses carcasses vides et noircies surplombant les toits disloqués d’une demi douzaine de résidences plus modestes.
 
Partout, les murs étaient criblés d’impacts et de graffitis. J’essayais de les déchiffrer, en m’efforçant de faire barrage aux images anciennes qui remontaient à ma mémoire, jusqu’à la nausée, pour se surimprimer à celles que j’avais sous les yeux : Beyrouth, détruite sous l’œil indifférent des caméras de télévision ; la plage du Saint-Georges et ses palmiers aux troncs éléphantesques, les mêmes palmiers, les mêmes monstres que ceux de Varosha, et les trous d’obus, les tireurs embusqués, complètement défoncés, les barrages, et tous ces murs délabrées derrière lesquels un enfant, en tous points identique au petit garçon que j’avais été, guettait encore avec effroi l’apparition d’un autre petit garçon. Son copain de classe, Robert Menassa…
 
Méduse, page 98.
 
Illustrations: l’île de Chypre sur une carte de 1845.