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Adieu, Georgia

Chers lecteurs,

Voici un peu plus de dix ans que j’ai créé ce blog, auquel le temps est venu de mettre un terme. Mes plus anciens et fidèles lecteurs savent qu’il prit sa source entre Istanbul et Paris, pour soigner la mélancolie d’un retour pas vraiment souhaité.

En ce temps-là, je m’étais inscrite à l’école des Langues orientales (Inalco), pour y poursuivre à ma façon le voyage en Orient en approfondissant mes connaissances de la langue et de la culture turque. C’est ainsi qu’à l’invitation du monde.fr j’eus l’idée de créer cette fenêtre culturelle ouverte entre la France et la Turquie.

Un vers du poète turc Ilhan Berk m’avait soufflé l’idée du titre :

Où est passée Zozo Dalmas ?

Sur cette piste, je m’étais lançée à la poursuite de mon héroïne: une danseuse  des années 1930 ressuscitée par la magie du poème.  Une femme célèbre dans toutes les capitales du Moyen-Orient de l’époque: Beyrouth, Le Caire, Constantinople… Cependant, à l’image de l’ancienne Byzance,  dont j’avais arpenté les rues et les ruelles avant de m’en éloigner tandis que le vent de la politique commençait à souffler sur les minarets, l’histoire de Zozo m’avait toujours échappé, fuyante comme une anguille…

Un message venu de Grèce au sujet de Georgia

Jusqu’au jour où, sept ans plus tard, je reçus un message posté de Grèce par lequel mon correspondant, qui porte le beau prénom de Moïse, me transmettait de nouveaux éléments sur Zozo. Il m’apprit ainsi qu’en vérité elle s’appelait Georgia, et avait fini ses jours sur les doux rivages du golfe de Corinthe où il passait lui-même ses vacances avec son épouse.

«  Nous avons cherché qui était cette femme blonde emblématique de la marque de cigarette Santé que vous évoquiez dans votre article, m’avait-il écrit, et il n’y a guère que votre blog qui nous en a informé ».

Vous trouverez ici le déroulé de ces années dix années pendant lesquelles la Turquie et la France n’ont malheureusement pas connu les jours les plus heureux de leur histoire.

Tous les articles écrits au fil de ce temps suspendu sont réunis ici. Vous pouvez donc les explorer à votre guise…

Marie-Michèle Martinet

Illustrations: Le Bosphore depuis ma fenêtre à Beyoglu en 2006 ©Marie-Michèle Martinet – Paquet de cigarettes grecques de la marque Santé. © Santé, Georgia dans sa maison de Galaxidi.

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Mae West 1/2/Bouche

Qui a dit que les médecins ne s’intéressent qu’à leur compte en banque et aux portefeuilles ministériels ? Sans parler de leur mégalomanie… Question : Quelle est la différence entre Dieu et un médecin ? Réponse : Dieu ne s’est jamais pris pour un médecin… Je n’épiloguerai pas sur le sujet, mais me permettrai quand même, une fois n’est pas coutume, de témoigner en faveur de l’un des représentants de cette profession si injustement décriée ces jours-ci.

Celui dont je vais vous parler s’occupe de mes dents. Mais  je tairai son nom et sa spécialité car sa salle d’attente est  bien assez remplie comme ça, et je n’ai aucune envie de supporter les conséquences d’une excessive célébrité sur ses nerfs,  déjà beaucoup trop sollicités par le surmenage.  Voici l’histoire… La semaine dernière, comme d’habitude, j’avais rendez-vous à son cabinet. Tandis que je m’installais le plus confortablement possible dans le fauteuil basculant,  je remarquai un changement dans la décoration de la pièce: un nouveau cadre, encore posé sur la moquette, prêt à être fixé au mur.  C’est l’affiche de l’expo Dalí dont je vous ai parlé l’autre jour, a-t-il dit.

