Fifaac 2018 – 1/4

Festival international du film d’architecture et des aventures constructives

Le Fifaac  qui s’est ouvert vendredi dernier se poursuit en cette fin de semaine

(25, 26 et 27 octobre) aux Terres Neuves de Bègles.

Cette édition 2018 offre une sélection composée de 16 films de tous horizons, venus notamment de Chine, d’Australie, des Etats-Unis, de Colombie, du Portugal et aussi de France. Le programme est placé sous le signe de l’éclectisme : des  courts, moyens et longs métrages, mêlant documentaires, fictions, clips et films d’animation seront en compétition pour le grand prix, décerné le samedi 27 octobre.

Tania Concko de retour à Bègles

Cette année, le jury composé de professionnels du film et de l’architecture sera présidé par l’architecte Tania Concko, conceptrice du projet de réaménagement du quartier Terres Neuves (ancien quartier Yves Farge) qui lui valut le prix Femmes Architectes 2016 dans la catégorie Œuvre originale*.

Un jury étudiant de l’ENSAP BX composé de 7 étudiants dont 2 Erasmus participera à la sélection finale.

Une sélection sous le signe de l’éclectisme

Pour l’ouverture de cette journée du 25 octobre, les architectes béglais invitants, épaulés par le réalisateur Jean-Marie Bertineau, proposaient sept films de différentes factures. Pour commencer Crimée enchantée, un court-métrage de Sophie Comtet-Kouyaté (France, 2017, 30mn), suivi de Tant que les murs tiennent de Marc Perroud (Inédit, France, 2017, 52mn). Nous y reviendrons demain…

*Le prix Femmes Architectes 2016 décerné par l’ARVHA, l’association pour la Recherche sur la Ville et l’Habitat, avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication, du ministère des Familles, de la Santé et des Droits des femmes, de la Ville de Paris, du Conseil national de l’ordre des architectes.

Images: Fifaac – Tant que les murs tiennent de Marc Perroud (2017)

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S. V. Aznavourian

Charles Aznavour est parti et je ne sais que dire pour ajouter mon petit caillou, ma note au concert international de louanges qui accompagne son départ vers un music-hall inconnu. Aussi loin que remonte ma mémoire, il me semble qu’il a toujours été là. Depuis l’enfance, il était là, sa voix sur le tourne-disque de Claire, la maman de ma première amie de jeunesse, Véronique, qui écoutait ses disques en boucle, pleurant sur je ne sais quelles amours envolées. Certains l’ont dit très laid, moi je le trouvais beau et je n’étais pas la seule…

Un sosie d’Istanbul

Quand je suis allée vivre à Istanbul, ce fut pour y partager la vie d’un homme né en 1950 du côté d’Erzincan, au nord-est de la Turquie. Cet homme lui ressemblait tant qu’un jour, dans un restaurant  à Paris, un client est venu lui demander un autographe, ce qu’il a accueilli avec une politesse froide en rectifiant l’erreur. Pourtant, j’ai toujours pensé que du sang d’Arménie coulait dans ses veines, mais ceci est une autre histoire…

A Istanbul, sur l’avenue Istiklâl, tout près de la petite rue Postacilar où j’habitais, il n’était pas rare d’entendre les marchands de musique faire jouer l’une ou l’autre des chansons de Charles Aznavour. Les hommes et les nations ne sont pas à une contradiction près…

Les passages d’Istiklâl Caddesi

C’est une avenue particulière qu’Istiklâl Caddesi. De chaque côté, les immeubles sont percés ici et là de porches donnant accès à des passages qui se faufilent entre les immeubles, abritant des petits commerces d’un autre âge, des bars, des restaurants, un peu comme les passages du 9e arrondissement de Paris, qui furent d’ailleurs construits à la même époque. L’été, ils offrent aux promeneurs un peu d’ombre et de fraîcheur; l’hiver un abri contre le vent glacé et la neige.

Il faudrait écrire un livre rien que pour parler de ces passages : certains s’appellent simplement Poisson ou Fleur, on y achète du poisson, des fleurs, mais on peut aussi y boire un verre ou deux. Chacun d’eux porte en lui un petit morceau de l’histoire compliquée d’Istanbul, à l’image de ce Passage des Fleurs dont je viens de parler qui fut ainsi baptisé en mémoire des petits bouquets que les Russes blanches ruinées par l’exil venaient y vendre.

L’énumération de leurs noms est déjà un voyage, ponctué de points sur les cartes d’Etat major (comme Suriye pasaji, Avrupa pasaji, Atlas pasaji) ou sur les vieux registres de l’Etat civil ottoman, tels que le Passage Hazzopoulo écorchant un peu le nom de son premier propriétaire, le banquier grec Hacopoulo…

Aznavur pasaji, n°108

Au numéro 108 de l’avenue, vous trouverez le Passage Aznavur, créé par l’architecte arménien Hovsep Aznavur. Un homonyme de notre Aznavour bien-aimé, baptisé sous le nom de Shahnourh Varinag Aznavourian. Fasse que le Dieu des Courants d’Air nous le ramène de temps en temps, les jours de pluie ou de cafard, se faufilant dans les passages, qu’ils soient d’Istanbul, de Paris ou d’ailleurs, parmi les marchands de vieux livres ou d’anciennes porcelaines du Japon, pour faire couler longtemps nos larmes sur sa mélancolie…

Photos: Tirez sur le pianiste de François Truffaut (1960) – Istiklâl Caddesi et son tramway – Copyright: Ara Güler – Le passage Europe (Avrupa pasaji), autrefois nommé passage des miroirs (Aynali pasaji) en raison des 22 miroirs qui tapissaient la galerie du rez-de-chaussée, détruits lors du grand incendie de 1870. Copyright: Ara Güler.

Bernard Ouvrard

Un tourbillon de la mémoire

J’ai découvert hier, à la galerie DX, à Bordeaux, la peinture de Bernard Ouvrard. Comme vous le savez, je ne suis pas critique d’art et ne me hasarderai pas ici à je ne sais quelle analyse savante de ce travail. Je peux cependant vous faire part de l’émotion ressentie devant ces œuvres magnifiquement exposées à la belle lumière des Quinconces : plusieurs grands formats (1,50m X 1,50m) d’autres de dimension plus modeste, et autant de figures libres sur l’art du portrait, à partir de matériaux hétéroclites tels que le bois, les papiers anciens, les coulures de colle sur la toile…

Un portrait mental

Quand je dis portrait, il me faut cependant préciser qu’il s’agit tout autant d’un portrait mental du sujet, telle qu’on la pratique en littérature ou en poésie, que d’une transcription graphique des lignes.

Dans cette contemplation, j’ai pensé à ces immeubles à moitié démolis dont les murs, abattus par les bombes ou les bulldozers, révèlent au passant l’intimité incongrue d’une chambre, la couleur d’un rideau déchiré, les nuances d’un papier peint fané, la trace d’un miroir décroché…

Métamorphose d’un éléphant

Au centre d’une mosaïque en lambeaux aux reflets de soieries vénitiennes, le cercle noir de l’œil fait figure d’essieu à la rotation de ce tourbillon de la mémoire. Comme un miroir déformant du temps qui passe, le visage se tord parfois, prenant l’apparence incongrue d’un éléphant de cirque perché sur son petit tabouret, soudain métamorphosé en divinité hindoue.

Un artiste qui a vécu

Si, comme moi, vous ne connaissiez pas l’œuvre de Bernard Ouvrard, ou si vous suivez son travail de longue date, ne perdez pas de temps : cette exposition s’achève le 22 septembre. Et si vous voulez en savoir plus sur l’artiste, sachez que l’homme toujours vêtu de noir est doux et charmant, avec son long visage et ses yeux couleur myosotis. Allez visiter son site, vous y apprendrez notamment qu’il a grandi dans un petit château de la Gironde, niché parmi de douces collines boisées de chênes et de chemins mystérieux, et qu’il a appris toutes les techniques de son métier, y compris celles du bâtiment et de la décoration, du trompe-l’œil et du faux marbre, du décor théâtral… Autrement dit : c’est un artiste qui a beaucoup vécu ou, selon une formule qui m’est chère, un homme qui a beaucoup voyagé…

Exposition Figures libres n°2 – Galerie D.X –  Bordeaux – 10, place des Quinconces.

Photographie des oeuvres de Bernard Ouvrard: Sandrine Borel

Un Vénérable Tulipier

En ces derniers jours du mois d’août, j’aimerais vous dire quelques mots d’un court voyage réalisé cet été dans une terre de France qui m’était jusque-là inconnue : l’Ariège. L’endroit se trouve à une centaine de kilomètres au sud de Toulouse, entre Pamiers et Mirepoix. je n’en dirai pas plus… C’est une grande propriété dotée d’un parc tout aussi vaste. Sitôt arrivée, mon hôte m’a informée : « vous voyez cet arbre, juste en face, c’est notre tulipier. Il est très âgé… ».

Liriodendron tulipifera

Le temps et les années étant une mesure particulièrement élastique selon la façon dont on les passe, nous en sommes restés là. Pour un moment… Jusqu’à ce que ma mémoire me ramène à Bordeaux, vers le Jardin Public qui contient lui aussi quelques beaux spécimens exotiques.

Dès mon retour à la maison, j’ai engagé des recherches et appris que le tulipier de Virginie (Liriodendron tulipifera), comme le pacanier (noyer de Pécan) et le magnolia grandiflora, font partie des essences introduites en Europe dès le XVIIIe siècle à la faveur du développement des échanges internationaux. Le tulipier de Virginie fit son apparition en France très exactement en 1663. Les deux spécimens les plus célèbres furent offerts à la reine Marie Antoinette en 1771 et plantés à Versailles, où ils succombèrent malheureusement aux assauts de la tempête de 1999.

Un cadeau de l’Amérique à ses amis de France

Avant d’occuper les plus hautes fonctions, le troisième Président de la République des Etats-Unis, Thomas Jefferson, fut ambassadeur de son pays  en France de 1785 à 1789. A ce titre, il s’employa à faire découvrir aux Français ces essences jusque-là inconnues sous nos climats. Descendant  d’une famille de planteurs de Virginie, il était féru de botanique : six mois avant son arrivée à Paris, il expédia de sa propriété de Monticello, près de Charlottesville, des plants de pacanier.