Un petit miracle a dû se produire alors, car la perspective de la séance à venir m’est soudain apparue  moins terrible. Ça change quand même considérablement la donne, dans un cabinet médical, d’échapper à ces effrayantes publicités vantant les mérites de telle pâte à coller les dentiers ou du dernier dentifrice anti-caries avec clichés techniques des ravages induits, non ? L’affiche choisie ne s’éloignait pourtant pas du sujet dentaire puisqu’au  centre de l’image il y avait la photo d’une très belle broche représentant une bouche aux lèvres pavées de fins rubis, délicatement entrouverte sur une double rangée de perles…


Le lendemain, l’impression dégagée par ce bijou ne m’avait pas quittée. J’étais d’autant plus troublée que la bouche précieuse imaginée par Dalí me  ramenait au point de départ de ce carnet de notes, que vous avez la bonté de lire depuis bientôt quatre ans. Les plus assidus d’entre vous n’ignorent pas qu’il me fut inspiré par un poème d’Ilhan Berk, tombé sous le charme d’une certaine Zozo Dalmas qui prête son nom au titre de ces pages. Pour ceux qui ont raté les précédents épisodes, je résume : Zozo Dalmas est une actrice d’origine grecque, née dans les années 1890 à Salonique,  célèbre dans tout le Moyen-Orient du temps où les Jeunes-Turcs faisaient tomber les fez (et les têtes aussi) de ceux qui ne partageaient pas leur conception de l’esthétique vestimentaire.

 

Le bijou créé, en 1949, par l’extravagant marquis  de Dalí y de Púbol réveilla donc en moi le fantôme parfumé de Zozo, égarée dans le hall d’un palace d’Istanbul, où louvoyaient  des voyageurs de l’Orient-Express et toute une société interlope. On est dans les années 1915, écrit Berk. Istanbul est occupée par les Anglais et les Français, et ça grouille d’Européens et d’espions dans les hôtels :

Et au premier plan, l’immortelle Greta Garbo et Charles Boyer.
Et le général Harrington – un occupant – boit son thé.
Et les pachas Enver et Cemal montent à leur chambre.
Et Zozo Dalmas retouche son rouge à lèvres.
Et un feu d’artifice illumine le ciel.

Je ne saurais dire pourquoi la  lecture de ces vers, surtout les deux derniers, très cinématographiques mais sans rien d’extraordinaire,  m’ont toujours fait  grande impression. Zozo Dalmas retouchant son rouge à lèvres… Et voici que, plusieurs années plus tard,  la broche rouge imaginée par Dalí allumait un feu d’artifice sur une bouche semblable à celle que j’avais imaginée. Pourtant,  Zozo n’était pas l’inspiratrice de ce bijou. Après quelques recherches, je découvris qu’une  autre actrice en était le modèle : une Américaine, Mae West, née en 1893, c’est-à-dire à peu près au même moment que la Grecque. J’ai répondu à mon cher médecin: Oui, c’est un très beau bijou… Il a souri et,  juste à ce moment-là, j’ai senti un léger goût de sang sur ma lèvre.

Mae West  fut la première blonde fatale du cinéma américain. Dotée d’une poitrine si généreuse que les aviateurs américains de la Seconde Guerre mondiale avaient donné son nom à leurs gilets de sauvetage qui se gonflaient sur le devant. N’allez pas croire pour autant que la belle Mae n’était qu’une ravissante idiote. Ses répliques, souvent salaces, ne manquaient jamais d’esprit : « Entre deux maux, je choisis toujours celui que je n’ai pas encore essayé », disait-elle, un brin fataliste. Dalí était fou d’elle. Il en fit une obsession esthétique. Dans son musée de Figueres, en  Catalogne, une salle entière est dédiée à Mae. Une œuvre en trois dimensions décline son visage: ses cheveux, ses yeux, son nez… et sa bouche, transformée en  sofa. Une dizaine d’années plus tard, il imaginera le bijou dont les lèvres étincelantes et ourlées semblent se mouvoir comme les valves d’un coquillage d’où jailliraient des perles.