Lors de sa visite à Bordeaux en 1787, il offrit l’un de ces plants au propriétaire du château Carbonnieux (Léognan). L’arbre mesure aujourd’hui plus de 30 mètres de hauteur, comme celui que l’on peut découvrir au détour des allées du Jardin Public de Bordeaux (classé arbre remarquable par l’association A.R.B.R.E.S. ( Arbres Remarquables: Bilan, Recherche, Études et Sauvegarde) . Il fut planté plus tard, en 1856.

Trois poignées de graine de tulipier

Le philosophe Malesherbes fut du nombre de ceux qui participèrent à l’acclimatation de ces arbres venues d’Amérique. En 1786, il écrit à Jefferson :

« Vous m’avez fait, Monsieur, un présent bien précieux dont je ne peux vous faire assez de remerciements. La noix pacane est un des arbres d’Amérique qu’il est le plus intéressant de naturaliser en Europe. »

Une trentaine d’années plus tard, le 17 août 1804, Adrienne-Catherine de Noailles, comtesse de Tessé, poursuit la correspondance des Français avec Jefferson en rendant compte de ses efforts horticoles et de son attachement à l’amitié franco-américaine:

« J’ai besoin, Monsieur, de vous persuader que mon cœur est pénétré de gratitude par vos constantes bontés et de vous rendre compte du produit de votre caisse.
Les plans de Magnolia sont arrivés hors d’état d’être ranimés. Ceux de Sassafras et de Cornus Florida quoique malades ont repris pour la pluspart assez de vigueur pour espérer de les conserver. Il en est de même des Rosiers ou Eglantiers. […] Nos Tulipiers portent maintenant en France assez de graine pour qu’on ne manqua pas de plants si elle rendait la millième partie de celle d’Amérique, mais il s’en faut bien. Je préférerai toujours trois poignées de graine de Tulipier prise sur un arbre d’Amérique à un boisseau récolté sur un Tulipier de France. »

Un calcul polytechnique

L’histoire ne s’arrête pas là. Ces informations, que je ne manquai pas de transmettre à mes amis, excitèrent leur désir d’en savoir plus sur l’arbre majestueux dont la présence a accompagné l’enfance de leurs ancêtres, la leur, celle de leurs enfants et de leurs petits- enfants.

Le projet prit donc forme de mesurer le tulipier afin de déterminer son âge exact. Ce qui me donna l’occasion de découvrir que l’école Polytechnique est assurément une institution très utile, puisqu’elle enseigne aussi à ses élèves l’art de réaliser ce genre de calcul, même dans les conditions spartiates  qui prévalurent au résultat.

Si j’ai bien compris, la méthode fut la suivante: à  l’aide de l’épuisette de la piscine, servant de jauge (J), en prenant repère sur la pupille de l’œil (O) de Grégoire, situé entre les pots d’Anduze des citronniers et l’orangerie, et grâce à quelques calculs annexes, Nicolas est parvenu à un résultat digne de l’X dont il est issu : le tulipier ariégeois mesure 34 mètres !

On sait donc maintenant que l’arbre est contemporain de son cousin du château Carbonnieux, qu’il fut sans doute planté à la toute fin de l’Ancien Régime (ou contemporain de la Révolution), et qu’il aurait sans doute beaucoup d’histoires à raconter si nous avions le don de comprendre la langue des arbres.

Illustrations (de haut en bas): planche botanique de la feuille et de la fleur du tulipier. Ellis Rowan, A Guide to the Trees (1900) d’Alice Lounsberry – Portrait de Thomas Jefferson par  John Trumbull (1756-1843). Thomas Jefferson Foundation, Inc., Monticello, Virginia – Portrait d’Adrienne-Catherine de Noailles, comtesse de Tessé – Calcul polytechnique de la hauteur du tulipier de l’Ariège (avec mes remerciements à celui qui bien voulu m’en envoyer le résultat).

La femme changée en renard

Il y a des romans qui nous suivent toute une vie. La plupart du temps, on ne les a pas choisis ; une autre personne l’a fait à notre place. C’est un cadeau que l’on fera peut-être à notre tour. Entre ces livres et soi se produit une rencontre, je dirais presque une fusion, de sorte que lorsqu’on en fait cadeau à quelqu’un, c’est un petit morceau de soi-même que l’on offre, en gage d’amitié ou d’amour.

La femme changée en renard

 Le livre que j’ai le plus distribué autour de moi est un roman publié par Les Cahiers rouges, chez Grasset : La Femme changée en renard, de David Garnett (1922). J’en ai fait lecture des premières pages, il y a quelques jours, pour la dernière séance de mon atelier d’écriture. Alors que j’atteignais les dernières lignes de ma lecture, l’émotion qui m’a submergée fut telle que les larmes m’ont soudain noué la gorge. Peut-être que cette dernière séance, venant mettre un terme à plus de trois années de rendez-vous et d’échanges depuis décembre 2014 y fut pour quelque chose, mais pas seulement, car ce petit livre porté par une écriture délicate et ciselée possède pour moi un charme très particulier.

Une histoire d’amour fou

C’est l’histoire d’un couple de la bonne société anglaise, bouleversé par la métamorphose soudaine de l’épouse en renarde. Le ton rappelle celui,  précis et troublant, de Lewis Carroll, avec ce mélange d’événements fantastiques et de détails réalistes glissant doucement vers l’absurde. Ce texte a inspiré de nombreuses interprétations aux lecteurs : les uns y ont parfois vu une allégorie du mariage, les autres une méditation sur la supériorité de l’âme sur le corps… je dirais pour ma part que ce roman de David Garnett est avant tout une très belle histoire d’amour fou car en dépit de la métamorphose animale le mari reste très épris, dépassant son dégoût devant les pulsions sanguinaires de sa renarde, oubliant sa jalousie quand il accueille avec générosité et tendresse la portée de renardeaux qu’elle lui apporte. Il faut dire que son épouse est restée charmante quand elle prend le thé et joue aux cartes avec lui…

Garnett, Angelica; Abstract; Charleston; http://www.artuk.org/artworks/abstract-73804

S’aimer en triangle

David Garnett figure au nombre des artistes et intellectuels anglais formant, dans les années 1920, le groupe Bloomsbury, du nom de la maison de campagne où ils se réunirent, au sortir de Cambridge pour nombre d’entre eux, afin de vivre ensemble leur passion pour l’art et pour la liberté.

Les chefs de file furent la grande romancière Virginia Woolf et son mari, l’éditeur Leonard Woolf, et aussi la sœur de Virginia, Vanessa Bell, qui se consacrait à la peinture et, quoique mariée au critique d’art Clive Bell, dont elle ne divorcerait jamais et conserverait toujours l’affection, vivait avec un autre peintre, Duncan Grant, lequel était aussi l’amant de David Garnett.

Peindre en cercle

Ce genre de situations ambiguës fut l’une des particularités du groupe Bloomsbury, que le réalisateur Christopher Hampton a tenté de faire revivre dans son film Carrington (1995) adapté de l’autobiographie de l’essayiste Lytton Strachey, également attaché au groupe. Ce réseau compliqué de collaboration artistique et de liaisons familiales, amicales et amoureuses inspirera à Dorothy Parker, qui fut l’une des plumes new-yorkaises les plus acérées de l’entre-deux-guerres, cette formule éclairante : «  Ils vivaient en carré, peignaient en cercle et s’aimaient en triangle ». A cela, Virginia Woolf avait répondu par avance : « Nous sommes juste sauvages, étranges, innocents, naturels, excentriques et industrieux plus qu’on ne saurait le dire. ». Voilà qui donne à réfléchir aujourd’hui, en cette époque où le politiquement correct et la récupération ont tout submergé, y compris en recyclant la marginalité sexuelle pour la faire entrer coûte que coûte dans la norme, à coups de PACS et de Mariage pour tous…

« Evénement d’ordre familial fâcheux »

C’est peut-être aussi de cela dont parle La Femme changée en renard : de ce furieux désir de faire voler en éclat les derniers vestiges de l’ordre victorien pour réinventer le monde en refusant de se plier aux prescriptions sociales.

Dans ce domaine, David Garnett était sans doute dans son élément. Sa vie, il l’a voulue à sa mesure : en 1914, il est objecteur de conscience et choisit une vie retirée à la campagne, ce qui ne l’empêchera pas de  participer à la Seconde Guerre mondiale dans l’aviation. En 1940, un an après la mort de sa première femme,  il se remarie avec la fille de son ancien amant, Duncan Grant et de Vanessa Bell.

Angelica

La jeune femme s’appelle Angelica, elle n’a appris qu’à l’anniversaire de ses 18 ans que son père n’est pas son père et ignore tout des relations de son géniteur avec son futur mari. Dans ces conditions, on imagine sans peine que l’entrée de Garnett dans le clan familial est très modérément apprécié par Virginia Woolf, qui le qualifie de «vieux chien indolent» et note dans son journal : «Evénement d’ordre familial fâcheux».

Dans de telles conditions, on comprend que Bloomsbury eut du mal à affronter les épreuves du temps qui passe… Devenue peintre puis écrivain, la jeune Angelica sera la dernière survivante du groupe, dont elle s’appliquera à démêler les souvenirs en demi-teintes.

Un ami parfait

Dans Trompeuse gentillesse (Christian Bourgois, 1986), elle dévoile les zones d’ombres de sa trompeuse enfance. Au sujet de son mari et de leur complexe relation, elle écrit, non sans humour : « si je ne l’avais pas épousé, il aurait été un ami parfait ». L’un et l’autre ont terminé leur vie en France, chacun de son côté. Restent de nombreux livres, beaucoup de tableaux, de belles maisons bucoliques… Et cette femme changée en renard qui se faufile parfois, la nuit, dans les massifs d’hortensias.

Illustrations: © The Project Gutenberg eBook, Lady Into Fox, by David Garnett – Gravure sur bois de R.A. Garnett – © Angelina Garnett, Abstraction – © Tableau des relations au sein du groupe Bloomsbury par Rory Midhani – © David Garnett peint par Vanessa Bell – © Photo de famille réunissant Angelina et sa tante, Virginia Woolf. © Duncan Grant, Roses blanches.