« Sans public, sans la présence de spectateurs, ces bijoux ne rempliraient pas la fonction pour laquelle ils ont été créés. A cet égard, celui qui regarde est le créateur ultime. Son regard, son cœur et son esprit — selon qu’ils saisissent et pénètrent avec plus ou moins de finesse les intentions de l’artiste — leur donnent  vie.» Salvador Dalí

Depuis le 21 novembre et jusqu’au 25  Mars 2013, à Paris, le Centre Pompidou consacre  une rétrospective inédite à Salvador Dalí.

Illustration: Le visage de Mae West, par Salvador Dalí (1935)

L’Orientaliste

Voici maintenant plus de deux ans que j’ai créé ce blog, avec l’espoir de retrouver un jour celui ou celle qui aurait croisé la route de Zozo et me parlerait d’elle.  En vain… Cependant, son ombre furtive n’est jamais loin. Je l’ai ainsi vue passer, entre les pages de la passionnante biographie publiée par le journaliste américain Tom Reiss, qui a consacré cinq années de sa vie à remonter la trace, à travers l’Europe, du mystérieux Lev Nussimbaum.

Né dans un train au milieu de la steppe d’Asie centrale, en 1905, ce Juif d’Azerbaïdjan, fils d’un riche pétrolier de Bakou, a passé son temps à brouiller les pistes en  brodant sa vie au point d’Orient. Il a grandi dans le creuset fécond du multiculturalisme, en vigueur au début du XXe siècle, dans  sa ville d’origine, où chrétiens, juifs et musulmans des bonnes familles ne se faisaient pas problème d’organiser des goûters de fête réunissant tous leurs enfants, sous la  surveillance de leurs  sévères gouvernantes venues d’Allemagne ou de Suisse. Très tôt, il se met en tête de  retrouver ses racines, quitte à  les réinventer.

Le titre du livre de Tom Reiss résume cet état d’esprit : L’Orientaliste. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Cet orientalisme-là n’a pas grand chose à voir avec l’orientalisme européen de notre XIXe siècle d’Europe de l’ouest. Il n’y est pas question d’aller se fuir ailleurs en quête  du dépaysement de soi mais plutôt, à l’inverse,  d’aller y rechercher l’absolu de soi-même. Par les temps qui courent, ça fait rêver…

C’est ainsi que Lev Nussimbaum deviendra Essad Bey, prince  musulman des nuits interlopes de Berlin, puis Kurban Said, auteur à succès de deux romans, Ali et Nino et La Fille de la Corne d’Or.

Mais  Lev  Nussimbaum est aussi un homme en fuite. Son errance à travers l’Europe commence très tôt, depuis Bakou, où débarquent les bolcheviks de la révolution russe, jusqu’aux persécutions nazies, en passant par Constantinople, où il découvre ces lieux fameux fréquentés alors par notre chère Zozo : la Pâtisserie Petrograd, la Rose noire, le Grand Cercle moscovite… tous tenus par ces fantasques Russes blancs débarqués d’Odessa avec leurs idées loufoques, leurs courses de cafards,  leur champagne et leur éther, et leurs duchesses de petite vertu.

Après un très long et très mouvementé périple, Lev Nussimbaum, alias Kurban Said, mourra en 1942, en Italie, dans la petite station balnéaire de Positano où il a dû fuir, quatre ans plus tôt, poursuivi par l’antisémitisme nazi.

Il s’efface en emportant le secret de son étrange personnalité : outre ses romans à succès (dont certaines mauvaises langues affirment qu’il n’en fut pas toujours l’auteur), n’a-t-il pas également été pressenti pour écrire une  biographie de Mussolini ?