La Maladie de l’oubli

hommage à Jean-Marie Amat

« De toute manière, en ce qui me concerne (si cela peut intéresser le lecteur), que ceci soit net : je donnerais toute la Montedison, encore que ce soit une multinationale, pour une luciole. »
 Pier Paolo Pasolini, Corriere della sera, février 1975

Vous noterez qu’il n’est pas dans mes habitudes de livrer dans ces pages mes recettes de cuisine ou de commenter celles des autres ; encore moins de tenir la gazette du bottin des tables étoilées. Cet article fera donc exception pour saluer la mémoire du chef bordelais Jean-Marie Amat, disparu le mois dernier au terme, comme on dit, d’une «  longue maladie » qui dans son cas, et à plusieurs titres, pourrait bien s’appeler la  maladie de l’oubli.

Je n’ai pas connu Jean-Marie Amat, je n’ai jamais goûté à sa cuisine et je dois même avouer que je n’ai découvert son existence qu’en 2015, quand J.M.B., contemplant le paysage qui se déployait alors depuis la fenêtre de mon appartement a fait ce commentaire: « Tu vois, la rive droite, de l’autre côté du fleuve, cette ligne de crête découpée à l’horizon, ce sont les coteaux. Juste en face, tu vois le clocher de Bouliac. Et la guirlande de lumière qui s’allume chaque soir, au pied de l’église, c’est le Saint-James de Jean-Marie Amat ».

L’invité inconnu

A partir de ce jour, cet homme jamais rencontré a commencé d’exister dans mon esprit. Au bout de quelques temps, quand je voyais le soir les coteaux s’allumer sous mes yeux des couleurs du couchant, c’était comme un signal qui s’allumait en face, une ligne de points lumineux qui me rappelait ces films américains mettant en scène des personnages de l’ombre braquant des lampes-torches pour guider les avions pressés de lâcher leur nuage de parachutes au-dessus du champ avant de disparaître à nouveau dans la nuit.

Quand Jean-Marie Amat est mort, le mois dernier, le journaliste et amateur de bons vins Jean-Paul Kauffmann a esquissé dans Sud-Ouest la silhouette de son ami : « un peu absent comme toujours ». Yves Harté salua le mystère de cet homme : « D’où venait-il ? On l’ignorait. Comment faisait-il ? On ne savait pas davantage. D’évidence il était différent. Un mélange de seigneur et de gitan des marais. »

Ces marais des confins bordelais, lorgnant vers le Médoc, où enfant il pêchait l’anguille, comme le rappella Xavier Rosan dans un article dédié aux Lieux de l’amateur (c’est le titre de son article publié dans Junkpage) commençant dans la buvette de ses parents pleine de dockers pour s’épanouir trente ans plus tard en apothéose à Bouliac. Avant la chute : « d’autant plus brutale que l’instant aura été merveilleux. Lâché par les banques, les uns, les autres, lâché.»

Avant la chute

A Bouliac, peut-être le pressentiment de l’effondrement à venir lui donna un jour de juin 1998 le désir de garder la trace d’un bonheur qui prit l’apparence d’un in-quarto intitulé L’invité (les chroniques du Saint-James), dont J.M.B. a conservé un exemplaire. Toutes les photos qui illustrent ce billet en sont extraites…

Un cahier noir et blanc

Ce cahier de 12 pages, édité en noir et blanc format 40/30, était offert aux clients de son restaurant dont les baies vitrées ouvraient sur le fleuve et, par-delà sur la rive gauche de la Garonne. Des pages confiées à quelques amis tels que le dessinateur Thierry Lahontaa, l’écrivain Paul Bourgeyx, le chroniqueur gastronomique Alain Aviotte, le photographe Lionel Fondeville… Pour l’occasion, le réalisateur Vincent Lefort eut l’idée de confier à Jean Guylain, maître d’hôtel au Saint-James, une petite caméra vidéo. Restent aujourd’hui ces images qui ont réussi à retenir le temps suspendu de ce lieu magique habité par un magicien.

L’année dernière, un immeuble en béton s’est dressé entre ma fenêtre et le coteau de Bouliac. Désormais, cet immeuble dissimule à mon regard la ligne d’horizon. Seul apparaît encore, dans une étroite meurtrière ouverte entre deux bâtiments, le clocher de l’église et la guirlande lumineuse qui s’allume encore, le soir, en chapelet de lucioles.

#PayeTonAuteur

Que vaut le temps de l’écrivain ?

A quelques jours de l’ouverture de Livre Paris (ex salon du Livre de Paris), une polémique a éclaté autour de la rémunération des auteurs sollicités pour participer aux diverses animations proposées : tables rondes, débats, rencontres…

Tout a commencé par un texte publié sur Facebook autour d’un collectif d’auteurs et d’illustrateurs Jeunesse, La Charte, annonçant sa décision «  de dire non au travail gratuit» sous la forme d’un hashtag #PayeTonAuteur  lancé sur Twitter.