Sur sa tombe, surplombant la mer Tyrrhénienne, un ami fera placée une stèle surmontée d’un turban ottoman, orientée vers la Mecque…

L’Orientaliste, une vie étrange et dangereuse,  de Tom Reiss. Traduction de Françoise Jaouen. Phébus libretto.

La Fille de la Corne d’Or, de Kurban Said. Traduction d’Odile Demange. Buchet Chastel (2006)

Ali et Nino, de Kurban Said. Traduction de Michel-François Demet. Nil éditions (2002)

Sur la piste de Zozo

J’ai retrouvé la trace de Zozo Dalmas ! Alors que je commençais à désespérer de croiser la route de celui ou celle qui aurait conservé un souvenir d’elle assez vivace, j’ai rencontré l’autre jour celle qui s’est enfin exclamée : « Evidemment, Zozo Dalmas ! bien sûr ! Qui pourrait ne pas se souvenir d’elle ! ».

Celle qui m’a répondu ainsi est Grecque. Elle s’appelle Anthi Karra. Elle vit à Bruxelles où elle travaille comme traductrice, parallèlement à son travail de recherche universitaire. En littérature, elle est notamment la traductrice dans sa langue de Nedim Gürsel.

C’est encore grâce au cher Ilhan Berk que nous nous sommes rencontrées, dans le cadre du séminaire Traduire la Turquie organisé à l’EHESS à l’initiative de Timour Muhidine et d’Altan Gökalp qui vient malheureusement de nous faire faux bond.

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Voici ce qu’Anthi Karra me précise à propos de Zozo :

« Elle était vraiment très célèbre dans les années 1930. En 1931, à Istanbul,  elle tenait un rôle dans l’opérette intitulée Leblebici Horhor Aga (Horhor, vendeur de pois chiches) qui remporta un immense succès. »

Il s’agit sans doute du même Horhor que celui qu’évoque Giovanni Scognamillo dans Le Cinéma turc mais il faudra vérifier les dates car M. Scognamillo parle d’une « opérette devenue un film muet » en 1923. Ainsi que de Cici Berber (Le Charmant Coiffeur)…

Je vous ai déjà signalé pour ma part qu’un film  est en projet  à Athènes (il semble qu’il ait pris un peu de retard). Anthi Karra me transmet également le lien d’un blog entièrement consacré à notre diva: j’y ai découvert cette photo-portrait.

Quant à Ilhan Berk, je souligne qu’une traduction de son œuvre est déjà en cours, en Angleterre, à l’intiative de George Messo qui est son traducteur, en anglais.

Cap Fréhel

N’allez pas vous imaginer que Zozo Dalmas serait passée à la trappe. De ces pages, elle n’est  jamais  bien loin. Ni vue ni connue, elle se faufile  entre les lignes. Parfois même, on dirait que c’est elle qui pianote sur mon clavier…

Certains soirs, elle fait une apparition. Souvent sous une identité d’emprunt. Celle d’une ombre qui lui ressemblerait… ou de telle ou telle vieille rencontre du pavé de Beyoglu…

Savez vous, par exemple, que la grande Fréhel était à Istanbul, dans les années 20 ? Elles n’ont pas pu ne pas se croiser. Se sont elles aimées ? Ça, c’est peut-être une autre histoire car, en dépit de son goût affiché pour les amours saphiques, Fréhel était alors sur une pente nettement descendante. Et sans doute pas très gaie.

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En 1910, on l’appelle encore la  Môme Pervenche. La petite Bretonne ne prendra que plus tard le pseudonyme de Fréhel, en hommage à ses origines. Sur les planches, elle fait la rencontre de Maurice Chevalier. Amour torride et destructeur. Déjà elle se drogue et il lui préfère Mistinguett. Elle  s’abîme dans l’alcool, la cocaïne et l’éther. Tentative d’assassinat de sa rivale, puis tentation du suicide.

Exil à Saint-Pétersbourg. Mauvaise pioche : en 1917, la révolution russe ne place pas le music-hall parmi ses priorités. Fuite à Bucarest, puis fin du voyage à Constantinople dans la cohorte de ces Russes blancs pas toujours très fréquentables qui, le nez dans la poudre du soir au matin, faisaient monter les enchères, à Pera, en organisant des courses de cafards*. Il faut dire que les cafards de Pera sont de taille considérable. Je sais de quoi je parle…

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Bref, pour Fréhel, ça se déglingue. Elle sera finalement rapatriée par l’ambassade de France, démolie par la drogue. Mais pas tout à fait quand même puisqu’à son retour à Paris en 1932, elle fait sa rentrée à l’Olympia sous une affiche proclamant la renaissance de « l’Inoubliable Oubliée ». Elle finira dans la misère, terminant sa course dans un hôtel de passe, au bout du rouleau, à Pigalle, en 1951. La foule des Parisiens lui fera cortège jusqu’au cimetière de Pantin. Paix à son âme… Et à sa voix sans pareille, saluée par Guitry (dans le Roman d’un Tricheur) et plus tard par Gainsbourg qui ne manquait jamais une occasion de lui rendre hommage.

Parmi les nombreux titres de son répertoire, j’ai un faible pour la Chanson tendre (Paroles: Francis Carco / Musique: Jacques Larmanjat) qui parle de :

… ton nom sur la glace

juste à la place où s’efface,

quoi qu’on fasse, toute trace…

J’ai découvert cette chanson au hasard d’un programme sur France-Musique alors que je relisais les pages d’un manuscrit qu’il me faudrait bientôt envoyer à l’éditeur. Dans ce texte, il est question d’une femme qui, devant la glace, « a effleuré sa joue comme pour se convaincre de la chaleur de la peau ; souligné le cerne bleuté tracé sous l’œil gauche, comme pour écarter un invisible grain de sable ».

J’y ai vu comme un signe. Mais de quoi ? de qui ? Je ne saurais le dire… Peut-être était-ce Zozo qui écrivait ce jour-là. Ou la voix de Fréhel, revenue nous dire bonjour, comme sur cet enregistrement rare réalisé à la radio, au studio Lausanne à Paris, le 4 novembre 1950. Elle y reprend la Chanson  tendre. A capella…

Lire aussi les pages consacrées à Fréhel par Bob Giraud.

* Et à propos des courses de cafards et des Russes blancs de Constantinople, le texte de Timour Muhidine  publié dans Istanbul (Robert Laffont, collection Bouquins).

Le Mont Nemrut

Comme je vous l’avais déjà dit, ces dernières semaines, j’ai poursuivi la traduction d’un livre d’Ilhan Berk publié, en Turquie, aux éditions YKY (Yapi Kredi Yayinlari): Pera. C’est dans ce livre que, pour la première fois, j’ai entendu parler de Zozo Dalmas, décrite en train de retoucher son maquillage dans le hall du Pera Palas (voir note: Pera Palas, janvier 2009). En page 32 de ce même livre, dans un texte intitulé Un Nid d’Amour, Ilhan Berk évoque notamment l’une des maisons de rendez-vous les plus en vue d’Istanbul: celle de madame Atina. En précisant que Zozo Dalmas, «l’une des roses de cet endroit, à la réputation mondiale» figure dans le registre de la patronne comme «artiste-invitée». Et deux pages plus loin, il consacre tout un poème à Zozo, sous le titre suivant:

Zozo Dalmas, une blanche mélancolie

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Une métisse celtico- rum. Une Aphrodite. Mystérieuse, exaltée.

Pas plus de quatorze ans, une jeune beauté de taverne. Refusant de descendre de la balançoire.

A dix-neuf ans, fragile, virevoltante. Toute décolletée, dans une toilette argentée.

Elle rit dans un mélange de turc et d’italien. Longs cils, longs cheveux blonds (avec une bouche violette à faire peur).