D’amour et d’eau fraîche

Dans le milieu de l’édition, il est souvent considéré que, comme les amoureux, il  siérait aux auteurs de vivre d’amour et d’eau fraîche. C’est pourtant oublier un peu vite que les auteurs, ces purs esprits, font vivre ce qu’il faut bien appeler une industrie, celle du livre dont ils sont la source. Faut-il le rappeler : sans auteur du livre, pas de livre ; et sans livre, de nombreux emplois en moins : chez les papetiers, les imprimeurs, les éditeurs, les libraires, les attachés de presse, les organisateurs de rencontres culturelles… c’est-à-dire tous ceux qui touchent un salaire prenant sa source dans la publication d’un livre. Et qu’est-ce qu’un livre si ce n’est un texte (avec ou sans images) écrit souvent dans une sorte de temps hors du temps, hors des normes, hors de toute rétribution hormis celle de l’espoir de faire sens et d’être lu?

Les feuilles volantes de Cavafis

Alors pourquoi donc faudrait-il refuser que les auteurs, qui sont situés au point de départ de l’industrie du livre soient exclus de son  économie, comme de grands enfants immatures même pas capables de gérer leur argent de poche? Rappelons au passage la légende qui entoure le poète grec Constantin Cavafis (parfois orthographié à l’anglaise Cavafy): on raconte qu’il écrivait ses vers sur papier libre et les laissait s’envoler au vent, pour ceux qui les ramasseraient et les liraient… En vérité, il les offrait à ses amis. Celui qui serait plus tard reconnu comme l’une des figures les plus importantes de la littérature grecque du siècle dernier vécut à l’écart de la renommée et gagna sa vie comme fonctionnaire, journaliste et courtier à la bourse d’Alexandrie, ainsi que nous sommes toujours si nombreux à le faire, l’édition étant bien connue pour préférer les écrivains morts à ceux que la vie oblige encore à se nourrir pour exister…

Ce que je veux dire, c’est que l’on peut écrire sans être publier; mais on ne peut publier ce qui n’a pas été écrit. Bientôt, on inventera peut-être des machines pour cela, comme on le fait déjà avec la traduction, mais le plus tard sera le mieux…

Jusqu’à ces derniers jours, Livre Paris s’était contenté d’expliquer (Source Twitter – 5 mars 2018) que certaines prestations seraient payées aux auteurs invités au Salon, mais pas toutes, puisque « les débats / conférences / tables rondes permettent à l’auteur d’être visible et c’est donc de la promotion, comme le serait une interview par un média». C’était à prendre ou à laisser: si les auteurs invités refusaient de faire le job gratuitement, ils étaient libres de décliner l’invitation…

Combien vaut un écrivain qui ne vend pas?

En d’autres termes : la politique du couteau sous la gorge, les auteurs n’ayant d’autre choix que de se soumettre (ne pas être payés) ou de se démettre (se résoudre à l’absence, c’est-à-dire à l’effacement). Car c’est cela, le pire : la grande solitude et la  précarité des auteurs de l’écrit, que les enquêtes menées notamment par la Société des Gens De Lettres (SGDL) ne cessent de mettre en lumière.

«Que vaut le temps de l’écrivain?» s’interrogeait déjà sa présidente, Marie Sellier, en novembre dernier. « Arrêtons d’évoquer un “temps de promotion de l’auteur” pour ses livres qui serait gratuit, alors même que cette   “promotion gratuite de l’auteur” bénéficie immédiatement à tous les autres acteurs de la chaîne, toujours rémunérés, souligne-t-elle aujourd’hui encore. En attirant le public par sa présence, l’auteur fait aussi la promotion du salon auquel il participe. »

Est-il légitime de payer un écrivain ?

Le 7 mars, sur France Inter, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen (fille de l’éditeur Hubert Nyssen fondateur des éditions Actes Sud, dont elle assurait à son tour la direction avant sa prise de fonction au gouvernement Macron) déclarait trouver «légitime que [les écrivains] soient rémunérés». Résultat immédiat : Quelques heures plus tard, Livre Paris rectifiait le tir dans un communiqué annonçant la décision de «rémunérer tous les auteurs quelle que soit leur intervention sur une scène du salon». En précisant toutefois que cette décision «ne s’applique en revanche pas aux auteurs en dédicace ».

Qui vient-on trouver au Salon sinon les livres et leurs auteurs?

On peut considérer qu’un tel revirement est un progrès. Au sujet des dédicaces, on peut aussi se demander, dans une logique marchande si chère à notre époque, si les visiteurs du Salon seraient aussi nombreux à se bousculer dans les allées si Amélie Nothomb (pour ne prendre que la plus emblématique en la matière) faisait l’économie d’un tel déplacement. Que deviendrait le Salon sans les  dédicaces? Et combien coûte un billet d’entrée Porte de Versailles? Combien ça rapporte?

Merci Frédéric!

Vous me direz peut-être que la sémillante Amélie n’a pas besoin d’un pourboire du Salon pour boucler ses fins de mois et qu’elle prend un sincère plaisir à rencontrer ses lecteurs. Elle peut donc assurer sa prestation sans se soucier de ses émoluments, pour le seul plaisir. Peut-être, mais les autres ? Ceux qui peinent à boucler leurs fins de mois… Et faut-il que ce soit Frédéric Beigbeder qui prenne pour nous tous la parole, comme il le fit récemment dans sa chronique (toujours sur Inter), pour que notre existence et ses difficiles contingences soit rappelées à ceux que nous faisons vivre ?

Il serait temps, pour nous les écrivains qui ne nous appelons ni Frédéric, ni Amélie, mais qui participons cependant, par notre singularité, de la diversité de la création littéraire en France ; il serait temps de sortir de cet isolement qui fait tellement le jeu de ceux qui trop souvent oublient que nous existons dès que le texte est passé entre leurs mains.

Ecrivains et petits paysans, même combat

En ces temps de prise de conscience des profondes disparités salariales dont les femmes continuent de faire les frais, du mépris et de l’injustice que subissent les petits paysans qui aiment leurs vaches, leurs donnent des petits noms et nous nourrissent, mais qui ploient l’échine sous les contraintes, il faudrait que nous aussi nous décidions à briser de mur de silence de notre solitude pour  faire entendre notre voix.

Toutes les illustrations de cet article sont des photos extraites de films mettant en scène des écrivains, réels ou fictifs. A la lumière de cet article, on pourra s’interroger sur le rapport à l’argent  problématique de leurs héros.
De haut en bas: le premier film est signé Philippe de Broca (Le Magnifique, 1973). On y retrouve Jean-Paul Belmondo incarnant un certain Bob Saint-Clar, qui crache la copie pour écrire des romans d’aventure commandés par un éditeur peu scrupuleux.
La seconde est la romancière Françoise Sagan (Sylvie Testut) transposée sur grand écran dans un biopic de Diane Kurys (Sagan, 2008).
Le troisième est Truman Capote (superbe et bluffant Seymour Hoffman) de Bennett Miller (Capote, 2005).
Le quatrième est Tony Leung dans 2046 de Wong Kar Waï (2004). L’histoire d’un journaliste, encore mal payé, qui se lance dans l’écriture d’un roman et finira par se perdre dans les méandres de sa mémoire et de ses fantasmes.
L’image finale correspond également à la dernière séquence de film de Roman Polanski, The Ghost Writer (2010) adapté du roman de Robert Harris, L’Homme de l’ombre. Erwan McGregor joue le nègre de Pierce Brosnan, dernière lequel on reconnaît sans peine un clone de l’ancien Prime Minister of Great Britain, Tony Blair. Gros problème en vue pour le premier. On lui avait pourtant promis un gros chèque…

La Douleur 2/2

L’adaptation d’un roman au cinéma est un exercice périlleux. Une alchimie difficile. Souvent, les couleurs y semblent factices, les voix fausses, la petite musique des mots perdue.

L’Amant de Jean-Jacques Annaud

Concernant Marguerite Duras, on se souvient de l’adaptation de L’Amant (1985) par Jean-Jacques Annaud (1992) : la gamine souriait sans mystère, le Mékong sentait l’eau de Cologne… encore une fois, la fusion n’avait pas fonctionné. La réaction de Duras fut brutale : ulcérée par cette  illustration si plate, elle reprit la plume pour se réapproprier son histoire en écrivant L’Amant de la Chine du Nord, publié en 1991, c’est-à-dire avant que le film soit en salle: «Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance: l’imaginaire», écrivit-elle alors, reprenant ainsi  la main sur son enfance vécue et fantasmée en Indochine…

La Douleur d’Emmanuel Finkiel

Pour toutes ces raisons, on pouvait craindre un nouveau fiasco avec La Douleur d’Emmanuel Finkiel. Sauf que le film, primé au dernier Festival du film d’histoire de Pessac, est une très belle réussite. Après la mise en scène théâtrale de Patrice Chéreau, portée par Dominique Blanc, Emmanuel Finkiel offre une proposition très soignée dans sa forme, jouant notamment sur l’ombre et la lumière, le net et le flou, donnant corps au travail de l’écrivain, que le réalisateur n’hésite pas à soumettre à des dédoublements oniriques portés par les mots de Duras qui scandent le récit à la manière d’une partition mentale.

Les cahiers oubliés

On se souvient de l’histoire de ce texte racontée par son auteur : deux cahiers bleus retrouvés presque par hasard au fond d’une armoire bleue, dans la maison de Neauphle-le-Château. Un journal dont elle précisera qu’elle n’a conservé «aucun souvenir de l’avoir écrit».

On sait aujourd’hui grâce à ses biographes qu’elle l’a probablement composé après la guerre en 1946-1947. Elle y raconte les heures sombres de sa vie en 1944, alors que son mari, l’écrivain et poète Robert Antelme, engagé comme elle dans la Résistance (ils faisaient partie du réseau Morland, nom de guerre de François Mitterrand) venait d’être arrêté sur dénonciation. Pour le faire libérer, elle était prête à tout, y compris à jouer avec le feu en se rapprochant d’un agent français travaillant pour la Gestapo.