Debout, on dirait une esclave. Mince, joli cou de bronze. Tous les soirs, elle cajole son chien.

A vingt et un ans, une photo du genre à colorer de mort le teint de celui qui la touche.

Dans les années 1940, étoile numéro un de l’opéra du Peuple. Souvent elle s’embarque dans des passions sans issue.

Toujours des robes longues et des talons hauts. (Est-ce un rêve d’enfance ?)

Une femme-femme. Un visage de Paris. Avant la représentation elle n’oublie  pas de prendre un bain de lait. Dès ces années-là,  elle dit que «l’amour est une pente».

Dans le registre de madame Atina, elle figure comme « artiste invitée ».

Lorsqu’elle se promène dans Beyoglu, avec sa grande ombrelle et son chapeau rouge,  elle porte toujours des lunettes de soleil jaunes.

A trente cinq ans, elle est tombée amoureuse d’un garçon aux cheveux aussi lisses qu’un mur. Désormais, elle donne à manger à deux souris blanches.

Tous les matins, Madame Atina venait déposer elle-même son thé devant sa grande  psyché.

Une mante religieuse ! Elle a beaucoup papillonné. Faisait collection de timbres. Voulait voir le soleil se coucher sur le mont Nemrut.

Sur une photo qui la montre sur son lit de mort, lèvres ouvertes, elle regarde le monde.

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Avec l’aimable autorisation des éditions YKY

 

Illustrations: Ilhan Berk

In the mood for Zozo

Vous l’aurez compris à la lecture de ma précédente note: je n’ai pas succombé aux charmes du film de Can Dündar, que j’ai trouvé, en dépit d’une volonté affirmée du réalisateur de briser les tabous concernant Mustafa Kemal, très modestement affranchi de la langue de bois qui fait encore souvent office de code obligé, en Turquie, quand il s’agit d’évoquer le fondateur de la République.

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Dans un style plus léger, je crois vous avoir déjà parlé du béguin (c’est charmant et démodé, n’est-ce pas?) de ce bourreau des cœurs que fut Mustafa Kemal, pour Zozo Dalmas. Figurez vous que je viens d’apprendre qu’un réalisateur grec, Pavlos Tasios, s’est s’emparé du sujet. Un film est en préparation, prévu pour le printemps 2010.

Le sujet ? Zozo, bien sûr ! Avec notre cher Mustafa en guest star, dans le rôle du cœur d’artichaut. Et aussi la maman de Zozo, la grand-mère de Zozo, l’impresario de Zozo… bref, une version  glamour  des folles années 1920 sur le Bosphore. Du temps où la beauté de notre flapper rum préférée était si explosive qu’elle inspira même un fabricant de cigarettes grecques au nom si politiquement incorrect : Santé ! Ça change des menaces de mort en vogue. Du genre : Fumer tue. Vivre aussi…

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Dans les prochains jours, c’est promis : j’oublie un peu le cinéma pour revenir à ma traduction. Avec encore et toujours : Zozo Dalmas. Sous la plume de mon  poète préféré: Ilhan Berk.

Pour l’instant, un dernier mot à propos du sublimissime 2046 de Wong Kar-Wai. Long-métrage diffusé ces jours-ci à la télévision (Cinécinéma Club). C’est le troisième volet (selon moi, le plus beau) de la trilogie ouverte avec Nos années sauvages et poursuivie avec le fameux In the mood for love. Encore une histoire de nostalgie, d’amours ratées, de temps qui passe dans le mauvais tempo… Avec des filles belles à couper le souffle : ongles laque de Chine, gants noirs bagués dissimulant, peut-être, une prothèse d’androïde ou de tricheuse au poker, stilettos à semelles clignotantes… Zozo aurait aimé, c’est sûr.