J’ai détesté Duras

Dans une interview au journal Le Monde, Emmanuel Finkiel n’a pas caché l’ambivalence de ses sentiments à l’égard du texte de Duras et de son jeu de cache-cache entre fiction et réalité: « J’ai détesté Duras en travaillant à mon film. Puis j’ai été reconquis. Ses ficelles sont si grosses. Elle nous montre qu’elle ment. Elle expose sa faiblesse pour mieux dire la vérité.»

« La dernière fois que j’ai vu Rabier…»

Dans le texte le gestapiste qui l’invite souvent à déjeuner s’appelle Rabier ; dans la vrai vie, son nom est Charles Delval: il sera exécuté dans la cour de la prison de Fresnes à la Libération:

« La dernière fois que j’ai vu Rabier, il m’a demandé d’aller prendre un verre avec lui “dans un studio d’un ami absent de Paris”. J’ai dit: “Une autre fois.” Je me suis sauvée. Mais cette fois-là, je savais que c’était la dernière fois.»

Dans le film, Rabier/Delval est incarné par Benoît Magimel dont la palette de jeu s’affine et se raffine au fil des années, pour donner ici un personnage dangereux et fragile. Mélanie Thierry, dont on pouvait craindre que les  postures de l’univers durassien lui soit une cuirasse trop lourde porte son rôle sans aucun maniérisme et beaucoup d’intensité. Quant aux seconds rôles (notamment Benjamin Biolay, l’éditeur et amant Dionys Mascolo) et Grégoire Leprince-Ringuet (Morland/Mitterrand) ils nous rappellent que les petits rôles ne sont jamais  petits que par les mots.

Illustrations – de bas en haut: Marguerite Donnadieu en Indochine – Le film d’Emmanuel Finkiel – M. pendant la guerre – Carte de membre du foyer des étudiantes 1934-1935 –  La Douleur (édition Folio) – L’écrivain à sa table d’écriture.

Jean Eustache

L’oiseau des vacances

Dans un récent billet consacré au Festival du film d’histoire de Pessac, j’évoquais le prix décerné au réalisateur et scénariste Luc Béraud pour son ouvrage intitulé Au travail avec Eustache.  Il s’agit bien sûr de Jean Eustache dont il fut l’assistant, sur les tournages de La Maman et la Putain et de Mes Petites Amoureuses qui est peut-être mon préféré parmi ses films tant il me semble inscrit en moi-même, en prise directe avec mes propres émotions, mes souvenirs d’enfance et d’adolescence, leur odeur, leurs voix, leur lumière et aussi leur part d’ombre et de désespoir…

Une rétrospective Jean Eustache devait avoir lieu cette année à Pessac, dans le prolongement de celle organisée en mai à Paris à la Cinémathèque: elle fut annulée, je ne sais pas pourquoi… Dommage car il est difficile de voir ces films ; ou peut-être tans mieux, puisque la reconstruction mentale que l’on s’en fait n’en est que plus intense. On garde les films en soi, en comprenant que son fils Boris, qui porte cette charge lourde comme on le dit d’un cœur lourd, veuille le protéger des fossoyeurs.

On sait qu’Eustache s’est suicidé en 1981 et qu’entre temps il a malaxé sa vie et malmené celles qui l’ont partagée avec lui,au risque parfois d’en mourir aussi, pour faire des films. Quelques mois avant de se tirer une balle, il s’était replié dans son appartement parisien où il vivait reclus entre un téléphone qu’il ne décrochait pas, un répondeur automatique et un tourne-disque.

Quand les répondeurs téléphoniques n’effaçaient pas leur contenu sans consigne

Au mois de juillet, invité à participer à une émission de radio, il refusa de quitter sa tanière mais envoya une cassette soigneusement réalisée, faisant oeuvre en soi, et retraçant l’univers de sa vie du moment et celui de son cinéma, donnant à entendre l’enregistrement des voix de ses multiples amoureuses se mêlant à la sienne qui raconte sa journée de travail et de solitude.

La voix de Jean Eustache

Cette cassette inédite fut diffusée au printemps dernier à la Cinémathèque en prélude à la projection de Mes petites amoureuses: « ce qui est remarquable dans cet enregistrement c’est qu’on entend la voix douce et posée d’Eustache avec son accent chantonnant du Sud-Ouest, souligne Luc Béraud. Certains lecteurs de mon livre, relevant les mésaventures et les contretemps survenus au cours des tournages, m’ont dit qu’il fallait avoir beaucoup de patience pour supporter ça de son réalisateur. C’était compter sans le charme et la séduction d’Eustache. »

Son cinéma est à son image : tendre et agaçant, bavard et plein de silences, terriblement physique.

Sur cette cassette, il évoque également une chanson assez méconnue de Charles Trenet intitulée L’Oiseau des vacances :

«Sur une branche de bois mort,
Le dernier oiseau de l’été
Se balance…
Dernier dimanche en ce décor,
Où meurt le sourire enchanté
Des vacances… »

Photos: © Jean Eustache. De haut en bas: Mes petites amoureuses (1974) – La Maman et la Putain (1973) – Eustache et ses acteurs au festival de Cannes (1973)

Au travail avec Jean Eustache, de Luc Béraud. Editions : Institut Lumière/Actes Sud.

Lire aussi l’article publié par Fabien Ribéry.