Illustrations: Clip Art Films – Greek Film Center

Reproduction du paquet de cigarettes grecques de la marque Santé, à l’effigie de Zozo Dalmas

Photo du film 2046, de  Wong Kar-Wai (Chine, 2004)

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Le Chapeau de Zozo

N’allez pas croire qu’après toutes ces digressions entre Paris et Istanbul, après tous ces crochets du côté du rock’n roll et de mes divers états d’âme, Zozo Dalmas serait passée à la trappe. Bien au contraire, elle me suit comme une ombre; à moins que ce ne soit le contraire…

J’ai réalisé récemment que Zozo existait sous forme de divers avatars. Et ce n’est pas parce que l’on sait qu’elle figurait, à Istanbul, parmi les bathing beauties du Charmant Coiffeur, dans les années 1930 (voir la note: Zozo et le Charmant Coiffeur) qu’elle ne pouvait pas aussi aller faire un tour à Paris, de temps en temps, pour se changer les idées…

Regardez bien cet extrait d’un film de Maurice Tourneur (1936): Avec le sourire. Rôle principal: Maurice Chevalier, dans un numéro éblouissant de démagogie a la franca qui, trois années seulement avant la guerre, en dit plus qu’une longue thèse sur l’état psychologique des Français.

Dans la scène qui va suivre, ce cher Maurice donne une leçon de music-hall  très convaincante à une girl aux frétillantes gambettes. Vous devinez comment s’appelle cette épatante flapper épatée par tant de maestria?

Vous avez gagné!

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Zozo n’était pas à Paris ce jour-là. C’est Marie Glory (de son vrai nom Raymonde Louise Marcelle Toully, née le 3 mars 1905, à Mortagne-au-Perche dans l’Orne), qui donnait la réplique à Mômô de Ménilmuche. Mais après tout, nous sommes aujourd’hui le 1er avril. Et puis, il y a le chapeau. Vous suivez, ou pas? Oui, le chapeau de Zozo. Avec une p’tite plume de paon. Et sur l’côté? Un amour d’perroquet!

 

Rue Nuruziya

Ces jours-ci, avec mon amie Gözde Sahin qui vit en Turquie, j’ai poursuivi la traduction de l’ouvrage d’lhan Berk dont je vous ai déjà parlé puisque c’est dans ce livre que, pour la première fois, j’ai aperçu la silhouette de Zozo Dalmas. Il s’agit donc de Pera, un livre publié en 1990. Il porte le nom de ce quartier d’Istanbul qui fut, avec Galata, le quartier des Européens et des chrétiens. berkmulti.1236362751.jpg

Composé de textes courts, dont l’ensemble fragmenté, suivant la topologie des lieux, est construit comme une sorte de cadastre poétique, Pera est un chantier d’archéologie sociale où les figures de la vie stambouliote et les personnages célèbres côtoient d’autres silhouettes, réelles ou fictives… on n’est jamais sûr de rien.

On croise ainsi Greta Garbo, Charles Boyer, et tout une ribambelle de personnages du pavé stambouliote, dans des rues  douées de raison (ou de folie) qui semblent tirer les ficelles de la chorégraphie humaine, donnant la couleur, le ton ou le tempo, comme on le dit en peinture ou en musique, en fonction de leur humeur fondamentale.

Puisque vous avez été nombreux ces jours-ci à me rendre visite, je vous offre un extrait inédit en français de notre traduction. Il s’agit d’une page consacrée à la rue Nuruziya qui abrite notamment le Palais de France. Il y est question de Franz Liszt et de sa chère Alphonsine, de la Marquise de Sévigné… et de Mademoiselle McCarthy devenue accro au dentrifrice Pertev.

Merci aux éditions Yapi Kredi Yayinlari (éditeur turc d’Ilhan Berk) de bien vouloir m’accorder cette faveur. Dans une dizaine de jours, je compte sur le salon du Livre  pour leur trouver un partenaire français prêt à publier bientôt Ilhan Berk.

D’ici là, bonne lecture…

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Extrait de Pera (Ilhan Berk, Editions Yapi Kredi, page 123):

Désormais, la rue Nuruziya tout particulièrement est un sujet d’archéologie. Juste au commencement de Cadde-i Kebir, seulement là, on peut voir qu’elle sort un peu sa tête, et qu’elle disparaît tout de suite après. Sans les voix des élèves du lycée (qui est maintenant un lycée d’Etat) elle aurait oublié qu’elle est une rue. De nos jours, la rue Nuruziya est pour nous le temps suspendu de l’histoire. Ceux qui ont connu l’époque où la flamme pure des becs de gaz illuminait cette rue et ses belles maisons d’ambassadeurs, ne cessent de parler d’elle et de son petit air charmant. La maison numéro 19 est à elle seule tout une histoire.
Lorsque que Franz Liszt vient à Istanbul (ce Liszt aux longs cheveux et au grand nez qui a dit que « le temps est l’une des découvertes de l’homme ») il s’installe dans cette maison à l’invitation du célèbre fabricant de piano H. Alexandre Commendiger. Il est alors sur le point de mettre un terme à l’une de ses grandes passions. Cependant, Alphonsine Plessis (cette chère beauté qui ne partait jamais en voyage sans emporter un crayon à papier) passe de vie à trépas chez un chocolatier parisien (à la Marquise de Sévigné), et c’est ainsi que l’histoire d’amour prend fin. Liszt trouvera cependant l’occasion d’être reçu en audition au palais par le Sultan (1847). Les célèbres familles Castelli et Sümer font également partie des habitants de cette rue. On sait aussi que la belle Mademoiselle McCarthy logeait au numéro 43. Cette belle demoiselle vivrait jusqu’à quatre-vingt-dix-sept ans. Il paraît qu’elle prenait grand soin de ses dents et qu’elle utilisait exclusivement le dentifrice Pertev. Devenue vieille et incapable de marcher, comme une de ces poules de race aux larges pattes couvertes de plumes, ne pouvant plus sortir de chez elle, elle remettait au concierge le tube vide de dentifrice Pertev dont elle ne se séparait jamais pour qu’il lui en achète à nouveau.

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Croquis et tableau: Ilhan Berk

Zozo s’appelait Georgia

Après avoir traduit le poème d’Ilhan Berk, la question était donc de savoir pourquoi il avait signalé la présence de Zozo Dalmas au Pera Palas après avoir évoqué celles, immédiatement identifiables car célèbres, de  Greta Garbo, de Charles Boyer et des pachas Jeunes-Turcs…

N’ayant reçu, depuis la création de ce blog, aucun signe d’aucune personne susceptible de me fournir le moindre indice  à ce sujet, je me suis finalement décidée à lancer une recherche…

Clic: Google. Recherche: Zozo…

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Je n’ai trouvé à son sujet aucun document en français. Mais  il y avait des pages en anglais et en grec, qui m’ont appris que dans la vraie vie Zozo s’appelait Georgia Stavridou. Et qu’elle était née à Salonique en 1911.

J’ai su aussi, comme je m’en doutais, que sa carrière d’actrice et de chanteuse d’opérette avait débuté dans les années 1920. Et que très vite, sa beauté lui avait valu de devenir célèbre en Grèce, et aussi à Chypre, en Syrie, en Egypte. Et en Turquie.

Un soir, à Istanbul, sa route a croisé celle  de Mustafa Kemal. Et il est aussitôt tombé amoureux de cette Blond Venus dont l’image figure toujours, paraît-il, sur le paquet d’emballage d’une marque de cigarettes grecques.

Voilà ce que j’ai découvert, sur internet, à propos de Zozo Dalmas…

Je sais aussi maintenant que sa carrière s’est achevée dans les années 1950. Et qu’elle est morte en 1988, dans l’oubli et le dénuement. A Athènes…

Tableau: Gustav Klimt, Serpent d’eau.